[Article publié pour la première fois dans la revue Crise n° 35]
Depuis le déclenchement de la crise, la gauche turque, malgré ses puissantes bases, est considérablement affaiblie. On peut considérer que le régime subit lui aussi un affaiblissement, mais ce dernier dispose encore de bases électorales solides, notamment dans la petite-bourgeoisie entrepreneuriale, d’une armée et d’un appareil de répression étendu et du soutien de l’appareil de production capitaliste-bureaucratique en particulier auprès du puissant complexe militaro-industriel.
Alors que le moment historique de la confrontation avec le mode de production capitaliste se pose avec une netteté toujours plus forte, il faut comprendre les raisons pour lesquelles la combativité politique de la gauche, en Turquie et par écho en France et en Belgique, connaît une éclipse, nécessairement temporelle, mais selon nous réelle et significative, car révélant de par son évidence la Ligne Rouge qui doit s’imposer.
Dans la bataille pour le repartage du monde, le régime turc de Recep Tayyib Erdoğan, président de la République de Turquie depuis 2014, mais dirigeant depuis 2003 le gouvernement comme Premier Ministre, joue sa partition au milieu du tourbillon qui entraîne la Turquie dans l’abîme.
Incapable de saisir le mouvement d’ensemble, en tant que dirigeant bourgeois réactionnaire, Erdoğan se pense quant à lui comme un brillant dirigeant maniant avec intelligence et de discernement les événements comme autant d’opportunités avec un art pragmatique de l’à-propos et la certitude mystique d’être ni plus ni moins qu’un agent de la volonté divine.
Ce narratif, la gauche turque l’a complètement raté, ou du moins a clairement sous-estimé l’exigence que cela suppose en terme de combat culturel, et cela d’autant plus qu’elle s’est très largement mise dans l’orbite du PKK qui l’a conduit à la malheureusement à la capitulation la plus totale.
La Turquie a partiellement, mais de manière sensible, profité de la mondialisation capitaliste de la société de consommation depuis la fin des années 1990, élan qui a pratiquement coïncidé avec l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyib Erdoğan. Cela aurait pu être lui ou un autre, ce sont les forces de la bourgeoisie semi-bureaucratique semi-libérale qui l’on emporté.
Celle-ci s’est appuyée sur un nationalisme réactionnaire-romantique consistant à proposer aux masses turques un consentement à l’effort de travail au profit des grands monopoles turcs se tournant de plus en plus vers l’exportation, en récompensant par un développement des services publics de base et un accès élargie à la société de consommation, avec un horizon culturel borné à un chauvinisme pantouflard, fait de séries militaristes-conservatrices et de la promotion d’un patrimoine islamo-ottoman valorisé à outrance.
Les gens qui voulaient le capitalisme en Turquie, ou ceux qui estimaient pouvoir en tirer quelque chose, ont largement soutenu en raison de cet élan l’AKP et Recep Tayyib Erdoğan, y compris les éléments bourgeois et petits-bourgeois parmi les minorités nationales kurdes, et même arméniennes.
La combativité du PKK jusqu’à la fin des années 2010 a maintenu la gauche turque dans une posture de polarisation avec le régime, mais elle s’est faite laminée par la mondialisation capitaliste. En choisissant de suivre la ligne noire proposée par le PKK, son opposition s’est transformée implacablement en parallèle, puis en tangente avant de finir maintenant pratiquement en confusion pure et simple.
Le capitalisme mis à jour dans la « Turquie émergente » de cette époque, a été lu comme relevant de la mondialisation, non pas capitaliste, mais néo-libérale, et donc en conséquence, la gauche turque et le PKK en avant, se sont positionnés comme des sortes d’avant-garde de « l’alter-mondialisme ».
Ainsi, à côté d’une lutte armée héroïque, le PKK a encouragé le développement d’expériences subsidiaires au nom du « paradigme démocratique ». Des partis légaux, liés au PKK ou gravitant dans son orbite, ont ainsi vu le jour, appuyant la gauche électorale turque, et prenant le pouvoir dans certaines grandes municipalités, comme Van et surtout Diyarbakır.
Cette dernière ville, aussi appelé Amed dans certains dialectes kurdes ou arméniens, compte aujourd’hui plus de 1,5 millions d’habitants. Le régime turc a largement profité de l’élan de la mondialisation capitaliste pour développer la ville, avec l’appui local du HDP, dont la perspective correspond à celle de l’ex-PKK.
Dans les années 2000-2010, la ville a été agrandie, ses banlieues à n’en plus finir se composent de larges avenues pour automobiles, bordées d’immeubles modernes, alternant avec des magasins, des bâtiments publics, des parcs et des mosquées. Rien qui n’affirme le caractère national kurde.
