L’une des plus grandes batailles idéologiques à mener est celle contre la fausse bienveillance de la société capitaliste européenne. L’Union européenne propose un « modèle » qui n’est pas seulement social, en effet. On a largement dépassé le cadre de l’Etat providence, avec des aides sociales, des assurances-chômage, une aide hospitalière systématique.
Il y a désormais à l’arrière-plan toute une idéologie de l’inclusivité. Les handicapés, les LGBTQQIAAP (gays, lesbiennes, trans, non-binaires, pansexuels, etc.), les personnes droguées, les sans-papiers, les vegans, les musulmans, les immigrés… sont tous mis à contribution en tant qu’« individus » pour être identifiés comme « marginalisés ». Partant de là, le capitalisme exige une plus grande « ouverture » à leur égard et c’est la base de tout un état d’esprit libéral à tous les niveaux, produisant un relativisme généralisé.
Ce relativisme n’est bien entendu pas mis en avant comme libéral, bien qu’il le soit fondamentalement. Il est mis en avant comme progressisme, comme approche permettant d’élargir les acquis, d’élargir les droits.
En d’autres termes, le capitalisme a profité de la méconnaissance du matérialisme dialectique par les masses, de l’impact du « positivisme » bourgeois rejetant la Nature, pour instaurer et systématiser le droit dit positif, car il « ajoute » des droits en s’appuyant sur les nouvelles possibilités sociales.
Comme c’est le capitalisme qui domine socialement, ces droits nouveaux ont forcément été soumis à celui-ci. En apparence, pourtant, cela donne l’impression d’être bienveillants. Et voilà comment, dans des pays ayant pourtant une vraie tradition ouvrière comme la Belgique, la France, l’Allemagne, l’Italie, le « peuple de gauche » s’est vu transformé en une masse informe d’individus « tolérants » acceptant toutes les ouvertures d’esprit proposées par le capitalisme.
Pourquoi le processus a-t-il été si efficace ? C’est que dans une société de consommation, lorsque les gens achètent quelque chose, ils ont désormais largement les moyens de le faire. Il leur semble alors non pas qu’il y a le capitalisme dans leur action d’acheter, mais une sorte de troc généralisé.
Lorsqu’on achète une marchandise, c’est en échange de ce qu’on a soi-même produit. Le capitalisme a produit l’idéologie des consommateurs incapables de voir le mode de production, car ils raisonnent en termes d’individus.
Voici comment les consommateurs voient les choses. La citation est tirée d’une lettre à Friedrich Engels du 11 juillet 1868, où Karl Marx cite Theodor Schmalz, se moquant ensuite de sa lecture de l’économie comme d’une sorte de troc généralisé.
« Le travail d’autrui en général ne produit jamais pour nous qu’une économie de temps, et [que] cette économie de temps est tout ce qui constitue sa valeur et son prix.
Le menuisier, par exemple, qui me fait une table, et le domestique qui porte mes lettres a la poste, qui bat mes habits, ou qui cherche pour moi les choses qui me sont nécessaires, me rendent l’un et l’autre un service absolument de même nature ; l’un et l’autre m’épargne et le temps que je serais oblige d’employer moi-même a ces occupations, et celui qu’il m’aurait fallu consacrer a acquérir l’aptitude et les talents qu’elles exigent. »
C’est là une conception erronée, car il y a incompréhension de l’importance collective de l’économie. Il n’y a pas que des moyens de production, il y a production des moyens de production ; il y a la classe ouvrière dont le travail exploité est la base de la richesse réelle.
Le consommateur individualisé du capitalisme moderne ne saurait voir cela toutefois. C’est par là qu’il y a une convergence fondamentale entre le libéralisme culturel du « peuple de gauche » en général, qu’il imagine « progressiste » et « moderne », et le capitalisme dans sa version la plus performante, la plus rapide, la plus impersonnelle et en même temps la plus « ciblée ».
C’est le capitalisme cosmopolite de McDonald’s, Instagram, Uber Eats, Amazon, Apple… qui sont capables à la fois de proposer des produits spécifiques au consommateur et, en même temps, d’être le plus neutre, le plus accessible possible.
L’idéologie de la consommation est celle d’une société sans rivages, sans frontières internes, composées d’une multitude d’êtres humains individualisés, atomisés. Le terme de société est en réalité même superflu, car on parle d’une sorte de vaste agrégat, d’une entité qui n’existe que par le flux et le reflux des actions individuelles.
