Dans son ouvrage sur la philosophie première, Al-Kindi nous précise la nature de la philosophie de telle manière qu’on saisit aisément le rapport avec la mise en place d’un nouveau régime.
Le régime dit en effet la chose suivante : l’Islam est la conception du monde qu’il faut que tout le monde adopte, je suis le représentant de cette conception du monde en tant que gouvernement centralisé et organisé capable de structurer une société en expansion qui existe conformément à ces valeurs.
Le précédent califat était né de la conquête et existait par la conquête ; avec le califat abbasside, on a pour la première fois un empire islamique organisé, reprenant donc des éléments de l’empire perse pour l’organisation.
Or, Al-Kindi dit la chose suivante : il faut qu’il y ait une formation intellectuelle, rationnelle, des gens en général, du moins de ceux les plus avancés. Cette formation est nécessaire, en raison de l’importance des sciences, qui touchent tous les domaines.
Cependant, ces sciences sont naturelles et en ce sens elles sont unifiées. Leur nature unifiée peut être comprise au moyen d’Aristote, qui a cherché à établir les principes de cette base unifiée. C’est ce qui a été appelé la « métaphysique ».
Aristote était pourtant un matérialiste, comment cela peut-il se conjuguer avec une démarche propre à un califat ?
C’est qu’il existait cependant dans un cadre historique particulier, celui de l’affirmation d’un nouveau type de califat, dépassant la simple dimension tribale-militaire conquérante. Et ce califat nouveau, littéralement arabo-persan, comptait attirer à lui tout ce qu’il y avait d’utile et d’intelligent afin que sa mise en place soit la meilleure possible.
C’était le caractère positif, universaliste, de l’affirmation impériale du califat abbasside. D’où la coexistence productive entre le califat et les intellectuels, ces derniers étant nécessaires pour l’administration, la guerre, l’architecture, la médecine, la formation intellectuelle des cadres, l’émergence de l’adab comme système des bonnes manières, etc.
Al-Kindi a donc toute sa place et sa reprise de la philosophie matérialiste d’Aristote, où l’univers est un tout avec une seule base, converge aisément avec un régime expliquant que la société est un tout avec une seule base également.
Voici ce que dit Al-Kindi dans son ouvrage sur la philosophie première.
« Dans la science des choses en leurs vérités, il y a la science de la Souveraineté, la science de l’Unicité, la science de la vertu, la science entière de ce qui est utile, la voie qui y mène, l’éloignement et la vigilance à l’égard de ce qui est nuisible.
Or, l’acquisition de tout cela est ce qu’ont apporté les prophètes véridiques de la part de Dieu – que sa louange soit exaltée.
Car les prophètes véridiques – que Dieu les bénisse – nous apprennent à reconnaître la souveraineté de Dieu seul et à nous attacher aux vertus qu’il agrée, à nous écarter des vices, qui sont par essence contraire aux vertus, et à préférer celles-ci. »
On a ainsi l’unicité divine, avec le Coran qui est même défini comme créé, d’une part, et le caractère unique du calife de l’autre. Et là-dessus vient se superposer le caractère unique de l’unicité scientifique, qu’a posé Aristote avec la « métaphysique ».
C’est le principe d’un califat comme empire religieux avec une administration développée s’appuyant sur des cadres profitant des arts et des sciences. C’est un projet littéralement utopique, porté par une vague historique consistant en la synthèse de peuples dépassant leurs divisions.
Cette vague retombera vite : dès le 9e siècle, la califat se noie dans des divisions ethniques, religieuses, la féodalité de type militaire devenant l’aspect principal de manière marquée et sanglante.