Pendant que les grands monopoles industriels et commerçants turcs mettaient la main sur Diyarbakır, la municipalité HDP dite d’opposition, organisait des événements symboliques : les rues du centre historique étaient nommées en kurde et en arménien, les murailles étaient classées à l’UNESCO comme oeuvre du patrimoine mondial de l’Humanité, des festivals, des pièces de théâtres, des musées étaient organisés pour promouvoir la langue, la culture nationale et l’histoire kurde, des églises, notamment arméniennes, étaient ouvertes.
L’affichage démocratique des cultures nationales kurdes et même arméniennes a donc atteint un haut niveau de manière relative, mais il était aussi évident que tout cela se faisait aussi grâce et avec le soutien du régime.
L’opposition était réelle sur certains points, voire vive, mais les conjonctions, les collaborations se multipliaient et surtout, il n’y avait en fait aucune alternative politique sérieuse, le « municipalisme kurde démocratique » étant surtout actif sur le plan culturel et social.
Le mode de production capitaliste, ici dans une version semi-féodale semi-coloniale, n’était pas du tout remise en cause ou attaqué, et pire même, le développement de Diyarbakır s’est totalement inscrit dans le développement du capitalisme en Turquie. La corruption était donc totale, malgré la sympathique, mais très superficielle, vitrine culturelle.
Après 2015 et les suites de l’effondrement du Proche-Orient arabe, ayant notamment permis l’affirmation du Rojava, le PKK était au pied du mur. La lutte armée a donc été relancée, mais avec des bases factuellement rongées de l’intérieur.
Le masque de l’altermondialisme ne pesait plus grand chose à ce moment, mais il était encore même trop lourd. Il lui aura fallu une dizaine d’années encore pour tomber. Mais pour toute la gauche révolutionnaire armée du matérialisme dialectique, cet échec était inévitable.
L’altermondialisme n’a jamais été l’antagoniste de la mondialisation capitaliste, mais juste son jumeau pseudo-démocratique, servant de dérive pour détourner la révolution et même finalement d’alibi de gauche à la mondialisation capitaliste.
Les dirigeants du PKK et de ses satellites parlent systématiquement comme des libéraux, prenant comme perspective, comme vision du monde l’idée que la diversité doit mener à l’unité, que la trajectoire historique de la nation kurde suit cette logique.
C’est l’idée du 2 qui devient 1, du particulier qui existe comme essence substantivée qui est possiblement capable d’aller à l’universel, avec les « autres » composants. Alors que pour nous, l’unité est déjà là, c’est le principe même de la nature, du Cosmos dans son essence. C’est l’Humanité qui doit aller à son unité, car l’humanité ne peut pas imposer des principes à la Nature, elle ne peut que les reconnaître et s’y conformer. Comme le formule Friedrich Engels dans l’Anti-Dühring (1878) :
« Les principes ne sont pas le point de départ de la recherche, mais son résultat final ; ils ne sont pas appliqués à la nature et à l’histoire des hommes, mais son résultat final ; ce ne sont pas la nature et l’empire de l’homme qui se conforment aux principes, mais les principes ne sont exacts que dans la mesure où ils sont conformes à la nature et à l’histoire. »
Maintenant que la mondialisation capitaliste se termine, le régime turc est en position de force non seulement de par la base capitaliste qu’il contrôle et sur laquelle il s’appuie aux yeux des masses en Turquie, mais cette position de force est aussi une réalité factuelle sur le plan idéologique, dès lors qu’il s’agit de tenir dans la bataille impérialiste pour le partage du monde.
En se montrant incapable d’assumer le matérialisme dialectique et de développer une subjectivité révolutionnaire, toute la gauche turque gagnée à l’altermondialisme petit-bourgeois dans la roue du PKK cale et s’effondre avec lui, aspirée par le siphon de la réaction.
Ce n’est pas que le régime turc est fait une oeuvre incroyablement machiavélique ou même originale.
Ce sont les mêmes ficelles déjà repérés et condamnés par la gauche matérialiste dialectique qui ont été mise en oeuvre, les fautes de la gauche sont les impardonnables errements de ceux qui se tournent vers les idéologies pseudo-intellectuelles frelatées par la petite-bourgeoisie pour détourner la Révolution de son élan.
Tout mouvement à sa contradiction, car comme nous l’a enseigné Mao Zedong, sans contraste, pas de différenciation. Sans différenciation et sans lutte, pas de développement.
