La modernité républicaine a posé un grand problème à la bourgeoisie réactionnaire, qui profitait du catholicisme. Ce n’est pas avant le début du 20ème siècle que les problèmes seront réglés, et un catholicisme modernisé instauré.
A la fin du 19ème siècle, les intellectuels catholiques, à l’influence massive, oscille entre deux pôles. Un pôle est celui représenté par Charles Péguy (1873-1914), qui tend à une sorte de nationalisme social, semi-modernisateur.
C’est cela qui fera que l’Ecole d’Uriage, c’est-à-dire l’école des cadres de l’État pétainiste, aura comme programme pour l’année 1942 « Les maîtres de la politique française (Pierre-Joseph Proudhon, Charles Maurras, Charles Péguy). »
Le second pôle est représenté par toute une série d’artistes catholiques sombrant dans une style de vie décadent et assumant d’être fasciné par le satanisme : Charles Baudelaire, Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Jules Barbey d’Aurevilly, Guillaume Apollinaire, etc.
Charles Péguy termine le chemin de Victor Hugo. Ce dernier avait commencé dans le camp romantique réactionnaire, pour devenir un démocrate-chrétien ; Charles Péguy commence comme socialiste, pour revenir au christianisme.
Au départ, il se situe dans la tradition socialiste française, pétrie d’idéalisme ; il formule ainsi sa pensée, en 1900, dans La Préparation du congrès socialiste national :
« Ainsi Jaurès n’est pas devenu socialiste par un coup de la grâce, par la lecture d’un livre, par la vue d’un homme, ou par un événement particulier. Même on peut dire qu’il n’est pas devenu socialiste. Il a toujours été socialiste, au sens large de ce mot. La culture générale qu’il avait reçue, la philosophie qu’il enseignait enveloppaient déjà le socialisme qui n’avait plus qu’à se développer et à s’armer. De même que toute civilisation harmonieuse, achevée sincèrement, aboutit à l’établissement de la cité socialiste, de même toute culture vraiment humaine, vraiment harmonieuse, achevée sincèrement, aboutit à l’établissement de la pensée socialiste dans la conscience universelle. »
Charles Péguy ne connaît donc rien au marxisme, comme finalement le mouvement socialiste en France. C’est pour cela que son anti-capitalisme peut se reconnaître dans celui de l’Eglise catholique. Tout d’abord, Charles Péguy voit le socialisme comme un idéalisme, niant la lutte de classes :
« Non seulement la lutte de classe n’a aucune valeur socialiste, mais elle n’a même aucun sens qui soit socialiste. Toute guerre est bourgeoise, car la guerre est fondée sur la compétition, sur la rivalité, sur la concurrence ; toute lutte est bourgeoise, et la lutte des classes est bourgeoise comme les autres luttes. Elle est une concession du socialisme à la bourgeoisie, comme les armements d’un peuple pacifique sont, en un sens, une concession faite à ses voisins belliqueux. »
A la place de la lutte des classes, il y a « l’unité » par la mystique chrétienne. On croirait ici lire du Victor Hugo :
« Je n’éprouve aucun besoin d’unifier le monde. Plus je vais, plus je découvre que les hommes libres sont variés. Ce sont les esclaves et les servitudes et les asservissements qui ne sont pas variés, ou qui sont le moins variés.
Les maladies, qui sont en un sens des servitudes, sont beaucoup moins variées que les santés. Quand les hommes se libèrent, quand les esclaves se révoltent, quand les malades guérissent, bien loin qu’ils avancent dans je ne sais quelle unité, ils avancent en variations croissantes.
Les élèves à l’école ou au catéchisme sont beaucoup plus près de l’unité. L’adolescence n’est pas seulement de la croissance en âge et en grandeur et en sagesse : elle est avant tout la croissance en variété.
Les ouvriers écrasés de fatigue sont en général beaucoup plus près d’une certaine unité. A mesure que la révolution sociale affranchira l’humanité des servitudes économiques, les hommes éclateront en variétés inattendues. »
Casse-cou
Émile Zola se situait dans une perspective très proche également. De 1894 à 1898, il publie Les Trois villes : Lourdes, puis Rome et Paris. Dans une même veine démocrate chrétienne socialisante, il commence Les Quatre Évangiles : Fécondité (1899), Travail (1901), Vérité (1903), mourant avant d’écrire Justice.
