C’est Émile Zola qui a formulé la thèse « naturaliste » de manière la plus avancée dans le plan des arts et de la littérature.
En 1880, il publie Le Roman expérimental, dans le cadre d’une grande campagne de presse de 1879 à 1882. Cet ouvrage est directement dans la continuité idéologique de l’oeuvre de Claude Bernard publiée en 1860 : Introduction à la médecine expérimentale.
Émile Zola l’exprime ouvertement, expliquant dès le départ :
« Je n’aurai à faire ici qu’un travail d’adaptation, car la méthode expérimentale a été établie avec une force merveilleuse par Claude Bernard dans son Introduction à la médecine expérimentale.
Ce livre d’un savant, dont l’autorité est décisive, va me servir de base solide. Je trouverai là toute la question traitée, et je me bornerai, comme arguments irréfutables, à donner les citations qui me sont nécessaires.
Ce ne sera donc qu’une compilation de textes ; car je compte sur tous les points me retrancher derrière Claude Bernard. Le plus souvent, il me suffira de remplacer le mot médecin par le mot romancier, pour rendre ma pensée plus claire et lui apporter la rigueur d’une vérité scientifique. »
On a ici la réfutation de la dignité du réel, au profit de la science non pas comme explication, mais comme constatation, comme procès-verbal d’un phénomène obéissant à des règles mécaniques.
Émile Zola est un aboutissement littéraire du processus marquant la victoire de la bourgeoisie. Initialement, on le retrouve aux côtés de Gustave Flaubert, dont le roman Madame Bovary est le premier grand succès du « nouveau » réalisme devenant naturalisme, de Guy de Maupassant, mais aussi de Champfleury ou des frères Goncourt.
L’un des frères Goncourt, Jules, expliqua à son frère, en 1870, que :
« On nous niera tant qu’on voudra, il faudra bien reconnaître un jour que nous avons fait Germinie Lacerteux et que Germinie Lacerteux est le livre-type qui a servi de modèle à tout ce qui a été fabriqué, depuis nous, sous le nom de réalisme, naturalisme, etc. »
Edmond et Jules de Goncourt jouent un rôle important de par leur démarche bourgeoise prétendant absorber « l’histoire ». A leurs yeux,
« L’histoire est un roman qui a été ; le roman est de l’histoire qui aurait pu être. Un des caractères particuliers de nos romans, ce serait d’être les romans le plus historiques de ce temps-ci, les romans qui fourniront le plus de faits vrais et d’idées vraies à l’histoire… Le roman actuel se fait avec des documents racontés ou relevés d’après nature, comme l’histoire se fait avec des documents écrits. Les historiens sont les raconteurs du passé ; les romanciers sont les raconteurs du présent. »
Ce n’est pas tout cependant, car on est là encore trop dans le réalisme. Les frères Goncourt entendaient également faire « vibrer les nerfs et saigner le coeur ». Le roman Germinie Lacerteux décrit ainsi une femme « hystérique » dont la vie sombre complètement. On est là dans un regard bourgeois, en « observateur neutre » et avec une conception mécaniste et de plus en plus idéaliste.
Le naturalisme s’intéresse, en effet, au particulier aux dépens du général en tant que tel. Le réalisme était une tentative, imparfaite, de s’élever du particulier au général. Le naturalisme a lui, déjà, une dimension baroque, tendant au grotesque, à l’unique – ce que prolongera le symbolisme et la culture décadente.
On a également, déjà, une tendance à la primauté de la psychologie, une tendance que renforcera encore davantage le capitalisme décadent, avec la psychanalyse et le surréalisme.
Ce qui ressort, c’est une vision particulièrement réductrice. Hippolyte Taine, en 1861, affirmait en ce sens que :
« Je pense que tout homme cultivé et intelligent, en ramassant son expérience, peut faire un ou deux bons romans, parce qu’en somme un roman n’est qu’un amas d’expériences.»
Hippolyte Taine expliquait également, en 1865, que :
« Du roman à la critique et de la critique au roman, la distance aujourd’hui n’est pas grande. Si le roman s’emploie à montrer ce que nous sommes, la critique s’emploie à montrer ce que nous avons été. L’un et l’autre sont maintenant une grande enquête sur l’homme, sur toutes les variétés, toutes les situations, toutes les floraisons, toutes les dégénérescences de la nature humaine. Par leur sérieux, par leur méthode, par leur exactitude rigoureuse, par leurs avenirs et leurs espérances, tous deux se rapprochent de la science.»
