Le développement capitaliste passe notamment par Paris. L’un des grands symboles, ce sont bien sûr les grands travaux du préfet Georges Eugène Haussmann, de 1852 à 1870. La ville de Paris est percée de grands boulevards, les immeubles acquièrent une unité bourgeoise.
De son côté, l’ingénieur des ponts et chaussées Jean-Charles Alphand organise des paysages où la nature est totalement écrasée, dans l’esprit classique : le parc Monceau, le parc Montsouris, le bois de Boulogne, le bois de Vincennes, le jardin du Trocadéro, etc.
Cela pose un très grand problème à la frange la plus réactionnaire de la bourgeoisie, qui s’appuie sur la bourgeoisie des campagnes et de province. Elle a en commun de mettre en avant le culte du « terroir », mais elle hésite : faut-il accepter la république, dans la logique de Maurice Barrès, ou la rejeter, comme l’affirme Charles Maurras ?
Il y a là une contradiction terrible au sein du nationalisme français, qui perdurera jusqu’au 21ème siècle. Georges Vacher de Lapouge, militant socialiste, pensait dépasser ce clivage en prônant le racialisme le plus poussé.
A ses yeux, « la vraie loi de la lutte pour l’existence est celle de la lutte pour la descendance » (L’Aryen. Son rôle social, 1899). Dans Les sélections sociales, il propose une sorte de programme, fantasmagorie bourgeoise préfigurant le planisme nazi :
« Il est rigoureusement certain que par une sélection sévère il serait possible d’obtenir en un temps limité un nombre voulu d’individus présentant tel indice céphalique, telle taille, tel degré de l’échelle chromatique.
Le type racial ainsi réalisé, il faudrait très peu de temps pour arriver à la perfection esthétique des individus, la beauté idéale étant d’autant plus facile à atteindre que l’incohérence aurait dis paru avec les tendances hétérogènes.
À trois générations par siècle il suffirait de quelques centaines d’années pour peupler la terre d’une humanité morphologiquement parfaite, si parfaite que nous ne pouvons imaginer aucun mieux possible au-delà. Ce délai pourrait être abrégé dans des proportions considérables en employant la fécondation artificielle.
Ce serait la substitution de la reproduction zootechnique et scientifique à la reproduction bestiale et spontanée, dissociation définitive de trois choses déjà en voie de se séparer : amour, volupté, fécondité.
En opérant dans des conditions déterminées, un très petit nombre d’individus masculins d’une perfection absolue suffirait pour féconder toutes les femmes dignes de perpétuer la race, et la génération ainsi produite serait d’une valeur proportionnelle au choix plus rigoureux des reproducteurs mâles.
Le sperme, en effet, peut être, sans perdre ses propriétés, dilué dans divers liquides alcalins. La solution au millième dans un véhicule approprié reste efficace à la dose de deux centimètres cubes injectés dans l’utérus. Minerve remplaçant Éros, un seul reproducteur en bon état de santé suffirait ainsi pour assurer deux cent mille naissances annuelles. »
On a la même logique chez Joseph Arthur de Gobineau, avec son Essai sur l’inégalité des races humaines. Néanmoins, ses positions, comme celles de Georges Vacher de Lapouge, ont été balayées par la sociologie de David Emile Durkheim et l’élan républicain bourgeois, avec la victoire de la ligne non raciste dans l’affaire Dreyfus.
La bourgeoisie moderniste n’avait que faire de ces chimères qui retarderaient l’utilisation d’individus, de leurs idées, de leurs initiatives (de la même manière, la bourgeoisie allemande se lamentera, tout au long du 20ème siècle, de la « bêtise » des nazis à avoir expulsé des savants en raison de leur origine juive).
Et du côté réactionnaire, il était considéré que l’ennemi, c’était l’Allemagne ; il n’y avait pas de place pour une idéologie ne plaçant pas celle-ci au cœur du « problème » et expliquant même qu’elle aurait une valeur « raciale ».
Seuls Maurice Barrès et Charles Maurras possédaient un système idéologique suffisamment puissant, car national, pour voir leur ligne se perpétuer en tant que tel, malgré le triomphe républicain. Leur nationalisme était bien racialiste, mais d’un racialisme « français », faisant du « Français » un être pur, noble, disposant de qualités innées, etc.