Puis, Charles Péguy passe à la critique du « monde moderne », qu’il assimile au monde « bourgeois », terme compris de manière romantique. Il peut alors ouvertement soutenir le catholicisme :
« On oublie trop que le monde moderne, sous une autre face est le monde bourgeois, le monde capitaliste. C’est même un spectacle amusant que de voir comment nos socialistes antichrétiens, particulièrement anticatholiques, insoucieux de la contradiction, encensent le même monde sous le nom de moderne et le flétrissent sous le nom de bourgeois et de capitaliste (…). On oublie trop ainsi que l’avènement du monde moderne a été, sous une autre face, l’avènement du même monde politique parlementaire économique bourgeois et capitaliste. »
De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle, 6 octobre 1907
Tout cela, bien entendu, représente une offensive contre le matérialisme dialectique. Charles Péguy lance des appels : « Socialistes, ne parlons plus de Marx ou de Proudhon ». Son anti-capitalisme est du même type que celui de Pierre-Jospeh Proudhon et Georges Sorel, n’hésitant pas à expliquer :
« Le retour à Proudhon s’est si accentué récemment que nous n’y donnons déjà plus notre attention première ; nous sommes habitués à lire les travaux de M. Sorel, de Charles Guieysse, d’Édouard Berth. »
Georges Sorel se reconnaît donc logiquement dans Charles Péguy devenu mystique chrétien célébrant la figure de Jeanne d’Arc. Au sujet de l’oeuvre de Charles Péguy intitulée Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, Georges Sorel raconte :
« Le patriotisme nous est ainsi présenté sous un aspect qui ne conviendra nullement aux rationalistes : les convenances de l’art ont conduit Péguy à mettre en pleine lumière le rôle que remplit dans l’histoire la croyance au surnaturel dans l’histoire. »
Le réveil de l’âme française, l’Action française, 14 avril 1910
Charles Péguy devient alors le grand penseur catholique critiquant le « monde moderne », notamment avec L’argent, publié en 1913. A ses yeux, « Aujourd’hui, dans le désarroi des consciences, nous sommes malheureusement en mesure de dire que le monde moderne s’est trouvé, et qu’il s’est trouvé mauvais.»
Face au monde moderne, il s’agit de régénérer :
« Le débat n’est pas entre un ancien régime, une ancienne France qui finirait en 1789 et une nouvelle France qui commencerait en 1789. Le débat est beaucoup plus profond. Il est entre l’ancienne France ensemble, païenne (la Renaissance, les humanités, la culture des lettres anciennes et modernes, grecques, latines, françaises), païenne et chrétienne, traditionnelle et révolutionnaire, monarchiste, royaliste et républicaine, – et d’autre part, et en face, et au contraire une certaine domination primaire, qui s’est établie vers 1881, qui n’est pas la République, qui se dit la République, qui parasite la République, qui est le plus dangereux ennemi de la République, qui est proprement la domination du parti intellectuel. »
De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle, 1907
Cette régénération n’est pas le but des catholiques décadents basculant dans la poésie, mais vivant dans le même esprit. Charles Baudelaire et ses Fleurs du mal (1821-1867) et Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889) avec son Un prêtre marié fondent le style des catholiques tourmentés par leur mode de vie dandy pétri de mysticisme chrétien (une approche que le blog Zentropa a tenté de renouveler à la fin des années 2000).
On retrouve cette contradiction chez Paul Verlaine qui bascule dans un catholicisme ultra-réactionnaire, ou encore Arthur Rimbaud qui est très influencé par le christianisme et sa notion de mal, tentant de s’échapper, sans succès, par le romantisme allemand.
L’un des plus grands représentants de cette contradiction, car il l’a assumé et en a fait toute son œuvre, est Joris-Karl Huysmans (1848-1907), entre satanisme et monastères.
Cette contradiction dans la vie privée sera également celle de Guillaume Apollinaire, esthète décadent qui, à côté du roman pervers Les onze mille verges, salue le militarisme dans une verve futuriste et lance, dans un poème à la française, « L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X », alors que ce pape ultraréactionnaire est à l’origine du « serment antimoderniste ».
La Belle époque est une terrible contradiction pour le catholicisme, qui ne se modernisera pas avant les années 1960.