Le centre de la culture ante reste la région du Dniepr, d’où elle rayonne en cercles concentriques à des distances considérables. Si l’éclat de cette culture pâlit quelque peu à mesure qu’on s’éloigne du centre, du moins son principe fondamental subsiste : le style des figures qui ornent les céramiques reste inchangé dans l’essentiel sur un très vaste territoire qui s’étend du Dniepr à l’Oka et au Don.
Dans la région du Dniepr, les objets d’art des VIe-VIIe siècles sont nombreux et présentent un vif intérêt. Ils sont principalement en bronze et en argent. On les dorait parfois en faisant dissoudre de l’or dans du mercure, procédé que les Russes avaient emprunté à Rome.
Au point de vue artistique, les moulages à figure humaine sont, entre tous, intéressants et révélateurs. Les têtes, en particulier, sont l’œuvre d’ouvriers habiles. Ce qui frappe aussi, c’est le costume : chemise à longues manches ; pantalon allant jusqu’à la cheville ; sur la poitrine, d’amples broderies arrivant à la ceinture ; les manches sont également brodées. Ce costume est celui de toute la population du Dniepr depuis des siècles ; on le retrouve, aujourd’hui encore, en Ukraine et en Biélorussie. Les visages d’hommes, avec leur coiffure au pot, ont un type russe, paysan, très prononcé.
Ces articles sont l’œuvre d’artisans polianes − des Antes russes.
Pour exécuter de pareils ouvrages il fallait, bien entendu, une longue pratique, de l’expérience, des connaissances et du talent. Il importe de noter non seulement l’habileté des artisans et le développement de la production, mais encore la variété de cette dernière. La demande était considérable. Ces articles trouvaient un débouché dans une région que les découvertes archéologiques permettent de situer avec précision entre le Dniepr et le Don, jusqu’en Crimée et dans le bassin de l’Oka.
Par ailleurs, les rapports culturels se resserrent entre les Antes d’une part, Byzance et l’Orient d’autre part. Des articles d’origine, byzantine et orientale (surtout iranienne) commencent à apparaître chez les Antes aux VIIe-VIIIe siècles. Ce sont surtout des objets de luxe, des ouvrages de bronze, d’or et d’argent (agrafes, ornements de harnais, parures de femmes, boucles de ceintures, armes, haches, cottes de maille, casques). Ils servent de modèles aux artisans antes.
Les Bulgares de la Kama et les Khazars1 sont les principaux intermédiaires entre les Antes russes et les pays d’Orient. Très significative à cet égard la pénétration, dans l’Est de l’Europe, d’énormes quantités de dirhems orientaux au VIIIe et même au VIIe siècle ; elle s’accentue après le déclin de l’Empire byzantin au VIIIe siècle. Les écrivains orientaux manifestent un vif intérêt pour l’Est de l’Europe ; ils s’efforcent d’étudier ce pays d’où leurs marchands tirent les fourrures précieuses, le lin qu’on appelle aussi soie russe, la cire et d’autres produits qui, totalement ou en partie, font défaut en Orient.
D’autre part, des légendes commencent à courir à travers la Russie sur les trésors fabuleux de l’Orient lointain ; elles fascinent les plus énergiques de ses habitants. Kiev devient en quelque sorte le centre de ce mouvement vers l’Est.
Ce qui attire les Normands en Russie où ils apparaissent assez tard (au IXe siècle seulement), ce sont les richesses du pays, mais aussi la possibilité d’entrer en rapports avec Byzance, l’Iran et les Arabes.
L’origine des villes russes reste pour nous une énigme. Leur nombre, qui dès le IXe siècle a valu à la Russie le nom de « pays des villes » (Gardarik)2 n’a cessé d’intriguer les historiens.
A l’heure actuelle, les succès de l’archéologie soviétique permettent d’affirmer que cette énigme est sur le point d’être résolue. Et nul besoin d’être prophète pour, dès à présent, prévoir dans l’essentiel les conclusions auxquelles aboutiront nécessairement les archéologues.
Prenons, par exemple, un ancien bourg où des fouilles viennent d’être effectuées : le gorodichtché dit de la Sara, sur l’emplacement de la ville de Rostov (province de Iaroslav). Il couvrait environ 10.000 mètres carrés, et était fortifié : ses remparts subsistent encore. Près du bourg, un cimetière des VIIe-VIIIe siècles. Les fouilles ont révélé qu’un grand nombre d’artisans y étaient enterrés.
Dans leurs tombes on a trouvé des quenouilles, des doloires, des haches, des pilons à broyer les couleurs, des creusets, des moules de fondeur, des formes à métaux, des lingots d’argent et de bronze, des scories de cuivre et de fer, des laitiers, des tenailles, des instruments de potier. Ainsi, dès les VIIe-VIIIe siècles il y avait ici des fileuses, des charpentiers, des tanneurs, des fondeurs, des joailliers, des forgerons, des potiers.