C’est la raison pour laquelle l’autocritique est un exercice nécessaire, même au sein d’une organisation authentiquement révolutionnaire, tendanciellement et tendancieusement une ligne rouge finit toujours par affronter une ligne noire.
Mais il y a des principes acquis, comme l’impératif de la lutte des classes, impliquant de ne jamais se mettre à la remorque d’une idéologie bourgeoise ou d’une hallucination sophistiquée de la petite-bourgeoisie. On peut corriger des tendances erronées sur une base impérativement juste, on ne pardonne pas les fautes commisses sur des bases insoutenables.
Surtout pas quand ces fautes conduisent à se mettre dans les pas de l’impérialisme de son pays, porté par une idéologie nationale-romantique. C’est se jeter dans l’abîme et la déraison.
Il y a qu’à voir comme l’extrême droite nationaliste la plus furieuse, celle organisée autour du MHP (Parti d’action nationaliste – Milliyetçi Hareket Partisi) a jubilé à l’annonce de la dissolution du PKK.
Son président, Devlet Bahçeli a produit un long communiqué emphatique pour célébrer la « concorde » et l’unité nationale retrouvée, dans la fraternité entre Turcs et Kurdes, permettant à la Turquie d’accomplir maintenant son « destin » pour le « nouveau siècle turc » :
« Il est clair que la République de Turquie n’a jamais terni sa personnalité par le mal du déni, de la destruction, de l’assimilation ou de génocide.
Aucun membre de la nation turque n’est considéré comme sauvage et étranger, et cela est évident avec tous les fondements de notre identité et les documents historiques. Ce pays nous appartient à tous, c’est une question d’honneur et de l’honneur de tous ceux qui vivent dans ce pays.
Dans nos campagnes, les fleurs seront rassemblées, et dans nos montagnes, la brise du destin et de la fraternité prévaudront. La disparition de l’organisation terroriste est la première étape du nouveau siècle.
Dorénavant, main dans la main, marchons ensemble vers nos idéaux nationaux, notre objectif ultime restera dans les mémoires comme dans la vie, notre unité nationale et nos capacités communes étonneront la région et le monde ! »
On ne saurait mieux résumer le cadre et la perspective. Ce que fait le PKK, c’est capituler au pire moment, c’est une faute historique gigantesque. Et cette faute, c’est aussi voire d’abord une faute idéologique.
Le régime turc s’appuie enfin sur une idéologie nationale-romantique parfois qualifiée de néo-ottomane, c’est-à-dire sur un islamisme national, que la gauche en Turquie est à la peine de confronter idéologiquement, dès lors qu’un parti au matérialisme dialectique puissant et incorruptible ne s’est pas encore clairement reformé.
Pour analyser la défaite idéologique qu’a subi la gauche en Turquie à destination de notre public en France et en Belgique, nous allons ici présenter une référence idéologique majeure de l’islamisme néo-ottoman du régime turc actuel.
C’est un point important, car les masses turques de nos pays sont elles aussi confrontées à l’endoctrinement idéologiques de ces islamistes et il nous faut les gagner aussi dans la perspective où l’impérialisme dans nos pays, particulièrement en France, vise tendanciellement la concurrence, voire la confrontation avec la Turquie.
Un cadre révolutionnaire conséquent donc doit comprendre le régime turc nationaliste et islamiste actuel, car aider les masses de ce pays à l’affronter et pour résister sans concession à la propagande impérialiste de notre propre État bourgeois.
On ne peut pas comprendre ni même parler du néo-ottomanisme turc sans parler de Necip Fazil Kisakürek (1904-1983).
Le régime turc lui-même le présente volontiers comme un des pères fondateurs du néo-ottomanisme.
Plus largement, toute son oeuvre, essentiellement littéraire, inspire la pensée nationale-islamiste turque actuelle. C’est de fait une figure intellectuelle majeure du nationalisme turc. Il existe ainsi un prix des arts et de la culture « Necip Fazil », avec dix catégories, pour des prix remis à Ankara par le président Recep Tayyib Erdoğan en personne chaque année.
Ayant fait ses études dans les écoles françaises d’Istanbul après la Première Guerre, Necip Fazil Kisakürek a été le témoin de la fondation de la République. Appartenant à la petite bourgeoisie éduquée.
Il est alors en faveur de la modernisation nationaliste de la Turquie menée par Atatürk, sans s’y engager. Il part finir ses études à Paris, où il devient un des plus brillants élève de Henri Bergson (1859-1941). C’est notamment au contact de la pensée de ce philosophe du « vitalisme » que Necip Fazil Kisakürek forge la sienne.