Margaret Thatcher avait, la première, conceptualisé cette vision du monde, de manière fameuse. Occupant le poste de Premier ministre au Royaume-Uni, elle déclara la chose suivante dans un magazine féminin :
« Ils font reposer la responsabilité de leurs problèmes sur la société. Et, vous savez, je ne vois rien qu’on puisse appeler ‘la société’. Il existe des individus, hommes et femmes, et il existe des familles.
Et aucun gouvernement ne peut rien faire, sauf à travers les gens, et les gens doivent s’occuper d’abord d’eux-mêmes. Il est de notre devoir de prendre soin de nous et, par la suite, de nous occuper aussi de nos voisins. »
Margaret Thatcher était haïe par le « peuple de gauche » à l’époque, et pourtant dans ce qu’il est devenu, le « peuple de gauche » s’est aligné sur Margaret Thatcher. Il considère que chacun peut faire ce qu’il veut, du moment qu’il n’y a pas de préjudice pour autrui.
Il n’y aurait pas de morale universelle, pas de valeurs universelles en général, et même oser s’imaginer qu’il y en a serait réactionnaire. La bataille serait d’ailleurs celle entre les fermés d’esprit et ceux qui, inversement, ont l’esprit ouvert.
L’écriture inclusive est un excellent exemple de cet « esprit ouvert », dont le maître mot est l’inclusivité. Le principe est, en effet, non plus de changer les choses, mais de les accepter.
Il faut inclure les gens tels qu’ils sont, et l’humanité n’a pas à être transformée.
C’est pourquoi le strict équivalent de Margaret Thatcher, sur le plan de la promotion du libéralisme culturel, pour la France, est Simone Veil. Cette figure de la droite française, dans sa version la plus libérale, est présentée comme une figure féministe, car elle a porté la loi autorisant l’avortement, en tant que ministre de la Santé.
Cependant, dans son discours, elle souligne bien que la situation est anarchique, qu’il y a des centaines de milliers de femmes qui avortent chaque année et que la situation ne peut plus durer. Il faut donc accompagner l’évolution sociale en l’acceptant.
Simone Veil ne parle pas de l’avortement en ce qu’il est, ni des femmes en général : elle ne pose pas la question de manière matérialiste et démocratique. Elle parle uniquement de la détresse des femmes dans une situation où la loi est systématiquement « bafouée ».
En apparence, cela a l’air activiste, féministe, car on prend parti pour les femmes. En réalité, il n’y a pas de contenu, c’est un accompagnement du capitalisme par le capitalisme.
C’est un exemple du droit positif, où ce n’est pas le contenu qui compte, mais l’existence de gens dans une certaine situation, à qui il faut reconnaître des droits. Il ne s’agit pas de considérer comme bonne ou mauvaise la situation de ces personnes : il faut bien insister dessus, la démarche ne consiste pas à juger.
Pour le droit positif capitaliste, il ne s’agit pas de dire si fumer du cannabis est bien ou pas. Cela peut être considéré comme mauvais, d’ailleurs. Pour autant, s’il y a une situation qui l’exige, alors fumer du cannabis peut être un droit à acquérir.
Le capitalisme fonctionne, avec le droit positif, comme une bourse aux actions, où s’il y a un marché, alors il doit y avoir reconnaissance.
Pour le droit positif capitaliste, il ne s’agit ainsi pas de dire si un couple homosexuel ayant utilisé une femme dans un pays étranger comme « mère porteuse » a bien fait ou pas. Si l’on prend l’exemple français, la loi l’interdit en France d’ailleurs. Par contre, ce qui compte, c’est de reconnaître les deux membres de ce couple comme « parent » sur le plan légal. Ce que fait la France, qui pourtant interdit la démarche sur son propre territoire.
Pareillement, pour le droit positif capitaliste, il ne s’agit pas de dire qu’il faut être vegan ou pas, car c’est un choix « individuel ». Par contre, il y a une situation particulière pour les animaux, et le droit positif peut « intervenir ». De par la démarche, on comprend qu’il s’agit uniquement des animaux à destination humaine, et jamais des animaux sauvages, car le droit positif ne peut pas reconnaître la Nature.
Il n’est pas difficile de voir la dimension idéologique de la démarche du droit positif, et pourquoi justement l’accent est mis sur les droits d’une personne musulmane, ou trans, ou sans-papiers, ou droguée, ou handicapée, ou tout ensemble. Il s’agit seulement de reconnaître la différence. C’est là où c’est pervers : en l’absence de contenu, la mise en valeur de la différence permet au capitalisme de séparer, d’atomiser, en se prétendant bienveillant.
Toute la dynamique de l’Union européenne, au niveau des institutions comme des entreprises, œuvre en ce sens « inclusif ». C’est, comme on le sait, également le cas aux États-Unis, dans les universités et les grandes entreprises, les institutions et l’armée.
