La partie de l’Éthique qui est la plus caractérisée par le développement inégal est celle concernant les « affections ». C’est qu’il s’agit de la partie la plus originale, puisque Spinoza tente de formuler une morale, une éthique, à travers sa visio de la nature humaine.

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Spinoza témoigne ici dans son travail d’un raisonnement dialectique particulièrement prononcé, mais la classe ouvrière n’existant pas encore il ne parvient pas à se débarrasser d’une certaine stationnarité.

L’objectif de Spinoza est, en fait, relativement simple. De ce qu’il a formulé au préalable dans l’Éthique, il peut tirer une conclusion essentielle, consistant en le refus catégorique de la position (idéaliste) de ceux qui « conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire ».

Si le monde est absolument unifié, si Dieu est tout, alors l’être humain n’est qu’une partie du tout, lui-même étant composé de parties. Il n’existe donc pas en étant à part du monde, pouvant penser à l’écart. Spinoza anéantit ici la conceptio idéaliste du libre-arbitre.

Il peut alors se poser comme le premier ayant résolu – du moins le pense-t-il – l’organisation humaine sur le plan des sentiments, des émotions, des volontés. Il faut parler d’organisation, car Spinoza construit toute son oeuvre sur le mode des définitions, propositions, démonstrations, etc., forme qu’il considère comme nécessaire car reflétant les faits.

Il dit ainsi :

« Les affections donc de la haine, de la colère, de l’envie, etc. considérées en elle-mêmes, suivent de la même nécessité et de la même vertu de la Nature que les autres choses singulières ; en conséquence, elles reconnaissent certaines causes, par où elles sont clairement connues, et ont certaines propriétés aussi dignes de connaissance que les propriétés d’une autre chose quelconque, dont la seule considération nous donne du plaisir (…).

Je considérerai les actions et les appétits humains comme s’il était question de lignes, de surfaces et de solides. »

Traduisons ce que dit Spinoza, en langage ouvert : Averroès avait raison, l’être humain quand il pense pense de manière correcte c’est-à-dire que sa pensée se conforme à l’intellect universel. Moi Spinoza je vais encore plus loin et je vais tenter de montrer que de la même manière que la géométrie traite de formes matérielles dans leur organisation, je peux faire de même concernant les émotions, les sentiments, la volonté.

Voilà pourquoi on peut dire que :

« Les idées qui sont adéquates dans l’âme de quelqu’un sont adéquates en Dieu en tant qu’il constitue l’essence de cette âme. »

En effet, bien penser c’est être conforme à sa nature, puisque cela exprime parfaitement sa propre nature. Par conséquent, cela rapproche de la machinerie divine comme organisation universelle.

Continuons de traduire Spinoza. Cela donne : cependant, ce n’est pas tout. Moi Spinoza je prétends avoir trouvé – et être le premier à l’avoir fait – la délimitation exacte entre cet entendement (conforme à l’universel) et le chaos des sentiments et émotions, c’est-à-dire les passions (propre au particulier). Cela étant, je formulerai la manière avec laquelle l’entendement peut maîtriser les passions.

Comment procède Spinoza?

Il construit une véritable opération dialectique, tentant de se conformer à la dialectique du réel, ce qu’il va réussir jusqu’à un certain point. Tout d’abord, il va opposer la soumission à l’action, dans une opposition dialectique :

« Il suit de là que l’âme est soumise à d’autant plus de passions qu’elle a plus d’idées inadéquates, et, au contraire, est active d’autant plus qu’elle a plus d’idées adéquates. »

Jusque-là, on est dans l’averroïsme le plus strict, avec une pensée forcément universelle. Cependant, Spinoza va plus loin et prétend avoir trouvé la solution de la contradiction entre la pensée universelle active et les passions passives individuelles.

Il formule cela de manière relativement claire :

« S’ils [les hommes] ne savaient d’expérience cependant que maintes fois nous regrettons nos actions et que souvent, quand nous sommes dominés par des affections contraires, nous voyons le meilleur et faisons le pire, rien ne les empêcherait de croire que toutes nos actions soient libres.

C’est ainsi qu’un petit enfant croit librement appéter le lait, une jeune garçon en colère vouloir la vengeance, un peureux la fuite.

Un homme en état d’ébriété aussi croit dire par un libre décret de l’âme ce que, sorti de cet état, il voudrait avoir tu ; de même, le délirant, la bavarde, l’enfant et un très grand nombre d’individus de même farine croient parler par un libre décret de l’âme, alors cependant qu’ils ne peuvent contenir l’impulsion qu’ils ont à parler.

L’expérience fait donc voir aussi clairement que la raison que les hommes se croient libres pour cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorant des causes par où ils sont déterminés.