Maurice Barrès se situe ici dans le prolongement du père de « l’histoire » à la française, Hippolyte Taine (1828-1893), ainsi que d’Ernest Renan (1823-1892), dont il reprend le principe de nation comme passé commun et tradition, comme « âme » : pour de dernier, « une nation est une âme, un principe spirituel » (Qu’est-ce qu’une nation, conférence à la Sorbonne, 1882).
Aux yeux d’Ernest Renan,
« La nature a fait une race d’ouvriers. C’est la race chinoise, d’une dextérité de main merveilleuse, sans presque aucun sentiment d’honneur ; gouvernez-la avec justice en prélevant d’elle pour le bienfait d’un tel gouvernement un ample douaire au profit de la race conquérante, elle sera satisfaite ; une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre : soyez pour lui bon et humain, et tout sera dans l’ordre ; une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. Que chacun fasse ce pour quoi il est fait et tout ira bien (…).
Nous aspirons, non pas à l’égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s’agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d’en faire une loi. »
Ernest Renan, La Réforme intellectuelle et morale, 1871
Maurice Barrès est tout à fait dans cette perspective racialiste, de ce qui est censée être une « âme » nationale, et non pas simplement une culture. Après un très grand succès, dès sa jeunesse, pour ses trois volumes du culte du Moi (1888-1891), il publie notamment les trois volumes du Roman de l’énergie nationale, avec Les Déracinés (1897), L’Appel au soldat (1900) et Leurs Figures (1902).
Aux yeux de Maurice Barrès, le nationalisme est justifié pour une raison physiologiste ; dans ce qui restera comme son grand discours, tenu le 10 mars 1899 à la Ligue de la patrie française et intitulé La Terre et les Morts (sur quelles réalités fonder la conscience française), il explique sa conception :
« Certes, une telle connaissance de la Patrie ne peut être élaborée que par une minorité, mais il faut qu’ensuite tous la reconnaissent et la suivent. À ce résultat général comment parvenir ?
En développant des façons de sentir qui naturellement existent dans ce pays.
On ne fait pas l’union sur des idées, tant qu’elles demeurent des raisonnements ; il faut qu’elles soient doublées de leur force sentimentale. A la racine de tout, il y a un état de sensibilité. On s’efforcerait vainement d’établir la vérité par la raison seule, puisque l’intelligence peut toujours trouver un nouveau motif de remettre les choses en question.
Pour créer une conscience nationale, nous devons associer à ce souverain intellectualisme un élément plus inconscient et moins volontaire (…). Cette voix des ancêtres, cette leçon de la terre, rien ne vaut davantage pour former la conscience d’un peuple. La terre nous donne une discipline, et nous sommes le prolongement de nos ancêtres. Voilà sur quelle réalité nous devons nous fonder. »
Au-delà du simple nationalisme, on est également dans l’opposition au marxisme, car le racialisme de Maurice Barrès permet l’élaboration d’un antisémitisme virulent à caractère social : on est déjà dans une construction idéologique « communautaire » en opposition à ceux qui seraient les exploiteurs.
Maurice Barrès est sur la même ligne qu’Édouard Drumont (1844-1917), auteur du pavé de 1200 pages et grand succès La France juive. Dans la mouvance de ce dernier, on retrouve d’ailleurs Jules Guérin et Paul Déroulède, au cœur d’une tentative de coup d’Etat en 1899, marqué par l’épisode de « Fort Chabrol », lorsque des nationalistes « tinrent » pendant 38 jours un siège policier depuis un appartement situé dans la rue de Chabrol à Paris.
A la même période eut lieu le boulangisme, vague d’engouement pour le général Georges Boulanger, apogée d’un populisme associé au militarisme.
A l’écart de cette puissante vague intellectuelle et culturelle, parfois militante, on a Charles Maurras, qui est à l’origine, en pleine affaire Dreyfus, de l’Action française, en 1898, dont les troupes de choc sont constitués par les Camelots du Roi.
