Les grandes réformes des salaires de 1956 ouvraient la voie à une forme standardisée de salariat. Il ne restait plus qu’à formaliser l’envers – la capacité de chaque unité productive à agir elle-même de manière capitaliste.
Il ne faut nullement considérer cela, comme c’est malheureusement tout le temps le cas, comme un « choix » de la part des révisionnistes. Il est parlé de restauration du capitalisme, comme si c’était un objectif rationnel, conçu en pleine conscience.
Ce n’est pas le cas, ni objectivement, ni même subjectivement, car même si l’opportunisme et le carriérisme cynique prenaient toujours davantage le dessus, c’est en toute sincérité, mêlée de toujours plus de corruption, qu’agissaient les grandes figures à la tête de l’URSS.
C’est d’ailleurs pour cela que l’URSS pouvait fonctionner jusqu’au milieu des années 1980, portée par une génération passée par les années 1920-1940 et leurs immenses exigences sur le plan de l’initiative et de l’organisation.
Pour cette raison, la réforme de 1967 n’est pas un choix, mais une obligation de la part du révisionnisme qui a pris les commandes en URSS et qui s’installe comme classe dominante depuis la superstructure étatique.
Quel est le processus ?
Nikita Khrouchtchev avait modifié le rapport aux salaires et procédé à une vague de décentralisation créant de multiples organismes à différentes échelles. Son idée était que la croissance due à la planification fonctionnerait dans tous les cas, mais qu’il fallait supprimer la centralisation « stalinienne ».
D’où la mise en place de régions économiques administratives et de Conseils de l’économie nationale au niveau local : c’en était fini de la gestion par en haut et par secteurs.
Et afin d’asseoir cette réorganisation économique, une modification générale des divisions administratives soviétiques fut également menée. D’un côté, le nombre de districts a été considérablement réduit (de 3 421 à 1 711), de l’autre il y a eu une division entre districts industriels et districts ruraux.
C’était, bien évidemment, pour renforcer le pouvoir local de l’administration révisionniste, en la faisant se coller aux unités de production. Les révisionnistes installés confortablement dans le Parti et l’administration devaient profiter tranquillement du développement général de l’économie, en se comportant comme les dirigeants de royaumes indépendants.
Ils pouvaient vivre en privilégiés tout en s’imaginant servir le processus général de « construction du socialisme ». Surtout que le plan devenu septennal en 1956 prévoyait une croissance de 80 % !
Toutefois, immanquablement, en cassant la centralisation autant que possible afin d’empêcher une expression « stalinienne », l’économie soviétique a été de fait désorganisée.
L’exemple le plus significatif touche la conquête spatiale, un thème qui fut absolument essentiel en URSS socialiste, dès les années 1930.
Profitant des acquis socialistes, l’URSS révisionniste parvint à une série de grands succès. L’ère spatiale de l’humanité s’ouvre avec l’envoi dans l’espace, en orbite, du satellite Spoutnik-1 le 4 octobre 1957.
Suivent l’envoi du premier homme dans l’espace, Youri Gagarine, le 12 avril 1961, et de la première femme dans l’espace, Valentina Terechkova, le 16 juin 1963.
Le premier être vivant dans l’espace fut également soviétique, c’est la chienne Laïka, 3 novembre 1957, dont la mort fut par contre programmée à la base, ce qui provoqua alors une véritable avalanche de critiques, en URSS et à l’étranger. Par contre, les chiennes Belka et Strelka sont revenus de leur voyage forcé consistant en 17 orbites complètes autour de la Terre, le 19 août 1960.
Mais l’URSS étant ce qu’elle était, la première place dans la conquête spatiale fut perdue au profit de la superpuissance américaine. Si l’URSS restait une puissance de premier ordre sur le plan scientifique dans le domaine spatial, elle resta toujours à la traîne désormais, n’ayant plus les moyens de suivre technologiquement.
Cela est vrai tant pour le voyage sur la lune, réalisé par des Américains le 21 juillet 1969, que pour la mise en place de navettes spatiales (l’URSS mit en place une navette également, le Bourane, seulement en 1988 et pour un seul voyage, le tout dans le cadre d’un véritable gouffre économique).
L’URSS révisionniste, c’est ainsi une histoire d’épuisement et de tentative de contrer cet épuisement.
Que fit donc Nikita Khrouchtchev lorsqu’il a compris que ce qu’il espérait ne se produirait pas ?
Il a essayé alors de réorganiser les régions économiques administratives mises en place, mais le projet fut abandonné, et avec lui le rêve éveillé d’un socialisme se construisant tout seul par la magie d’une économie en croissance automatisée.
Pour en arriver là et à l’éviction de Nikita Khrouchtchev en octobre 1964, il a fallu passer par de nombreuses épreuves. La première, ce fut la gestion d’une masse de gens relevant désormais des villes, mais sans qu’il n’y ait de place pour eux.
On parle ici de sans domicile fixe, de criminels, d’intellectuels désœuvrés éventuellement contestataires. Contre eux, le 4 mai 1961, fut promulguée une loi « sur l’intensification de la lutte contre les personnes qui évitent le travail socialement utile et mènent un mode de vie parasite anti-social ». Rien qu’en République socialiste de Russie, 130 000 personnes furent la même année visées par cette loi, et 34 000 exilées.
La seconde épreuve, ce fut le drame de juin 1962, lorsque une terrible hausse des prix, de 30 % pour les produits carnés, provoqua un mécontentement en URSS (Moscou, Leningrad, Kiev, Dnipropetrovsk, Donetsk…) et parmi les nombreuses agitations dans les entreprises, il y eut les ouvriers de l’usine de locomotives de Novotcherkassk, près de Rostov, qui se mirent en grève.
Cela déboucha sur une émeute réprimée dans le sang, avec 29 morts et 83 blessés, quatorze condamnations à mort, des exils en Sibérie, le tout dans une opacité totale, le secret-défense étant décrété.
Dans ce contexte, le régime mit directement en place un nouvel article (numéro 70) au nouveau code pénal instauré en 1960 pour réprimer « l’agitation et la propagande antisoviétiques ».
Pour faire face également à ce nouveau contexte, le Comité Central demanda en juillet 1962 à tous les responsables de la sécurité dans le pays de :
« prendre des mesures pour renforcer de manière décisive le renseignement et le travail opérationnel afin d’identifier et de réprimer les actions hostiles des éléments antisoviétiques à l’intérieur du pays ».
De là date le « premier département », avec des agents des services de sécurités détachés dans les grandes entreprises, les universités, les instituts de recherche, etc.
Et cela allait, nécessairement, avec la tentative de réimpulser l’économie. Comme la planification ne fonctionnait plus sans l’État de Staline, alors il fallait soit le réinstaller, soit modifier l’économie elle-même.
Les intérêts de classe des révisionnistes installés dans le Parti et l’administration impliquaient bien évidemment la restauration du capitalisme… Qui avait, dans les faits, déjà eu lieu.