Nous sommes donc en présence d’un bourg concentrant la production artisanale, ce qui suppose des acheteurs dans le bourg même et ses environs. Les remparts témoignent que c’était en même temps une place forte, peut-être un refuge pour les populations voisines.
Autres exemples : le gorodichtché de Gnezdovaïa, le vieux Smolensk, le vieux Ladoga.
Certes, ce n’était pas la seule espèce de ville. Mais on doit admettre l’existence de villes-refuges, analogues à celles que Henri le Letton décrit de façon si pittoresque dans sa chromique.
Quoi de plus normal, de plus logique que d’admettre que nombre de ces bourgs-refuges se sont peuplés d’artisans et de commerçants ?
La chronique note également de très bonne heure l’établissement de villes fortes pour des raisons militaires. Voici le récit de l’expulsion des Varègues par le groupement politique de peuples baltes que les écrivains arabes appellent Slavie, récit sans aucun doute emprunté à une très vieille chronique de Novgorod : « Slaves, Krivitches, Mériens et Tchoudes se soulevèrent contre les Varègues et les chassèrent au delà des mers ; ils entreprirent de se gouverner eux-mêmes et de fonder des villes3. » Comment cela se pratiquait-il ? On le verra dans la Povest Vrémennykh Let4 (« Récit des temps passés ») qui relate qu’en 988 le problème de la défense de Kiev se posa devant Vladimir Sviatoslavitch. « Et Vladimir déclara : Il y a trop peu de villes autour de Kiev. Et il fit bâtir des villes sur la Desna, le Vostry, le Troubej, la Soula et la Stougna. Il choisit les meilleurs d’entre les Slaves, les Krivitches, les Tchoudes et les Viatitches, et en peupla les villes, car on était en guerre avec les Petchénègues. Il marcha contre ces derniers et les défit. »
Pour l’instant, ce qu’il faut souligner ici, c’est qu’aux VIIe-VIIIe siècles, il y avait déjà sur différents points de la Russie et plus particulièrement sur les bords du Dniepr et au sud-ouest de ce dernier, des centres de métiers et de commerce, qui étaient en même temps des points fortifiés, preuve qu’une civilisation avancée y florissait dès avant Rurik.
Les preuves ne manquent pas. Et leur nombre augmente sans cesse, grâce aux recherches fructueuses des archéologues. Le témoignage des faits mis ainsi en lumière est de plus en plus net, et dès à présent leur sens général ne saurait plus faire aucun doute.
L’effort séculaire de l’homme pour améliorer ses conditions de vie porte nécessairement ses fruits. Et si nous n’examinons pas avec toute l’attention voulue les résultats atteints, nous ne pourrons nous expliquer le niveau de culture élevé des siècles qui suivirent, dans la Russie de Kiev en particulier.
Aucune source russe ne retrace ce processus si intéressant, car alors la Russie ignorait l’écriture. Quant aux nations plus cultivées en contact avec l’Europe orientale − nations voisines ou très éloignées comme c’était parfois le cas, − pourquoi se seraient-elles plongées dans une étude approfondie de la vie en Russie ? Il leur suffisait de connaître, au sujet des tribus et des peuples d’Europe orientale, ce qui offrait pour eux un intérêt direct. Les Grecs étaient parfaitement au courant de tout ce qui touchait les blés de Scythie dont ils se nourrissaient. Ce qui attirait les Arabes, c’étaient les magnifiques fourrures du nord de l’Europe ; et ils avaient étudié avec beaucoup de soin les routes conduisant au pays d’où venaient ces richesses. Les Byzantins cherchaient à entretenir des rapports commerciaux suivis avec les Slaves, et à s’assurer leur aide contre les nombreux ennemis qui menaçaient l’Empire à son déclin.
Les Arabes n’ont noté de la vie des Slaves que des faits contemporains qui les avaient frappés. Les historiens et les politiques byzantins ont consigné ce qu’il leur importait de savoir pour mieux assurer la sécurité de leur Etat, ne sortant que par exception du cadre qu’ils s’étaient tracé.
Hérodote, par exemple, qui visita Olbie5, colonie grecque fondée sur les bords du Boug méridional, s’informa des mœurs et même de l’histoire des peuples voisins. Mais comme il ignorait les langues du pays, il ne put apprendre que relativement peu de choses par le truchement de ses interprètes.
Tout ce qu’on a écrit sur les ancêtres des Slaves et sur les Slaves eux-mêmes, notamment sur les Slaves orientaux, ne permet ni de se faire une idée suffisante des progrès de leur culture, ni d’établir rigoureusement la filiation des cultures des différents peuples qui ont été en contact avec la civilisation russe.
Les matériaux que fournit l’archéologie sont incomparablement plus riches et plus suivis. Encore faut-il savoir les solliciter et formuler clairement ce qu’on attend d’eux.
Nous avons tenté de le faire.
Les données archéologiques autorisent les conclusions suivantes :
1. Si l’on ne peut admettre que le lien soit direct entre la culture scythe et celle des Slaves orientaux, rien ne nous autorise pourtant à le méconnaître.