En fait, une large partie de la pensée de Necip Fazil Kisakürek consiste en une islamisation de la pensée de Bergson, islamisation que Necip Fazil Kisakürek considère comme un accomplissement, même un dépassement.
Necip Fazil Kisakürek adopte ainsi le concept central selon Bergson d’intuition, comme forme de perception intérieure personnelle et directe, supérieure à l’intellect rationnel pour saisie la réalité, et le reformule dans le cadre de l’islam mystique auquel il s’initie à la fin des années 1920 : celui de la puissante tariqa-confrérie Naqshbandiyya, qui aurait fondée au XIVe siècle en Asie centrale.
Elle est très populaire en Turquie, notamment dans la petite bourgeoisie éduquée et conservatrice. C’est le Sayyed-maître Abdulhâkim Arvâsî (mort en 1943), un ancien dignitaire ottoman arabe qui se revendiquait descendant de Mahomet, vivant entre Van et Istanbul, qui l’initie.
La question de la perception par intuition devient alors une nouvelle façon de parler de l’irfân, de la connaissance mystique intérieure pour communier avec Dieu.
De même, le concept d’élan vital, comme force créatrice mais imprévisible, moteur même de la vie, devient une élévation spirituelle, dans une logique missionnaire, celui d’accomplir et de
faire triompher l’Islam, mission spirituelle vitale que porte la Turquie dans son essence, sa nature même.
Ce qui a rendu célèbre Necip Fazil Kisakürek en Turquie, c’est d’abord sa langue justement très moderne, qu’il dirige vers un romantisme existentiel, propre à parler à la jeune génération qui grandit dans la nouvelle République turque, en quelque sorte coincé entre un Occident qu’elle admire mais dont elle se méfie en raison de la brutale guerre de libération, d’un Orient ottoman perdu et effondré, et face à une URSS toujours plus puissante et attirante.
Son premier poème, Kaldırımlar (Les trottoirs) écrit en 1928 est aujourd’hui étudié comme un classique dans les écoles turques.
Il décrit un homme marchant seul dans une ville anonyme, mêlant l’angoisse existentielle de la modernité avec une sensibilité « collant » au mysticisme religieux soufie. C’est à la fois moderne, nouveau et terriblement régressif, empreint d’une nostalgie, exprimant un égarement solitaire cherchant la sagesse et l’équilibre.
En voici un extrait :
Sokaktayım, kimsesiz bir sokak ortasında.
Yürüyorum, arkama bakmadan yürüyorum.
Je suis seul dans la rue, au milieu d’une rue déserte.
Je marche, sans regarder en arrière, je marche.
Idéologiquement, c’est surtout le recueil Çile – Le Tourment (1946) qui est quasiment devenu un manuel d’éthique et de formation spirituelle dans les milieux islamistes en Turquie, avec posé comme principe central, l’idée que les souffrances modernes sont une épreuve infligée aux fidèles pour développer leurs vertus et leur persévérance à aller vers Dieu.
Le grand public connaît surtout Necip Fazil Kisakürek pour ses oeuvres théâtrales, très célèbres et régulièrement jouées, notamment Reis Bey – Le seigneur juge, qui présente le repentir d’un juge dur et impitoyable après une erreur judiciaire, qui est très appréciée pour sa dimension morale-religieuse, et qui est une façon par le haut d’appeler les dirigeants à l’humilité dans un esprit clairement semi-féodal.
La pièce Tohum – La Semence (1935) est dans le même genre, mais en pire encore : on se trouve dans l’Empire ottoman s’écroulant, et on suit le parcours initiatique d’un homme isolé, mais déterminé à sauver son identité nationale et islamique au milieu de l’effondrement, afin de pouvoir tout recommencer.
Enfin, on peut considérer Bir Adam Yaratmak – La création de l’Homme (1937) comme la principale pièce de Necip Fazil Kisakürek. C’est en fait la même histoire que la précédente, mais sans le contexte ottoman, et en se concentrant davantage sur l’initiation mystique.
En terme de style, le ton est systématiquement exalté dans les oeuvres de Necip Fazil Kisakürek, et l’idée centrale qu’il reprend de son maître soufie, c’est de « grands esprits » doivent diriger la société, car seule une élite initiée à la doctrine complète et à son ésotérisme, a gagné son « ordre intérieur » par la purification spirituelle et la communion mystique avec Dieu, et est donc en mesure de diriger et de réformer la société.
On voit là les parallèles évidents avec le christianisme « byzantin », orthodoxe grec ou russe, ou arménien notamment, qui ne disent pas autre chose. Et d’ailleurs, dans certains cercles spirituels de l’époque ottoman, les confréries mêlant chrétiens et musulmans étaient une pratique fréquente au sein des élites féodales.
