Il faut établir d’une part la clef du monothéisme juif et, d’autre part, vérifier ensuite si cette clef est juste en regardant le judaïsme lui-même. La première chose est donc de regarder les modalités historiques pour voir la dialectique à l’œuvre.
Selon la Bible, les Juifs arrivés en Terre promise sont divisés en tribus et ont perdu la Loi donnée par Dieu par l’intermédiaire de Moïse. Elle explique que les Juifs connaissent alors des troubles en raison de la non-observance de la loi de Moïse, tout en étant dirigés par des chefs de guerre, des « juges ».
En réalité, les Juifs n’avaient pas encore « reçu » cette loi, bien évidemment. Il s’agit là d’une reconstruction théologique a posteriori. Et les « juges », ce sont simplement les dirigeants des clans et tribus.
Rappelons ici au passage qu’il n’y a aucune trace archéologique de l’esclavage des Juifs en Égypte. Qui plus est, la Terre promise était justement à l’époque une province égyptienne, ce que la Bible « oublie » de mentionner.
Ce qui s’est passé, c’est que des populations locales, avec éventuellement une immigration, ont connu une centralisation typique de cette période de l’histoire. Les douze tribus d’Israël étant toujours mentionnées, sans doute s’agissait-il d’ailleurs d’une entité fédérative.
Pour qu’elles aient pu se fédérer, l’Égypte a dû perdre le contrôle de la zone, ou faire avec pendant au moins un temps.
Ce processus d’unification est présenté par la Bible de la manière suivante : Dieu « accorde » une monarchie aux Juifs, afin qu’ils soient comme les autres peuples, et non plus simplement divisés et dépendant des « juges ».
Il est prétendu que Dieu choisit le roi. C’est là sans doute une nécessité symbolique pour que l’ensemble des tribus donne son aval. On parle vraisemblablement par ailleurs du dieu-univers : le roi était choisi par les tribus et cela relevait du « destin » cosmique.
Les premiers rois sont alors Saül, David et Salomon. Ce dernier construit alors le grand Temple.
Traduction historique : c’est la formation d’une Cité-État. On est ici dans la période qui va de 1030 à 931 avant notre ère.
Est-il réellement possible qu’on ait affaire, dès le départ, à un monothéisme ? Absolument pas. À moins de croire en le message biblique et en la religion, il n’y a aucune raison de penser qu’on n’est pas ici dans le schéma classique d’une Cité-État, avec un polythéisme caractérisé par un dieu tutélaire, ainsi qu’un dieu-univers de nature « énergétique » fonctionnant à l’arrière-plan.
D’ailleurs, après ces trois rois, il y a une scission et deux royaumes se revendiquant de YHWH-tutélaire : le royaume de Juda d’un côté, et le royaume d’Israël de l’autre.
C’est bien la preuve que l’unification initiale des tribus n’était pas si puissante, et d’ailleurs des historiens doutent même que la monarchie des premiers rois ait existé. Et il est vrai qu’il est étrange que si le royaume de Juda est centré sur Jérusalem, le royaume d’Israël dispose de deux centres religieux qui lui sont propres, tout au nord et tout au sud du pays, Béthel et Dan.
De plus, on sait par l’archéologie que dans le royaume d’Israël, d’autres dieux que YHWH étaient vénérés, tels El, Baal, Ashéré, Ashtar, Shagar, etc. On retrouve notamment le nom du dieu El dans les prénoms Israël, Daniel, Samuel, Michaël, etc.
Et comme vu, dans le Livre des Rois, il est clairement dit que, jusqu’à l’intervention de Josias au 7e siècle avant notre ère, on trouvait dans le royaume de Juda une pléthore de dieux.
On n’a ainsi pas de monothéisme. On a YHWH comme dieu tutélaire.
Comme on sait qu’ensuite, en théorie, le monothéisme arrive, fort logiquement, on devrait alors s’attendre cependant au succès des deux royaumes. On s’imagine qu’il va y avoir une accumulation de conquêtes et une uniformisation des mœurs, des mentalités, du culte religieux, et qu’on va aboutir à un culte unique d’un dieu unique.
Or, ce n’est pas du tout le cas. L’existence de ces deux royaumes est très rapidement précaire. S’il y a une petite phase d’expansion, ce sont surtout des troubles permanents et la soumission qui forment la norme.
Les principaux événements sont les conflits avec les Assyriens, qui envahissent même le royaume d’Israël en 720 et le démantèlent !
Les habitants de ce royaume sont en partie déportés, d’autres rejoignent le royaume de Juda. Cela va donner naissance aux Samaritains, des Juifs qui considèrent que plus rien ne peut être ajouté à la religion. Le judaïsme actuel intègre inversement des textes de divers « prophètes » mineurs qui vont émerger par la suite.
