Ce qui caractérise l’Espagne républicaine, c’est la prédominance de l’esprit révolutionnaire, les masses s’engouffrant dans les organisations de gauche, mais aussi dans les deux syndicats : l’Union General de Trabajadores (UGT) fondé en 1888 et lié au PSOE, la Confederacion National del Trabajo (CNT), fondée en 1910 et ayant comme objectif le communisme libertaire.
La lutte contre le fascisme avait galvanisé les masses, renforçant leur détermination, mais aussi leur conscience de la situation. Deux dynamiques s’entrecroisaient alors, se soutenant et se confrontant.
La CNT était extrêmement puissante en Catalogne, son bastion ; elle représentait, de par sa tradition, une force capable d’organiser. C’était d’une valeur inestimable alors que la société devait se réorganiser.
La décentralisation, source de faiblesse pour la CNT en raison de l’absence de ligne politique claire, s’avérait excellente pour prendre des initiatives à la base, par les milices tout d’abord, la gestion d’entreprises ensuite.
L’UGT était très faible en Catalogne, mais disposait d’une qualité que la CNT n’avait pas : la liaison avec le PSOE qui permettait une grande capacité politique et donc des choix pouvant être décisifs. Cela est d’autant plus vrai que le PCE participait à cet élan transformant tant l’UGT que le PSOE en organisations révolutionnaires.
En octobre 1937, le comité national de l’UGT avait nommé ses dirigeants, pratiquement tous du PSOE, avec une toute petite minorité du PCE, mais malgré tout avec une tendance essentielle à l’unité.
C’est cela qui changeait tout, alors que la ligne ultra, avec le POUM et une partie de la CNT, avait été mise de côté. L’unification était inévitable, restait à savoir de quelle manière.
De fait, dès juillet 1937, le principe de systématiser à tous les niveaux du pays les comités UGT-CNT avait été mis en avant par les deux syndicats. Il semblait inconcevable qu’il y ait deux syndicats majeurs, avec tous deux plus d’un million de membres, prétendant avoir les mêmes objectifs révolutionnaires.
Reste que cela posait problème quant à l’unité à réaliser, à l’unification : s’agissait-il d’un saut qualitatif, ou simplement d’un moyen pour la CNT de phagocyter le gouvernement, qui était sous hégémonie du PSOE ?
La CNT voulait-elle réaliser un gouvernement syndical, ce que refusaient l’UGT, le PSOE et le PCE ? Inversement, ces dernières accepteraient-elles les exigences de la CNT concernant les initiatives à la base ?
L’unité d’action, décidée en 1938, montre qu’il s’agissait bien, chez tous, d’aller dans le sens de l’unification. L’UGT et la CNT reconnurent le gouvernement, tout en se présentant en quelque sorte comme la colonne vertébrale du régime. Toute une série de meetings fut menée sur le territoire républicain, afin de présenter l’alliance des travailleurs révolutionnaires comme une force essentielle de soutien au gouvernement.
Tant la CNT que la FAI adhérèrent de ce fait au Front populaire, la CNT ayant de nouveau un ministre au gouvernement.
C’était une victoire historique pour le mouvement ouvrier, car cela témoignait de la capacité à s’unir face à l’adversité, de se lancer dans la bataille pour la production.
La CNT n’avait plus rien à voir avec une organisation excellente dans son organisation à la base, mais totalement velléitaire dans ses projets, voire franchement aventuriste. A partir du moment où elle avait accepté d’avoir des ministres, elle rompait avec sa culture, s’étant toujours vantée jusque-là de ne jamais avoir eu de permanents.
La CNT avait surtout compris que la situation catalane était particulière, que le reste de l’Espagne connaissait une situation totalement différente, sans parler évidemment des zones dominées par l’armée putschiste, où la terreur assassinait tous les cadres révolutionnaires.
Elle contribuait à la dynamique générale avec sa propre expérience, très riche, d’organisation ouvrière. Cela avait un prix toutefois. L’absence d’expérience politique faisait que la situation exigeait une centralisation que la CNT ne savait pas gérer.
Un comité national fut mis en place, ses décisions données aux comités régionaux tenues clandestines pour des raisons de sécurité, un comité exécutif se chargeant finalement des choix politiques, laissant à la base de simples aspects économiques.
Cela provoqua une cassure historique avec les courants ultras de l’anarchisme, ainsi qu’avec les forces anarcho-syndicalistes dans le monde.
Le PSOE avait de son côté également changé ; la ligne de Largo Caballero était remise en cause : il apparaissait clairement que le PSOE n’était pas en mesure d’agir seul. La conception d’un PSOE menant seul la révolution s’effondrait exactement comme s’était écroulée la social-démocratie autrichienne. Un « parti socialiste » pratiquement communiste sans l’assumer sombrait dans des contradictions fondamentales.
Quant au PCE, tout cela était finalement la clef de voûte de son travail politique : l’unification de toutes les organisations ouvrières, une unité complète des masses, voilà ce qui composait la ligne de l’Internationale Communiste comme base sur lequel devait s’élever un Front populaire (puis une Démocratie populaire).
C’était le sens de la fondation des Juventudes Socialistas Unificadas (JSU), en 1936, avec comme socle l’unification de la Unión de Juventudes Comunistas de España et des Juventudes Socialistas de España.
Il s’agissait d’une dynamique en deux temps : l’unité-unification devait former le noyau d’un régime ayant une démarche républicaine pour ne pas perdre la petite-bourgeoisie ni la bourgeoisie libérale.
Le problème était ici que la position unificatrice du PCE rentrait en conflit avec la ligne de la CNT, qui était de pousser l’UGT à ce que toute la société passe sous la coupe des syndicats. Cela ne posait pas en soi de problèmes au PCE, à part qu’il s’agissait de ne pas s’aliéner les classes non révolutionnaires pourtant alliées au régime pour des raisons historiques, ni non plus de basculer dans ce que le PCE considérait être un « égoïsme syndical ».
Le grand souci était celui de l’efficacité : dans le cas d’entreprises réduites au niveau familial, la productivité était faible. Dans tous les cas, les collectivisations tendaient à renforcer la décentralisation, ou un basculement vers le syndicat, au lieu de vers le gouvernement central en plein affrontement militaire avec l’armée putschiste disposant désormais d’un vaste territoire.
Le PCE était, pour cette raison, doté d’un grand prestige chez les officiers, chez les diplômés, apparaissant comme ferme militairement, mais temporisant socialement, ce qui rassurait la petite-bourgeoisie et faisait de l’aile droite du PSOE une alliée.
Tout dépendrait donc de la capacité de la CNT à ne pas vouloir aller trop vite, à l’opposé de ce qui avait été le plus souvent fait jusque-là. Le problème fut alors le manque de temps : l’armée putschiste n’avait pas attendu ce gigantesque éclaircissement au sein du camp républicain.
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