En tout cas, face à cette élite turco-islamiste, se dresse le matérialisme occidental, européen en particulier, dont sont notamment les vecteurs en Turquie les Juifs et les Dönme (des Juifs convertis à l’islam à la suite de Sabbataï Tsevi en 1666, mais le terme alimente en fait tous les fantasmes irrationnels des islamistes turcs).
Necip Fazil Kisakürek se montre plus enclin à admirer les États-Unis, notamment après les années 1940, en qui il voit des parallèles significatifs avec la nationalisme-islamiste qu’il porte.
Il est vrai que sa pensée offre de remarquables échos avec celles des libertariens américains, on retrouve nombre de points communs dans l’oeuvre élitiste entrepreunariale de Ayn Rand, La grève, publiée en 1957 dont nous avions parlé dans le Crise n°31 (février 2025).
Necip Fazil Kisakürek développe ses thèses essentiellement dans deux livres, sachant qu’il est tenu pour en avoir écrit près d’une centaine, dont beaucoup se répètent.
Le principal est Ideolocya örgüsü – Le tissu idéologique (1939), complété sur le plan de la profondeur historique par Ulu Hakan Abdulhamid Han – ultan Abdulhamid II, qu’il présente comme le dernier grand souverain islamique, et le premier véritable moderne.
L’auteur est ainsi en fait pour le rétablissement du Califat, mais pas dans ne version théologique véritablement « orthodoxe », mais dans une orme modernisé, celle d’un chef charismatique, le başyüce, à la fois maître spirituel supérieur et dirigeant politique, entouré de sa fidèle élite administrative, économique et culturelle, qui dirigerait le peuple turc, troupeau guidant les masses humaines vers Dieu et l’Ordre divin.
Dans la perspective de Necip Fazil Kisakürek, l’islam ne s’accomplira que grâce à la Turquie, qui porte le poids et l’honneur de cette charge, lui donnant ainsi un destin unique devant l’Humanité et l’Histoire.
C’est ce programme que le régime turc prend au sérieux, et sur lequel il s’appuie idéologiquement pour gagner le coeur des masses.
Certes, Necip Fazil Kisakürek comme référence ne prend pas vraiment auprès des masses kurdes, mais l’idéologie qu’il propose est totalement conforme à celle d’une figure islamiste kurde très populaire comme celle de Saïd Nursi (1878-1960), qui fut aussi des derniers maîtres ottomans de naqshbandiyya.
La culture kurde est donc parfaitement perméable à cette vision du monde. D’ailleurs, Abdullah Öcalan, le fondateur du PKK lui-même reconnaît que dans sa jeunesse, il a été un disciple du national-islamisme de Necip Fazil Kisakürek, ce qui est un ironie tragique et significative des errements de sa propre trajectoire.
Pour Necip Fazil Kisakürek, l’islam c’est donc un ordre, un mouvement devant amener à l’arrêt u mouvement, ou plutôt à un cycle, une circonvallation éternelle autour de Dieu.
Le mouvement, c’est la dispersion, l’isolement, la perte, l’angoisse. La circonvallation collective guidée c’est la paix, c’est l’ordre devant donc finir par régir tous les aspects de la vie, c’est une vision du monde.
C’est ce qui lui donne sa force, et c’est ce qui nous impose de la combattre en se mettant au niu et avec une implacable détermination. Un tel ennemi impose à la gauche une lutte de haut niveau, cela impose de comprendre les bases matérielles du régime turc, les fondements de son nationalisme, les ressorts du développement du capitalisme en Turquie, la question de ses composantes nationales et en particulier de la nation kurde.
Cela impose aussi de disposer d’une vision du monde, d’être capable de se confronter au romantisme national-islamiste et de comprendre fondamentalement l’islam et sa charge.
C’est la nécessité même de la lutte qui nous oblige d’arborer le matérialisme dialectique, de lever le drapeau de la lutte des classes et de la libération nationale, démocratique et populaire, e tendre la mains à nos frères turcs, à nos frères kurdes dans notre lutte, de les pousser à affronter leur bourgeoisie bureaucratique, leur nationalisme, leurs préjugés religieux, leur État, et pour eux de nous appuyer à lutter contre notre propre bourgeoisie, son idéologie et son Etat !
La ligne rouge d’Ibrahim Kaypakkaya se réaffirmera historiquement inévitablement, avec une pensée-guide ouvrant la voie de la guerre populaire et de la révolution démocratique en Turquie.