Voici le point de vue de Brecht quant au débat sur l’expressionnisme. Dans son point de vue, il défend le principe d’un art expérimental.
« Voici qu’on reparle de l’expressionnisme. Et qu’on ressort l’analyse marxiste traditionnelle, qui loge telle ou telle tendance artistique, avec un amour de l’ordre terrifiant, dans certains tiroirs où sont déjà logés des partis politiques ; l’expressionnisme ira par exemple avec l’USPD (Parti Socialiste Indépendant).
Il y a dans le procédé quelque chose de sénile et d’inhumain. On vous ordonne les choses non par la production, mais par l’élimination.
On les réduit chacune « à leur plus simple expression ». Quelque chose qui était vivant devient soudain faux.
Je me souviens toujours, avec un mélange de plaisir et d’horreur (ce qui est incongru, n’est-ce pas ?), de ce journal humoristique où l’on racontait l’histoire d’un spécialiste de la navigation dans les airs qui disait péremptoirement : les pigeons par exemple ne savent pas voler.
Plusieurs générations d’écrivains ont traversé une période expressionniste. Ce mouvement était contradictoire, inégal, confus (il érigeait même la confusion en principe), il était essentiellement protestataire (et protestait essentiellement de son impuissance).
La protestation était dirigée contre les modes de représentation artistiques, en un moment où les réalités représentées provoquaient elles-mêmes à la protestation. Cette protestation était bruyante et brouillonne.
Puis les artistes en question poursuivirent leur évolution, dans des directions diverses.
Mais le censeur d’aujourd’hui dit des uns : ils sont devenus quelque chose malgré l’expressionnisme, et des autres : ils n’ont rien donné, à cause de l’expressionnisme. Qu’est-ce qui m’agace chez ce genre de critique ? C’est que je ne peux me défendre de l’impression que pour lui il faut laisser l’église au milieu du village.
Il pense, en réalité : ces expressionnistes n’ont fait que déplacer leur église, au lieu de la faire disparaître. Mais ce qu’il dit, c’est qu’on doit la laisser dans le village. Personnellement, je n’ai jamais été expressionniste, mais ces critiques m’agacent.
Concernant le débat sur le formalisme, on est en pleine confusion. Celui-là dit : vous ne changez que la forme, pas le contenu.
Les autres ont l’impression suivante : tu sacrifies d’autant plus le contenu à la forme qu’il s’agit de la forme conventionnelle.
Ce que beaucoup n’ont pas encore saisi, c’est ceci : face aux exigences toujours nouvelles d’un environnement social en constante transformation, s’en tenir aux formes anciennes et conventionnelles, cela aussi, c’est du formalisme.
Est-ce que nous pouvons vraiment nous permettre de nous prononcer contre l’art expérimental, nous, les révolutionnaires ? Quoi, « on n’aurait pas dû prendre les armes » ?
Mieux vaudrait expliquer les défauts du putsch en expliquant en même temps les avantages de la révolution ; mais non ceux de l’évolution.
Faire du réalisme une question de forme, le lier à une forme, à une seule, et à une vieille, c’est le stériliser. Faire une littérature réaliste n’est pas affaire de forme.
Jetons par-dessus bord toutes les formes qui nous empêchent de révéler en pleine lumière la causalité sociale, il faut s’en débarrasser ; et à nous toutes les formes qui nous aident à le faire. Quand on veut parler au peuple, il faut se faire comprendre de lui. Mais là encore, ce n’est pas affaire de forme. Le peuple ne comprend pas seulement les formes anciennes.
Pour dévoiler la causalité sociale, Marx, Engels, Lénine n’ont cessé de recourir à des formes nouvelles. Lénine ne disait pas seulement autre chose que Bismarck, il le disait autrement. Au vrai, il n’entendait parler ni dans les formes anciennes, ni dans les formes nouvelles : il parlait dans la forme appropriée.
Certains futuristes ont commis des erreurs et des fautes manifestes. Ils ont posé une citrouille géante sur un cube géant, ils ont peinturluré le tout en rouge et ont appelé ça : portrait de Lénine. Ce qu’ils voulaient obtenir, c’était que Lénine ne ressemble à rien de ce qu’on pouvait avoir vu ailleurs.
Ce qu’ils obtenaient, c’était que son portrait ne ressemblait à aucun des portraits qu’on avait pu voir ailleurs. Le portrait ne devait rappeler en rien ce qu’on connaissait et qui appartenait à tout le maudit passé. Malheureusement, il ne rappelait pas non plus Lénine.
Voilà qui est effroyable. Mais cela ne donne pas pour autant raison à ceux dont les portraits de Lénine sont certes ressemblants, mais dont la façon de peindre ne rappelle en rien les méthodes de lutte de Lénine. Erreur non moins manifeste. Le combat contre le formalisme, nous devons le mener en réalistes et en socialistes.»