[Article publié dans le n°6 de la nouvelle revue « Crise »]
À moins d’avoir un mode de pensée totalement ancré dans les conceptions passéistes, il est évident que le Covid-19 est directement issu des activités humaines. La chose a été très claire lors de l’irruption du coronavirus, puis l’idéologie dominante s’est débrouillée pour faire disparaître des esprits cette certitude. C’est que, forcément, si on constate cela, alors on ne peut que voir que le Covid-19 n’est pas une « catastrophe naturelle » mais bien le produit du démantèlement des équilibres existant sur Terre.
Sans l’étalement urbain, sans la destruction des espaces naturels, sans les opérations à grande échelle de pillage des zones sauvages, sans l’asservissement des animaux de manière gargantuesque, la crise du Covid-19 n’aurait pas pu avoir lieu. Il n’y aurait pas eu le terrain fertile sur lequel un virus a pu prospérer et muté.
Cela ne veut nullement dire que ce virus ne se serait pas pareillement « baladé » sur la planète. Cependant, il l’aurait fait différemment, certainement pas au début du XXIe siècle, pas en semant la mort comme il l’a fait. Le problème de base, c’est que le mode de production capitaliste parvenue à sa décadence amène une modification accélérée et chaotique de la planète, ce qui aboutit à des échanges qui n’auraient pas dû avoir lieu sous cette forme et à ce moment de l’évolution de la planète.
Cette modification accélérée et chaotique ne fait que confirmer la thèse du biogéochimiste soviétique Vladmir Vernadsky (1863-1945) selon laquelle les modifications directement provoquées par les êtres vivants sont devenues moins importantes que celles ayant comme source les techniques d’une humanité vivant dans le cadre du mode de production capitaliste pour la reproduction de son existence.
Vladmir Vernadsky avait raison de voir que la Biosphère – concept qu’il a mis en place scientifiquement – se voit travaillée au corps par d’intenses activités faisant irruption de manière massive et planétaire, par l’utilisation de la technique et de sources importantes d’énergie.
L’humanité a commencé, au XIXe siècle, mais encore plus au XXe siècle, sans parler du XXIe siècle, à modifier le visage de la planète. Vernadsky constatait déjà en 1928 qu’on était rentrée dans une ère de transformation à grande échelle :
« Pour la première fois dans l’histoire de la Terre, la migration biogène [des atomes] due au développement de l’action de la technique a pu avoir une signification plus grande que la migration biogène déterminée par la masse de la matière vivante.
En même temps, les migrations biogènes ont changé pour tous les éléments. Ce processus s’est effectué très rapidement dans un espace de temps insignifiant.
La face de la Terre s’est transformée d’une façon méconnaissable et pourtant il est évident que l’ère de cette transformation ne fait que commencer. » (L’évolution des espèces et la matière vivante)
Il est évident qu’avec de tels changements, et de cette ampleur, tout développement anarchique ne pouvait qu’avoir des conséquences catastrophiques. L’une des principales raisons, c’est bien sûr la contradiction villes/campagnes, qui a pris une dimension aussi importante que celle entre le travail intellectuel et le travail manuel.
Il est tout à fait intéressant de voir comment l’ONU, dans son document de juillet 2020 Note de synthèse : la COVID-19 dans un monde urbain paru à la mi-septembre en français, cherche à gommer cela. Alors que les villes sont le lieu obligatoire du salariat pour des masses paysannes dépossédées au niveau mondial, qu’elles forment d’immenses blocs de béton sans charme ni espaces verts, ni infrastructures sanitaires ou de transports suffisants, avec une densité contre-nature, l’ONU prétend qu’il n’y a aucune liaison entre celles-ci la diffusion massive du Covid-19.
« Les centres urbains abritant environ 90 % de tous les cas de COVID-19 signalés, ils sont devenus l’épicentre de la pandémie.
La taille de leurs populations et leur fort niveau d’interconnectivité mondiale et locale les rendent particulièrement vulnérables à la propagation du virus.
Cependant, rien ne prouve que la densité soit, en elle-même, corrélée avec un taux supérieur de transmission du virus. Les villes peuvent maîtriser cette crise de façon à en ressortir comme les pôles d’énergie, de résilience et d’innovation qui les rendent si dynamiques et attrayantes que tant de personnes choisissent d’y vivre. »
« Rien ne prouve que la densité soit, elle-même, corrélée »… Comment peut-on professer un tel mensonge, alors que tout le monde sait bien, depuis le XIXe siècle, que l’assemblage de gens dans des boîtes de béton est insupportable et source de maladies ? Il suffit de penser au roman Hygeia, a city of Health (1876) de Benjamin Ward Richardson ou, dans la sphère francophone, aux Cinq cents millions de la bégum (1879) de Jules Verne.