« Floraison » et « dégénérescence » : on touche ici au cœur de la pensée irrationnelle bourgeoise, sa conception vitaliste.
Émile Zola s’appuie de fait sur Hippolyte Taine et reprend en épigraphe de la deuxième édition de Thérèse Raquin la fameuse phrase d’Hippolyte Taine dans son Introduction à l’histoire de la littérature anglaise (1864) : « Le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre.»
Émile Zola est ainsi, au départ, un romantique, dans la ligne d’Alfred de Musset, de Victor Hugo, il rejette totalement le réalisme. Il ne va devenir naturaliste – et donc pas du tout réaliste – que sous l’influence d’Hippolyte Taine et du « prince » de la vivisection Claude Bernard, alors que lui-même était devenu journaliste.
C’est-à-dire qu’Émile Zola est un intellectuel idéaliste, romantique, qui a formulé une conception idéologique de la bourgeoisie conformément aux besoins de l’époque. Le naturalisme d’Émile Zola, c’est celui d’Hippolyte Taine et de Claude Bernard, c’est celui de la bourgeoisie, dans l’esprit du vitalisme.
Thérèse Raquin se voulait un roman à caractère scientifique. Déjà décadent comme la vivisection, Émile Zola entendait un faire un « succès d’horreur » en parlant du meurtre impuni d’un mari par la femme et l’amant, qui alors basculent dans la culpabilité et le remords.
Il est intéressant de voir comment Zola lui-même résume cela, dans un esprit à prétention scientifique mais déjà focalisé sur le fait divers :
« En deux mots, voici le sujet du roman : Camille et Thérèse, deux jeunes époux, introduisent Laurent dans leur intérieur. Laurent devient l’amant de Thérèse, et tous deux, poussés par la passion, noient Camille pour se marier et goûter les joies d’une union légitime. Le roman est l’étude de cette union accomplie dans le meurtre ; les deux amants en arrivent à l’épouvante, à la haine, à la folie, et ils rêvent l’un et l’autre de se débarrasser d’un complice. Au dénouement, ils se suicident.»
On est là dans une tendance à ne considérer que l’individu, dans une vision « biologiste » à apparence scientifique, alors qu’en réalité on est déjà dans le « psychologique » typiquement bourgeois. On sait d’ailleurs comment Zola résumera l’approche naturaliste :
« L’étude des tempéraments et des modifications profondes de l’organisme sous la pression des milieux et des circonstances.»
Et justement, dans la préface de Thérèse Raquin, Émile Zola explique que :
« J’ai voulu étudier des tempéraments et non des caractères. Là est le livre entier…
Les amours de mes deux héros sont le contentement d’un besoin ; le meurtre qu’ils commettent est une conséquence de leur adultère. Enfin ce que j’ai été obligé d’appeler leurs remords consiste en un simple désordre organique. Mon but a été un but scientifique avant tout. Qu’on lise le roman avec soin, on verra que chaque chapitre est l’étude d’un cas curieux de physiologie. »
Émile Zola prétend que cette étude de la psychologie, en fait des impressions, serait scientifique. Ainsi, Émile Zola, pour son roman Madeleine Férat, s’appuie directement sur la théorie idéaliste d’un docteur, Prosper Lucas, qui considérait que « la femme fécondée, une fois imprégnée, portera partout son mari en elle ».
Le titre de l’ouvrage de Prosper Lucas est révélateur : Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle dans les états de santé et de maladie du système nerveux, avec l’application méthodique des lois de la procréation au traitement général des affections dont elle est le principe. Ouvrage où la question est considérée dans ses rapports avec les lois primordiales, les théories de la génération, les causes déterminantes de la sexualité, les modifications acquises de la nature originelle des êtres, et les diverses formes de névropathie et d’aliénation mentale. (1847-1850)
C’est sur ce genre de conceptions idéalistes qu’Émile Zola s’appuie, en particulier sur la vision bourgeoise du principe d’hérédité, faisant qu’il a déjà une dimension social-darwiniste. C’est dans cette perspective qu’il écrit Les Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire, une série de 20 volumes entre 1871 et 1893, qui suivent donc une logique qui est celle de cet idéalisme.