Le royaume de Juda se maintient, mais en mauvaise posture, avec la dépendance à l’Égypte et à Babylone. En 586 avant notre ère, la capitale du royaume de Juda, Jérusalem, est même détruite par Babylone et l’élite y est déportée jusqu’en 538, au moment où la Perse triomphe de Babylone.
Autrement dit, de 1030 à 538 avant notre ère, les Juifs n’ont été en mesure que d’établir un petit royaume qui est immédiatement devenu la cible de puissances régionales plus importantes. Il n’y a eu aucun saut qualitatif qui justifierait l’irruption du monothéisme.
Faut-il considérer que l’exil à Babylone de l’élite juive a été un phénomène majeur en ce sens ?
L’exil n’a toutefois duré que cinquante ans et dans un cadre de soumission, donc on pourrait penser que non. Deux aspects jouent toutefois en ce sens.
Tout d’abord, le temple est reconstruit, en l’an 516 avant notre ère.
Ensuite, la Bible nous explique elle-même qu’il y a eu un conflit de légitimité au retour de l’élite, celle-ci considérant que les non déportés n’avaient pas leur mot à dire. La Perse, la nouvelle puissance dominante avec à sa tête Artaxerxès I, fit alors le ménage en demandant à Ezra (souvent appelé Esdras en français) de réorganiser les Juifs.
C’est ce qu’il fit en établissant une Grande Assemblée de 120 sages et en établissant une stricte orthodoxie excluant les femmes non juives avec qui s’étaient mariés des hommes non déportés.
Cette reprise en main de la religion, alors que tout s’était effondré, implique une relecture particulièrement forcée des choses. Le YHWH comme dieu tutélaire a dû être particulièrement mis en avant, mais comme il avait « échoué » à protéger les Juifs, il fallait le renforcer dans sa dimension.
La Perse avait apparemment intérêt à cela pour la stabilité régionale. On a littéralement une remise en vie artificielle de Juda.
Cela se vérifie si on regarde la suite. En -332, les Juifs passent sous domination grecque séleucide, à la suite d’Alexandre le grand). L’impact culturel est alors immense, relativisé toutefois par l’effondrement grec qui permet une courte indépendance, de -168 à 63.
Suit alors la domination romaine et, comme on le sait, l’émergence de Jésus-Christ et du christianisme.
On peut alors y voir plus clair, car une scission a alors lieu chez les Juifs.
Les Pharisiens veulent que les Juifs se maintiennent coûte que coûte. Ils se ferment sur eux-mêmes et pour ce faire se revendiquent des traditions, d’une « loi orale » ayant autant d’importance que la Torah. Ils vont produire le judaïsme.
Les Sadducéens représentent l’élite religieuse, qui veut collaborer avec les Romains. Ils se feront éliminer au fur et à mesure par les indépendantistes Juifs formant l’aile dure des Pharisiens : les zélotes et les sicaires.
On sait très peu de choses des Sadducéens, voire même pratiquement rien. Mais comme ils existaient au moment de Jésus-Christ, certaines conceptions sont soulignées. Les Pharisiens :
– nient l’intervention divine dans la vie quotidienne ;
– nient la résurrection des morts et d’ailleurs l’âme du défunt passe dans un au-delà indifférencié ;
– nient les anges et les démons.
Il est ici absolument clair que les Pharisiens parlent ici du dieu-univers de l’animisme cosmique. Dans le mélange dieu-univers / dieu-tutélaire, ils représentent l’aspect dieu-univers comme principal.
D’où leur acceptation d’une soumission nationale : le dieu tutélaire n’est plus vraiment tutélaire. C’est une sorte de dieu venu du polythéisme ayant pris des traits du dieu-univers. C’est le monothéisme tels que les chercheurs traditionnels le voient, en quelque sorte.
Les Sadducéens penchent inversement du côté du dieu-tutélaire. Et pour le sauver coûte que coûte, il faut faire du dieu-univers son arrière-plan virtuel, et former un nouvel aspect : une loi orale pour que se débarrasse tout l’équilibre artificiel de YHWH dieu-tutélaire/dieu-univers.
Quant à Jésus-Christ, il résout la contradiction de manière productive, en prenant sur lui d’inverser le rapport : ce n’est plus le dieu-tutélaire qui grimpe vers le dieu-univers, mais le dieu-univers qui s’incarne, se débarrassant du dieu tutélaire venu du polythéisme pour, en fait, prendre sa place comme monothéisme.