D’où vient le mot « falsafa », signifiant « philosophie » en arabe ? La falsafa est tout simplement un terme directement calqué sur le terme grec ayant donné « philosophie » en français (philosophie signifie amour de la « sophia », c’est-à-dire de la sagesse).
Ce qui s’est passé est simple à comprendre : le christianisme a rejeté les païens, et donc également les penseurs se situant dans les traditions philosophiques, principalement de Platon et d’Aristote.
Khosro 1er (488-531), également surnommé Anushiravan (âme immortelle), qui dirigeait alors la Perse, devint alors le véritable roi-philosophe, faisant venir des philosophes de Grèce ainsi que d’Inde, faisant traduire des documents du grec, du sanskrit, du syriaque.
Exemple de ce jeu intellectuel : une cour indienne envoya un jeu d’échecs à Khosro et son premier ministre (son « vizir ») en les défiant de comprendre le principe du jeu. Ils y arrivèrent, et envoyèrent en échange un jeu de backgammon, défiant pareillement la cour indienne.
C’est également à cette époque que le Pañchatantra est traduit du sanskrit en persan (nous en parlions précédemment, alors qu’il fut traduit vers l’arabe, et arriva par la suite jusqu’à La Fontaine qui s’en inspirera).
Khosro recueillit ainsi, dans le cadre de son règne philosophique, les « néo-platoniciens » Damscius, Simplicius, Eulamios, Priscien, Hermias, Diogène et Isidore de Gaza… c’est-à-dire les derniers « philosophes », ceux de « l’école d’Athènes » expulsée par l’empereur byzantin Justinien.
Il y a ici un moment clef de l’histoire. Une académie fut en effet fondée à Gundishapur, avec une bibliothèque, un observatoire, un des tout premiers hôpitaux, et le premier à créer des sections pour chaque pathologie…
Après Khosro, l’empire perse s’effondra sous les coups des armées arabes. Mais celles-ci maintinrent le fonctionnement de l’académie pendant plusieurs siècles. Et elle servit même de modèle à la création à Bagdad de la bayt al-ḥikma, la « maison de la sagesse », sous le calife Al-Ma’mūn en 832.
Cette « maison de la sagesse », dans le prolongement de l’académie de Gundishapur, marque la naissance de ce qui est appelé « adab », c’est-à-dire à la fois la formation intellectuelle et la maîtrise des belles-lettres et des connaissances.
Furent rassemblés (et traduits en arabe) grâce à cette maison de la sagesse des documents d’auteurs comme Pythagore, Platon, (le chirurgien indien) Sushruta, Plotin, Hippocrate, Aristote, Euclide, (le médecin indien) Charaka, Ptolémée, (le médecin grec) Claude Galien, (le mathémaricien et astronome indien) Âryabhata et (le mathématicien indien) Brahmagupta…
Lors de sa destruction en 1258 suite à l’invasion mongole, la légende veut que l’eau du fleuve le Tigre soit devenu noir pendant six mois en raison de l’encre des livres…
La falsafa naît ainsi dans le prolongement de l’académie de Gundishapur et de la maison de la sagesse. Non seulement, les connaissances ont pu être rassemblées… mais, qui plus est, elles l’ont été dans un esprit de synthèse, de systématisation.
Voilà pourquoi, quand on parle des penseurs de la falsafa, un terme est inévitable : celui de polymathie, terme venant du grec et très rarement utilisé en français. Un « polymathe » est quelqu’un qui a des connaissances très approfondies dans différents domaines.
Ce terme est capital, car les penseurs de la falsafa connaissent bien souvent les mathématiques, l’astronomie, la logique, la physique, la médecine, la chimie, la musique…
Parmi les premiers grands penseurs de ce type, on a l’arabe Al-Kindi (801-873), qui fut employé à la maison de la sagesse.
Al-Kindi s’est intéressé de manière approfondie à la philosophie, à l’astrologie, à l’astronomie, à la chimie, à la logique, aux mathématiques, à la musique, à la médecine, à la psychologie, à la météorologie, à la physique, à ce qui deviendra la cryptographie, jouant également un rôle dans la transmission depuis l’Inde vers l’Europe des « chiffres arabes » (1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 0).
Al-Kindi a joué un rôle déterminant ; sa manière de « récupérer » la pensée grecque va être à la base de la naissance de la falsafa. D’un côté, il reprend Aristote et sa thèse du « premier moteur » faisant fonctionner le monde. Mais de l’autre, il reprend les thèses de Platon au sujet du « créateur » du monde absolument unique.
Or, un dieu unique ne vit et ne se plaît que dans l’unité ; il ne peut pas créer le monde et des choses « multiples. » Al-Kindi reprend par conséquent en partie les thèses néo-platoniciennes affirmant que le dieu unique « irradie » autour de lui, qu’une « intelligence » provient de ces « émanations » et que le monde a été créé de cette manière « indirecte. »
On a ici une pensée religieuse mystique, mais parfaitement prétexte à établir une vision scientifique du monde. En effet : déjà, on a un Dieu unique qui se détourne du monde et vaque à ses occupations, ou plus précisément se satisfait de lui-même.
