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Quel est le problème fondamental qui a donné naissance aux conceptions de Maïmonide et de la Kabbale ? En fait, si leurs conceptions sont différentes, tant Maïmonide que les kabbalistes ont tenté de résoudre un seul et même problème, amené par le développement du matérialisme.
Voilà comment se pose cette question. Si on admet l’idée d’un « Dieu » tout puissant, omnipotent, omniscient, etc., alors on accepte de fait que ce « Dieu » soit pur et parfait, n’ayant jamais besoin de rien.
Or, les religions juive, chrétiennes et musulmane expliquent qu’il y a eu la création du monde. Dans la Genèse, texte reconnu par le judaïsme et le christianisme, il est ainsi dit :
« Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut (…).
Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme. Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. »
L’islam ne reconnaît pas l’authenticité complète du texte, mais le Coran explique la même chose :
« Votre Seigneur, c’est Allah, qui a créé les cieux et la terre en six jours. » (sourate 7 / verset 54 )
« C’est Lui qui, en six jours, a créé les cieux, la terre et tout ce qui existe entre eux. » (sourate 25 / verset 59)
Cependant, le matérialisme a exposé une contradiction essentielle dans ce principe de création. Comment Dieu, en effet parfait de par son principe même, pourrait être amené à « créer » quelque chose ?
Cela signifierait qu’il a créé quelque chose « en plus », or Dieu est tout et il ne saurait y avoir de chose « en plus » de lui.
A cela s’ajoute que s’il a créé le monde, c’est que celui-ci « devait » exister et était donc un « manque ». Or, Dieu, par définition, ne peut pas connaître de « manque ».
La question se posait ainsi : comment Dieu qui est tout a pu être amené à donner existence à quelque chose comme le monde ?
Mais alors un autre problème se pose encore. Dieu est éternel et infini, de par sa définition. Or, à quel « moment » aurait-il pu donc « choisir » de donner naissance au monde ?
Comment Dieu qui est parfait aurait pu, subitement, prendre une décision, comme si quelque chose lui manquait ou « devait » se faire ?
Voici comment Maïmonide, dans Le guide des égarés, résume cette question, dont il a compris la dangerosité :
« V. L’une d’elles (est celle-ci) : Si, disent-ils, Dieu avait produit le monde du néant, Dieu aurait été, avant de créer le monde, agent en puissance, et en le créant, il serait devenu agent en acte.
Dieu aurait donc passé de la puissance à l’acte, et, par conséquent, il y aurait eu en lui une possibilité et il aurait eu besoin d’un efficient qui l’eût fait passer de la puissance à l’acte.
C’est là encore une grande difficulté, sur laquelle tout homme intelligent doit méditer, afin de la résoudre et d’en pénétrer le mystère.
VI. Autre méthode : Si un agent, disent-ils, tantôt agit et tantôt n’agit pas, ce ne peut être qu’en raison des obstacles ou des besoins qui lui surviennent ou (qui sont) en lui ; les obstacles donc l’engagent à s’abstenir de faire ce qu’il aurait voulu, et les besoins l’engagent à vouloir ce qu’il n’avait pas voulu auparavant.
Or, comme le créateur n’a pas de besoins qui puissent amener un changement de volonté, et qu’il n’y a pour lui ni empêchements, ni obstacles, qui puissent survenir ou cesser, il n’y a pas de raison pour qu’il agisse dans un temps et n’agisse pas dans un autre temps ; son action, au contraire, doit perpétuellement exister en acte, comme il est lui-même perpétuel. »
Le guides des égarés
Il n’y a que deux réponses possibles, sur le plan logique, et les religieux, tant juifs, catholiques que musulmans, en étaient conscients :
1. Soit le monde a toujours coexisté à Dieu, et par conséquent il est éternel : c’est le principe d’Aristote, qui se prolongera par la suite finalement dans le « déisme » des Lumières, qui voit Dieu comme un « horloger » (Rousseau notamment).
2. Soit il n’y a pas eu de création du monde et Dieu revient à être l’univers, ce que dit Spinoza, et à la suite de lui le matérialisme dialectique, et avant lui en fin de compte Averroès, voire Avicenne (pour qui on a au moins un Dieu-Univers).
Ce problème était insoluble pour les religions. Cependant, il n’y avait pas le choix, il fallait trouver des solutions théoriques, sans quoi tous les fondements allaient être ébranlés.
Celle de Maïmonide est simple, et strictement parallèle à celle de Thomas d’Aquin : il s’agit de reprendre Aristote, mais de le faire tendre vers la religion, c’est-à-dire vers l’affirmation de l’individualité, du « libre-arbitre ».
Le matérialisme, avec Averroès, puis Spinoza, etc. jusqu’à Gonzalo, rejette le statut « à part » de l’individu : les humains ne « pensent » pas, ce qu’ils conçoivent est le reflet, adéquat ou non, de la réalité.
Logiquement, Maïmonide et Thomas d’Aquin partent dans l’autre direction. S’il leur fut impossible de nier Aristote, pour autant ils purent le « rediriger » dans une autre direction.
Et Maïmonide d’alors expliquer que les contradictions entre la religion juive et Aristote par le fait que Dieu dispose d’un autre mode de connaissance, que ses choix ne peuvent pas être compris, etc.
Comme il le formule ouvertement dans Le guide des égarés :
« Si donc on demandait : Pourquoi Dieu s’est-il révélé à tel homme et pas à tel autre ? Pourquoi Dieu a-t-il donné cette Loi à une nation particulière, sans en donner une à d’autres ? Pourquoi l’a-t-il donnée à telle époque et ne l’a-t-il donnée ni avant ni après ? Pourquoi a-t-il ordonné de faire telles choses et défendu de faire telles autres ?… pourquoi a-t-il signalé le prophète par tels miracles qu’on rapporte, sans qu’il y en eût d’autres ? Qu’est-ce que Dieu avait pour but dans cette législation ?
La réponse à toutes ces questions serait celle-ci : c’est ainsi qu’il l’a voulu ou bien c’est ainsi que l’a exigé sa sagesse… Tout dépend de cette question ; sache-le bien. »
Les Kabbalistes utilisèrent quant à eux Platon (avec des éléments d’Aristote, inévitablement). Ils dirent que Dieu qui, par définition, peut tout n’a pas ajouté quelque chose en plus, mais a au contraire enlevé quelque chose : il s’est contracté, freinant sa puissance, donnant ainsi naissance au monde. C’est le « tsimtsoum », terme signifiant « contraction » en hébreu.
Mais là encore, on est dans le « choix » de Dieu. C’est l’apologie du libre-arbitre, dans un esprit bourgeois (nous sommes au tout début du capitalisme), mais appliqué à revivifier une religion féodale, voire antique.
Telle est la clef conceptuelle, anti-matérialiste, de Maïmonide et des kabbalistes.