L’atomisation mise sur les critères suivants : le genre (qui remplace le sexe), l’identité de genre (ce qui ajoute un palier dans la remise en cause de la dialectique hommes-femmes), l’origine raciale ou ethnique (dans une lecture communautaire), la religion ou la croyance (pareillement dans une lecture communautaire), l’orientation sexuelle (déclinable de manière illimitée et modifiable à volonté), le handicap (dans une négation d’une définition universelle de l’être humain), l’âge (permettant de casser toute lecture par génération).
Voici des exemples de démarche idéale qu’on trouve dans une auto-évaluation en ligne à destination des organismes et organisations en général, proposée par l’Union européenne.
« Oui, l’organisation dispose d’une politique de gestion de la diversité sur le lieu de travail qui définit les normes relatives à son engagement à éliminer la discrimination, le harcèlement sexuel et le harcèlement; reconnaître positivement la diversité et s’y adapter ; donner l’impulsion nécessaire à sa mise en œuvre et prendre des mesures positives si nécessaire, en ciblant des groupes spécifiques pour parvenir à un lieu de travail diversifié.
L’organisation ne dispose pas d’une politique spécifique de gestion de la diversité sur le lieu de travail, mais la diversité fait l’objet d’un engagement, d’un leadership sur cette question, et la promotion de la diversité et l’élimination de la discrimination, du harcèlement sexuel et du harcèlement sur le lieu de travail sont mentionnées dans les principales politiques/procédures organisationnelles concernant les activités de l’organisation, telles que la politique de recrutement, la politique de formation, etc. »
« Oui, l’organisation réalise régulièrement des audits spécifiques ou des enquêtes auprès du personnel en ce qui concerne la diversité sur le lieu de travail, afin de contrôler la présence de la diversité sur le lieu de travail et d’identifier tout problème ou toute inégalité concernant les membres du personnel issus de groupes concernés par les motifs de discrimination, et elle élabore et met en œuvre des plans d’action pour traiter les problèmes et les inégalités identifiés. »
« Oui, l’organisation soutient et se mobilise en faveur d’un ou de plusieurs réseaux dédiés et accessibles au personnel, qui offrent un espace sûr aux membres du personnel appartenant à des groupes concernés par les motifs de discrimination, afin qu’ils puissent se réunir, aborder des questions communes et engager un dialogue avec la direction sur toute action requise pour traiter ces questions. »
« Oui, l’organisation promeut activement la diversité et utilise un langage inclusif dans son matériel de communication, interne et externe, et il existe une politique ou une ligne directrice interne à ce sujet. »
« Oui, dans ses procédures de recrutement, l’organisation inclut des dispositions visant à: parvenir à la diversité sur le lieu de travail de manière ciblée et spécifique; prévenir la discrimination; fournir des aménagements raisonnables pour les personnes en situation de handicap et répondre aux besoins spécifiques des autres groupes concernés, et permettre des mesures d’action positive ciblant des groupes spécifiques pour parvenir à un lieu de travail diversifié; et elle communique et promeut ces éléments dans sa publicité de recrutement. »
« Oui, l’organisation, dans ses procédures de promotion et d’évolution de carrière, prévoit des dispositions visant à: atteindre de manière délibérée et spécifique la diversité sur le lieu de travail à tous les niveaux ; permettre des mesures d’action positive ciblant des groupes spécifiques pour atteindre cette diversité à tous les niveaux; prévoir des aménagements raisonnables pour les personnes en situation de handicap et répondre aux besoins spécifiques d’autres groupes pour favoriser des évolutions de carrière, et prévenir la discrimination dans les évolutions de carrière. »
« Oui, l’organisation dispose de procédures pour établir et répondre aux besoins spécifiques des membres du personnel issus de groupes ethniques ou religieux minoritaires, en prenant les mesures nécessaires pour permettre leur pleine participation et contribution en respectant leurs spécificités culturelles, religieuses et linguistiques, en répondant aux besoins spécifiques qui en découlent et en créant un environnement de travail accueillant. »
« Oui, l’organisation reconnaît et respecte l’identité de genre (proclamée) des membres du personnel, y compris les non-binaires, protège leurs droits sur le lieu de travail et soutient, de manière appropriée et selon les besoins, les membres du personnel qui sont en cours de transition de genre. »
Et comme on le sait, la liste est sans fin, puisque le but du capitalisme est d’atomiser. On trouve également les neuroatypiques (dyslexiques, hyperactifs, autistes…), les neurodivergents (traumatisés par exemple), les personnes « racisées », etc.