Le discours du docteur Sarrasin appelant à former une cité idéale (France-ville) sonne tout à fait de manière moderne, 150 ans après la publication du roman :
« Messieurs, parmi les causes de maladie, de misère et de mort qui nous entourent, il faut en compter une à laquelle je crois rationnel d’attacher une grande importance : ce sont les conditions hygiéniques déplorables dans lesquelles la plupart des hommes sont placés.
Ils s’entassent dans des villes, dans des demeures souvent privées d’air et de lumière, ces deux agents indispensables de la vie. Ces agglomérations humaines deviennent parfois de véritables foyers d’infection.
Ceux qui n’y trouvent pas la mort sont au moins atteints dans leur santé ; leur force productive diminue, et la société perd ainsi de grandes sommes de travail qui pourraient être appliquées aux plus précieux usages.
Pourquoi, messieurs, n’essaierions-nous pas du plus puissant des moyens de persuasion… de l’exemple ? Pourquoi ne réunirions-nous pas toutes les forces de notre imagination pour tracer le plan d’une cité modèle sur des données rigoureusement scientifiques ?… (Oui ! oui ! c’est vrai !)
Pourquoi ne consacrerions-nous pas ensuite le capital dont nous disposons à édifier cette ville et à la présenter au monde comme un enseignement pratique… » (Oui ! oui ! – Tonnerre d’applaudissements.)
On sait également comment Friedrich Engels procéda à une description détaillée de la formation des villes, dans son ouvrage La Situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844. On y lit entre autres, avec une puissante modernité dans la caractérisation de l’anonymat sordide de la grande ville, cette désagrégation de l’humanité :
« Une ville comme Londres, où l’on peut marcher des heures sans même parvenir au commencement de la fin, sans découvrir le moindre indice qui signale la proximité de la campagne, est vraiment quelque chose de très particulier.
Cette centralisation énorme, cet entassement de 3,5 millions d’êtres humains en un seul endroit a centuplé la puissance de ces 3,5 millions d’hommes. Elle a élevé Londres au rang de capitale commerciale du monde, créé les docks gigantesques et rassemblé les milliers de navires, qui couvrent continuellement la Tamise. Je ne connais rien qui soit plus imposant que le spectacle offert par la Tamise, lorsqu’on remonte le fleuve depuis la mer jusqu’au London Bridge.
La masse des maisons, les chantiers navals de chaque côté, surtout en amont de Woolwich, les innombrables navires rangés le long des deux rives, qui se serrent de plus en plus étroitement les uns contre les autres et ne laissent finalement au milieu du fleuve qu’un chenal étroit, sur lequel une centaine de bateaux à vapeur se croisent en pleine vitesse – tout cela est si grandiose, si énorme, qu’on en est abasourdi et qu’on reste stupéfait de la grandeur de l’Angleterre avant même de poser le pied sur son sol.
Quant aux sacrifices que tout cela a coûté, on ne les découvre que plus tard. Lorsqu’on a battu durant quelques jours le pavé des rues principales, qu’on s’est péniblement frayé un passage à travers la cohue, les files sans fin de voitures et de chariots, lorsqu’on a visité les « mauvais quartiers » de cette métropole, c’est alors seulement qu’on commence à remarquer que ces Londoniens ont dû sacrifier la meilleure part de leur qualité d’hommes, pour accomplir tous les miracles de la civilisation dont la ville regorge, que cent forces, qui sommeillaient en eux, sont restées inactives et ont été étouffées afin que seules quelques-unes puissent se développer plus largement et être multipliées en s’unissant avec celles des autres.
La cohue des rues a déjà, à elle seule, quelque chose de répugnant, qui révolte la nature humaine. Ces centaines de milliers de personnes, de tout état et de toutes classes, qui se pressent et se bousculent, ne sont-elles pas toutes des hommes possédant les mêmes qualités et capacités et le même intérêt dans la quête du bonheur ?
Et ne doivent-elles pas finalement quêter ce bonheur par les mêmes moyens et procédés ? Et, pourtant, ces gens se croisent en courant, comme s’ils n’avaient rien de commun, rien à faire ensemble, et pourtant la seule convention entre eux est l’accord tacite selon lequel chacun tient sur le trottoir sa droite, afin que les deux courants de la foule qui se croisent ne se fassent pas mutuellement obstacle ; et pourtant, il ne vient à l’esprit de personne d’accorder à autrui ne fût-ce qu’un regard.
Cette indifférence brutale, cet isolement insensible de chaque individu au sein de ses intérêts particuliers, sont d’autant plus répugnants et blessants que le nombre de ces individus confinés dans cet espace réduit est plus grand.
Et même si nous savons que cet isolement de l’individu, cet égoïsme borné sont partout le principe fondamental de la société actuelle, ils ne se manifestent nulle part avec une impudence, une assurance si totale qu’ici, précisément, dans la cohue de la grande ville.
La désagrégation de l’humanité en monades, dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière, cette atomisation du monde est poussée ici à l’extrême.