2. A partir des premiers siècles de notre ère, Rome exerce son influence sur la culture des Slaves orientaux.
3. A partir du VIe siècle, les monuments permettent de parler d’une façon plus précise de la culture, déjà fortement caractérisée, des Slaves orientaux, désormais désignés sous le nom d’Antes ou Russes.
4. A la même époque, les Antes ou Russes entrent en contact direct et permanent avec Byzance et les peuples de l’Orient.
5. Aux VIIe-VIIIe siècles on voit apparaître chez les Slaves orientaux des villes qui ne sont plus uniquement des places fortes.
Ainsi donc, dès avant la formation de l’Etat kiévien, c’est-à-dire avant la seconde moitié du IXe siècle, les Slaves orientaux, ou Antes, ou Russes, avaient déjà une histoire, et ils avaient réalisé des progrès sensibles dans le domaine de la culture matérielle.
Nous savons que la culture matérielle est à la base de la vie sociale, Aussi ce que nous connaissons de la production nous aidera-t-il à interpréter correctement et à comprendre les témoignages très anciens, mais fragmentaires et parfois contradictoires, que des étrangers ont apportés sur le régime social et la culture des Slaves orientaux.
Procope de Césarée, le grand historien byzantin du VIe siècle, rapporte que les Antes et les Slaves ne sont pas gouvernés par un homme, mais vivent en démocratie, décident de leurs affaires dans les assemblées publiques ; que « chez ces deux … peuples, le genre de vie et les lois sont les mêmes » (Procope, III, 14) − et il cite une de ces lois : quiconque, après avoir été vendu comme esclave, s’échappe et retourne dans son pays, redevient libre « de par la loi » (III, 13) ; que les Antes concluent des « traités » avec leurs voisins et les observent religieusement (III, 13). D’autre part les recherches des archéologues ont établi que la société ante était loin d’être primitive, et que si nous sommes en présence d’une « démocratie militaire », celle-ci n’est pas à son premier, mais à son dernier stade ; car la technique relativement développée de la production artisanale, la large diffusion des produits artisanaux, la concentration des artisans en certains points, autrement dit les indices très nets de villes qui s’ébauchent et qui, en effet, ne tardèrent pas à apparaître − témoignent que les conditions existaient, qui allaient permettre la formation d’importants groupements politiques et l’apparition de chefs capables de conduire de grandes masses d’hommes organisés militairement dans des entreprises militaires et politiques considérables.
On comprend dès lors pourquoi ce peuple de soldats a pu si vite opérer son réarmement sur le modèle byzantin, quand il se fut heurté aux troupes de Byzance sur le champ de bataille. Les succès militaires des Antes s’expliquent par la quantité de métal qu’ils tiraient du sol, par l’habileté de leurs ouvriers, par la généralisation des pratiques artisanales et, enfin, par l’aptitude des Antes à s’assimiler promptement les connaissances techniques, aptitude qui par la suite fera encore l’étonnement des étrangers.
On cessera par conséquent de s’étonner d’un fait signalé au milieu du Xe siècle par Constantin Porphyrogène : la pénétration significative du mot russe « zakon » (loi) dans la langue petchénègue. (« Quand les Petchénègues prêteront serment au représentant du prince conformément à leurs lois… partie illisible, ndlr). Car c’est à la Russie que les Petchénègues ont emprunté ce mot qui leur manquait, de même que les Hongrois le mot « voïvode » ainsi que tous ceux qui se rapportent à la culture de la terre (alors que les termes d’élevage sont purement hongrois).
C’est donc que dès avant le Xe siècle, les rapports sociaux étaient relativement développés en Russie où un peuple d’agriculteurs enseignait le travail de la terre aux nations voisines, restées nomades ou semi-nomades.
Ceci étant, il n’est rien que de logique dans la constitution des premiers groupements politiques connus de nous : fédération des Doulèbes au pied des Carpathes (fin du VIe siècle) ; Slavie6, Kouïavie7 et Artanie8, formations politiques antérieures à Rurik, mentionnées par les écrivains arabes. Et l’énigme que constituait pour nous la civilisation avancée de la Russie de Kiev, trouve enfin son explication.
Comme Schlözer au XVIIIe siècle, ceux qui bien avant lui ont observé la vie des Slaves, sont restés perplexes devant le problème que posait la civilisation de l’ancienne Russie. Tacite, un connaisseur, pourtant, de l’histoire de Rome et des peuples qui, d’une manière ou d’une autre, étaient en contact avec elle, se demandait s’il devait ranger les Slaves (Vénèdes) avec les Sarmates, plus arriérés, ou avec les peuples parvenus à un certain degré de culture. Mais un examen attentif l’amena à classer les Vénèdes parmi les peuples sédentaires. « Ils savent construire des maisons, dit Tacite, ils sont armés de boucliers et aiment se déplacer à pied (« … et domos fingunt et scuta gestant et pedum usu ac pernicitate gaudent) à la différence des Sarmates qui vivent sous la tente et à cheval9. »