Derrière le masque de la bienveillance, on est dans la négation de l’universalisme, et les choses sont tournées jusqu’à l’absurde, à l’exemple de ce que raconte l’État canadien sur les sourds et muets, qui par un tour de passe-passe, ne sont plus muets.
« Bien que les termes « sourd » et « sourde » employés seuls puissent sembler offensants pour certaines personnes puisqu’ils mettent l’accent sur cette seule caractéristique, leur emploi est tout de même accepté.
Les termes « sourd-muet », « sourde-muette », « sourd et muet » et « sourde et muette » associent la surdité à l’incapacité de s’exprimer oralement. Une personne sourde peut choisir de ne pas utiliser sa voix; ceci ne fait pas d’elle une personne muette.
Ne pas confondre avec les termes « Sourd », « Sourde » et « personne Sourde » écrits avec un « S » majuscule. Ces termes font référence à une personne ayant une perte auditive qui utilise une langue des signes comme première langue, qui s’identifie à la culture Sourde et qui est active dans la communauté Sourde. »
Il faut également souligner l’importance de l’écriture inclusive, qui a fait un triomphe dans les universités occidentales francophones, au Canada et en Belgique surtout mais également en France.
L’inventivité libérale témoigne ici d’un véritable nihilisme : recours au point médian (« les citoyen·ne·s »), noms et pronoms non-binaires (« tancle », « froeur », « iel », « celleux », « toustes »), règle dite de la majorité (« Mes filles et mon fils sont absentes »), etc.
Voilà le triste panorama de la fausse bienveillance, vraie « inclusivité » capitaliste, dont le fond est la remise en cause de l’universalisme, de toute définition naturelle. C’est le sens du soutien aux jeux paralympiques, qui de manière absurde sont mis sur le même plan que les jeux olympiques (eux-mêmes façonnés par le capitalisme à la base).
Les mascottes pour les Jeux Olympiques de Paris 2024 sont d’ailleurs au nombre de deux, avec l’une des deux ayant une prothèse à la place d’une jambe. En apparence, c’est la bienveillance, dans la pratique c’est la négation qu’il existe une définition de l’humanité et que s’il manque une jambe à quelqu’un, ce n’est pas la norme.
Le Socialisme, c’est justement la bienveillance non pas dans la négation des normes, mais dans leur affirmation. C’est parce qu’il y a des normes et qu’il y a des gens qui, pour des raisons diverses, ne peuvent pas être à leur hauteur, que le Socialisme considère qu’il faut les épauler.
Le capitalisme ne peut même finalement que reconnaître toutes les marginalités, toutes les perversités, car il a besoin de toujours plus de différences, afin d’atomiser. Son rêve n’est pas seulement de généraliser en Europe le modèle américain, avec des bikers, des New-Yorkais, des gays, des afro-américains, des Texans, des évangélistes, des Chicanos, des rednecks, etc.
Son but est d’aller toujours plus loin, de faire imploser la société en micro-communautés alliées par des contrats. La fausse bienveillance qu’il emploie sert de ciment pour maintenir un semblant de cohésion.
Mais il est une chose qui est claire : le prolétariat est rétif, il résiste à cette démarche. Il refuse de participer à un engouement identitaire, à faire des fétiches communautaires l’alpha et l’oméga de la vie sociale.
C’est là où le nationalisme intervient, afin de capter cette résistance prolétarienne et de la placer au service de la bourgeoisie traditionnelle d’une part, mais également de la haute bourgeoisie, la plus agressive, qui veut aller à la guerre.
Finalement, on comprend d’autant mieux maintenant ce qu’a été le fascisme, le national-socialisme, ces mouvements de droite révolutionnaire, portées par des masses refusant l’implosion « moderniste » de la société et tombant dans le piège de la démagogie nationaliste nostalgique.
En 2024, le piège semble se répéter, mais il y a toutefois un avantage nouveau : le mélange des masses au niveau mondial est devenu bien plus important. Le repli nationaliste est bien moins une option possible que dans les années 1920-1930. L’humanité a fait trop d’expériences l’unifiant, la dernière, fondamentalement marquante historiquement, étant la pandémie de 2020.
Ce qui se joue, c’est l’affrontement entre le particulier et l’universel. Le capitalisme réfute l’universel. Le nationalisme prétend s’appuyer sur le particulier pour rétablir l’universel.
Le Socialisme affirme l’universel pour permettre l’épanouissement du particulier – non pas en tant qu’ « individus » atomisés, mais en tant que personnes étant des composantes du collectif.