Il en résulte aussi que la guerre sociale, la guerre de tous contre tous, est ici ouvertement déclarée. »
Ce qui est évidemment terrible, c’est que la grande ville a englouti le monde. Non seulement la majorité de l’humanité habite dans un environnement urbain au début du XXIe siècle, mais tout l’environnement urbain correspond aux principes de la grande ville, même sans en relever. C’est la grande ville qui amène au rond-point qu’on trouve dans des zones périphériques, loin de la grande ville, car tout mène, tout passe par la grande ville, qui est en fait le simple lieu de l’expression d’une concentration de capital, sans plus aucun rapport avec les besoins réels de l’humanité.
Même la prétention de la grande ville a produire de la culture, de par la rencontre de nombreux esprits, s’enlise toujours davantage. La diffusion du Covid-19 apparaît ici comme le point culminant de toute une évolution aboutissant à l’effondrement des grandes villes.
Friedrich Engels, dans son Anti-Dühring, souligne d’ailleurs que :
« Seule une société qui engrène harmonieusement ses forces productives l’une dans l’autre selon les lignes grandioses d’un plan unique peut permettre à l’industrie de s’installer à travers tout le pays, avec cette dispersion qui est la plus convenable à son propre développement et au maintien ou au développement des autres éléments de la production.
La suppression de l’opposition de la ville et de la campagne n’est donc pas seulement possible.
Elle est devenue une nécessité directe de la production industrielle elle-même, comme elle est également devenue une nécessité de la production agricole et, par-dessus le marché, de l’hygiène publique.
Ce n’est que par la fusion de la ville et de la campagne que l’on peut éliminer l’intoxication actuelle de l’air, de l’eau et du sol ; elle seule peut amener les masses qui aujourd’hui languissent dans les villes au point où leur fumier servira à produire des plantes, au lieu de produire des maladies (…).
La suppression de la séparation de la ville et de la campagne n’est donc pas une utopie, même en tant qu’elle a pour condition la répartition la plus égale possible de la grande industrie à travers tout le pays.
Certes, la civilisation nous a laissé, avec les grandes villes, un héritage qu’il faudra beaucoup de temps et de peine pour éliminer. Mais il faudra les éliminer et elles le seront, même si c’est un processus de longue durée. »
Ce processus implique, bien entendu, la compréhension par l’humanité qu’elle est une partie de la Biosphère, qu’elle ne peut agir comme elle l’entend, qu’elle n’est pas « un empire dans un empire » comme l’a souligné Spinoza. Celui-ci se lamentait de la vanité humaine, comme ici Friedrich Engels qui se moque des prétentions humaines à « diriger » la réalité matérielle générale qu’est la nature :
« Bref, l’animal utilise seulement la nature extérieure et provoque en elle des modifications par sa seule présence ; par les changements qu’il y apporte, l’être humain l’amène à servir à ses fins, il la domine. Et c’est en cela que consiste la dernière différence essentielle entre l’être humain et le reste des animaux, et cette différence, c’est encore une fois au travail que l’être humain la doit.
Cependant, ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences.
Les gens qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie mineure et autres lieux essartaient les forêts pour gagner de la terre arable, étaient loin de s’attendre à jeter par là les bases de l’actuelle désolation de ces pays, en détruisant avec les forêts les centres d’accumulation et de conservation de l’humidité.
Les Italiens qui, sur le versant sud des Alpes, saccageaient les forêts de sapins, conservées avec tant de soins sur le versant nord, n’avaient pas idée qu’ils sapaient par là l’élevage de haute montagne sur leur territoire ; ils soupçonnaient moins encore que, ce faisant, ils privaient d’eau leurs sources de montagne pendant la plus grande partie de l’année et que celles-ci, à la saison des pluies, allaient déverser sur la plaine des torrents d’autant plus furieux.
Ceux qui répandirent la pomme de terre en Europe ne savaient pas qu’avec les tubercules farineux ils répandaient aussi la scrofule. Et ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein, et que toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures, de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement.
Et en fait, nous apprenons chaque jour à comprendre plus correctement ces lois et à connaître les conséquences plus proches ou plus lointaines de nos interventions dans le cours normal des choses de la nature.
Surtout depuis les énormes progrès des sciences de la nature au cours de ce siècle, nous sommes de plus en plus à même de connaître les conséquences naturelles lointaines, tout au moins de nos actions les plus courantes dans le domaine de la production, et, par suite, d’apprendre à les maîtriser.
Mais plus il en sera ainsi, plus les êtres humains non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu’ils ne font qu’un avec la nature et plus deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d’une opposition entre l’esprit et la matière, l’être humain et la nature, l’âme et le corps, idée qui s’est répandue en Europe depuis le déclin de l’antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé. » (Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme)
Il est absolument essentiel d’engager une critique de la vie quotidienne de l’humanité, une critique qui correspond à ses besoins naturels, à rebours de l’idéalisme diffusé par le mode de production capitaliste. L’illusion du « moi » tout puissant du consommateur est l’équivalent direct d’une humanité consommant la réalité, sans voir qu’en réalité elle se consume.