Les auteurs de la falsafa peuvent donc reconnaître Dieu, et même le message du Prophète Mahomet, mais cela est secondaire car Dieu est Dieu et il est inatteignable.
Conséquence logique : ce qui compte, c’est de se considérer comme étant produit par « l’intelligence » elle-même produite par Dieu… Ce qui fait que l’on peut soi-même comprendre le monde de manière intelligente.
Chez Al-Kindi, on a donc le début d’une forme scientifique. La « révélation » est reconnue, mais elle passe par « en haut » alors que la science, elle, dit la même chose, mais en passant par « en bas. »
Pour lui, la philosophie consiste donc en la connaissance de la réalité, tant dans les domaines scientifiques que dans ceux de la vie quotidienne ; dans le prolongement d’Aristote, il y a ainsi d’un côté la physique, les mathématiques et la métaphysique, de l’autre l’éthique, la politique et l’économie.
On reconnaît bien ici le caractère dialectique du rapport sciences / vie quotidienne, propre à la falsafa comme aux penseurs comme Épicure, Lucrèce, Baruch Spinoza ; on n’a pas ici une vision religieuse, mais une affirmation comme quoi l’univers a été créé par un Dieu unique moteur du monde, avec un être humain qui peut tendre vers la connaissance de cet univers…
Connaissance qui est à la fois scientifique d’un côté, et moral de l’autre.
Le penseur persan Al-Fârâbi (872-950) prolonge alors la pensée d’Al-Kindi, et permet d’établir la véritable base de la falsafa.
Déjà, Al-Fârâbi allie définitivement les pensées de Platon et Aristote (par exemple avec le Livre de l’harmonisation des opinions des deux sages : Platon le divin et Aristote).
Dieu reste loin, car « De l’un ne procède que l’un » ; le « 1 » ne donne pas le « multiple ».
Par contre, du Dieu unique et tourné vers lui-même, émane une intelligence, qui en émane une autre, etc., jusqu’à arriver aux êtres humains.
Si les êtres humains arrivent à comprendre cela, alors ils ouvrent leur intelligence et peuvent « remonter » vers l’intelligence la plus haute. Dans « Principes des opinions auxquelles adhèrent les habitants de la cité excellente », il dit ainsi (de manière complexe mais on en devine aisément la logique où l’intelligence tombe « en cascade ») :
Le premier degré par quoi l’homme est l’homme, c’est cette disposition naturelle réceptive destinée à devenir intelligence en acte. Elle est commune à tous les hommes (…).
Ce qui déborde de Dieu (…) sur l’intellect agent, ce dernier le déverse sur l’intellect patient de cet homme par l’intermédiaire de l’intellect acquis, puis sur sa puissance imaginative.
Par ce qui déborde sur son intellect patient, il devient sage, philosophe et parfaitement intelligent.
Par ce qui déborde sur sa puissance imaginative, [il devient] prophète, annonciateur du futur et narrateur des [événements] particuliers présents, et ce grâce à un être dans lequel il intellige le divin.
Pareil homme est au rang le plus achevé de l’humanité et au faîte du bonheur. Son âme est parfaite et unie à l’Intellect agent.
Ainsi, chaque individu peut penser, et chaque individu pense non pas individuellement, mais conformément à un monde qui est un. Toute pensée est un produit de l’univers et ses conditions concrètes. C’est une compréhension matérialiste du monde, même si l’univers est ici présenté comme créé par Dieu.
L’être humain véritable, c’est ici celui qui reconnaît qu’être intelligent, c’est reconnaître la réalité dans son ensemble, c’est penser conformément à l’ensemble – et c’est là qu’on est véritablement heureux. Épicure disait la même chose, et Spinoza dira la même chose par la suite. C’est une considération matérialiste.
Ensuite, Al-Fârâbi « fixe » la séparation entre la science et l’horizon religieux. Pour lui, les grands axes de la pensée sont les suivants :
1. La science du langage (sémantique, grammaire, métrique)
2. La logique (analyse des jugements et des raisonnements, rhétorique et poétique)
3. Les mathématiques (arithmétique, géométrie, astronomie, musique, optique, mécanique)
4. Les sciences de la nature et les sciences divines (métaphysique)
5. Les sciences politiques et juridiques, avec la Révélation religieuse.
Le cinquième point est très important : il montre que pour Al-Fârâbi, l’Islam n’est qu’un point de départ d’un raisonnement permettant de généraliser l’instauration d’une cité idéale, à l’instar de la République de Platon.
L’Islam instaure le droit d’un côté, mais dans tout ce qui est contenu de la pensée, c’est par la science d’Aristote (avec Platon en arrière-plan) que l’on doit avancer. De la même manière qu’un Dieu unique a transmis son message, sur la Terre le philosophe-roi doit asseoir sa domination et faire progresser l’humanité.
La falsafa, par l’intermédiaire d’Al-Kindi et Al-Fârâbi, se présente comme une tentative d’imposer par en haut la philosophie à la société, sous couvert du message du prophète annonçant la nouvelle époque. Les tendances anti-matérialistes ne s’y tromperont pas un instant et attaqueront la falsafa comme « hérétique. »