Charles Maurras théorise le « nationalisme intégral », c’est-à-dire qu’il formule politiquement la thèse romantique de l’époque de la restauration, en l’expurgeant de sa dimension liée à la nature et à l’affirmation de la sensibilité (c’est-à-dire son aspect lié historiquement à la bourgeoisie allemande dans sa bataille contre le féodalisme et le classicisme aristocrate).
Pour cela, il choisit le royalisme non pas comme base du nationalisme, mais comme solution à la question des institutions : le roi au-dessus des forces sociales permet à la fois le corporatisme et le statu quo social, dans un esprit de domination locale pratiquement néo-féodale.
La tendance est alors très forte et généralisée. Le peintre Paul Cézanne, par exemple, nous amène directement à son proche ami Joachim Gasquet, animateur d’un cercle poétique et de revues littéraires est à l’origine un régionaliste fédéraliste d’Aix-en-Provence, qui sympathise avec les idées socialistes et participe à la campagne pour Alfred Dreyfus, tout en ayant comme ami les réactionnaires Charles Maurras et André Gide, pour finir comme eux nationaliste et catholique.
Le nationalisme, marqué du catholicisme ultra et de l’antisémitisme forcené, est une solution, un choix subjectif, pas une culture initiale pour ses partisans. Cela est vrai pour Maurice Barrès, pour Georges Sorel, pour l’ensemble des théoriciens nationalistes.
L’affirmation du « pays réel » par Charles Maurras est l’équivalent du « mythe » chez Georges Sorel, c’est une tentative de développer une vision du monde capable de se confronter au matérialisme dialectique en proposant un idéal communautaire d’apparence « anti-capitaliste ».
Le nationalisme se constitue alors comme favorable à la décentralisation, en opposition à la République. Il entend unifier les forces centrifuges autour de la République, au nom du refus de la démocratie.
Dans L’Idée de la décentralisation, que Charles Maurras a dédié « À la Doctrine de nos Maîtres COMTE LE PLAY RENAN et TAINE », la destruction de l’Etat bourgeois national est justifiée par la nécessité du nationalisme, dans une grande affirmation paradoxale qui s’explique par la volonté de faire tourner en arrière la roue de l’histoire :
« Pour sauver le patriotisme, il faut réformer la patrie, comme il faut réformer l’État pour sauver la notion de gouvernement.
L’État français sera conçu non pas moins « un », sans doute, mais uni suivant des principes plus souples, plus conformes aux richesses de sa nature, plus convenables à nos mœurs, et qui établiront une meilleure division du travail politique.
Aux communes les affaires proprement communales, les provinciales aux provinces ; et que les organes supérieurs de la nation, dégagés de tout office parasitaire, président avec plus d’esprit de suite et de vigueur à la destinée nationale.
Ainsi ramené à ses normales attributions, le pouvoir central les verrait aussitôt affermies et développées.
Une France où seraient fixées et garanties les libertés particulières des Villes et des Provinces pourrait, à l’exemple de plusieurs autres nations fédératives, assurer plus de stabilité et d’indépendance à l’organe capital du pouvoir suprême, gardien de l’Unité, dépositaire des traditions politiques, fidéicommissaire de la fortune du pays, préparateur, directeur et exécuteur de ces longs et vastes desseins par lesquels un peuple se conserve et se renouvelle, reste libre et devient puissant.
Les nationalistes et aussi ces esprits modérés, éclairés, gouvernementaux, aujourd’hui si nombreux en France dans les partis les plus divers, songent sérieusement à renforcer l’Exécutif, à refréner la turbulente agitation parlementaire, à mettre plus d’ordre, de continuité, de puissance effective dans les sphères supérieures de l’État.
Je les prie de songer que cette stabilité rêvée, cet affermissement, ce développement des forces de la France ne sont possibles qu’après une décentralisation très complète et très large. Seule, la solution de ce premier problème rend posables, abordables et solubles les autres. Ils en dépendent ; ils y sont, à la lettre, subordonnés.
Qui voudra réorganiser notre nation en devra recréer les premiers éléments communaux et provinciaux. Qui veut réaliser le programme nationaliste doit commencer par une ébauche de fédération. »
Le nationalisme français, qui intègre le racialisme dans son affirmation ultra-patriotique, n’est que la répétition du romantisme de la restauration : il entend exposer la nécessité d’un retour en arrière, à une société non « mutilée », solidaire.