Et, en outre, que les décrets de l’âme ne sont rien d’autre que les appétits eux-mêmes et varient selon la disposition variable du corps. »

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En clair, Spinoza va dresser une typologie des affections. Il va, de manière tout à fait dialectique, faire une série d’oppositions entre ce qui renforce la vie et ce qui joue un rôle négatif :

» la joie s’oppose à la tristesse ;

» la gaieté à la mélancolie ;

» la sympathie s’oppose à l’antipathie ;

» l’espoir s’oppose à la crainte ;

» l’épanouissement s’oppose au resserrement de conscience ;

» la faveur s’oppose à l’indignation ;

» l’amour s’oppose à la haine ;

» la louange s’oppose au blâme ;

» le contentement de soi s’oppose au repentir ;

» la gloire s’oppose à la honte ;

» l’étonnement à la consternation ;

» la vénération à l’horreur ;

» la surestime s’oppose à la mésestime, etc.

Spinoza ne connaît pas l’unité des contraires, mais il devine qu’elle est là et est obligé de constater une « fluctuation » de l’âme :

« Si nous imaginons qu’une chose qui nous fait éprouver habituellement une affection de tristesse a quelques traits de ressemblance avec une autre qui nous fait éprouver habituellement une affection de joie également grande, nous l’aurons en haine et l’aimerons en même temps. »

Ce qui est formidable dans ces lignes dialectiques, c’est que le fait que deux choses contraires se passent en même temps est reconnu par Spinoza, alors que son objectif est de faire une opposition binaire, où tout se déroule mécaniquement, penchant soit dans un sens, soit dans l’autre.

La raison de cette avancée malgré tout est qu’il veut à tout prix maintenir le matérialisme. Spinoza découvre des éléments dialectiques, mais il ne le sait pas et ne se fonde pas dessus. Seule la matière est son point de départ et d’arrivée, d’où cette sentence magistrale, historique :

« Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. »

Cela est juste et Spinoza construit tout là-dessus, sans savoir que le fait de persévérer implique le mouvement. Pour Spinoza, le mouvement implique au contraire non pas l’évolution qualitative, mais uniquement quantitative.

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Il systématise des propositions du type : si la personne aimée est joyeuse, on le sera d’autant plus, si la chose haïe est détruite, on sera joyeux, etc.

Toute la vie spirituelle est évaluée selon ces critères : les faits renforcent-ils ou affaiblissent-ils le moral de la personne.

Spinoza est également tellement matérialiste qu’il sait que tout cela peut être uniquement pensé, comme par exemple lorsqu’on a en tête l’image de la personne aimée qu’on va revoir concrètement.

Aussi accorde-t-il une attention capitale à l’imagination, aux images. L’esprit pense avec des images et ses considérations passent par là, aussi les images ont-elles un impact sur le moral.

Le moral des uns joue d’ailleurs sur le moral des autres, Spinoza portant son attention sur le concept de commisération, c’est-à-dire ce que nous devons appeler l’empathie.

Le problème est que ce jeu sur des oppositions de tendance, sur des renforcements ou des abaissements de niveaux, bref une opposition quantitative, aboutit à des remarques unilatérales, mécaniques.

On a par exemple :

« Si quelqu’un imagine qu’un autre s’attache la chose aimée par le même lien d’amitié, ou un plus étroit, que celui par lequel il l’avait seul en sa possession, il sera affecté de Haine envers la chose aimée elle-même, et sera envieux de l’autre. »

Incapable de voir le mouvement (ici du couple), le retournement en son contraire, Spinoza est obligé de « reconnaître » une valeur rationnelle à l’amant abandonné basculant dans une jalousie rageuse.

Cela tient au fétichisme, que Spinoza est obligé de valoriser, puisque ce qui a été bien, étant statique, ne peut que le rester. Il dit ainsi, dans un élan irrationnel en défense du fétichisme :

« Qui se rappelle une chose où il a pris plaisir une fois désire la posséder avec les mêmes circonstances que la première fois qu’il y a pris plaisir. »

Voici un autre exemple d’approche mécanique :

« Si quelqu’un imagine qu’il est aimé par un autre et croit ne lui avoir donné aucune cause d’amour, il l’aimera à son tour. »

Ou encore, dans un exemple où Spinoza devine un saut qualitatif; mais ne le comprend pas

« La haine qui est entièrement vaincue par l’amour se change en amour, et l’amour est pour cette raison plus grand que si la haine n’eût pas précédé. »

Spinoza tente d’expliquer cet amour plus fort en y voyant un ajout quantitatif (amour nouveau + combat pour rejeter l’ancienne haine) ; il ne saisit pas l’unité des contraires.

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Il se doute lui-même pourtant qu’il se contredit, car il devine que si on le suivait dans cette approche, il faudrait sans cesse vouloir être malade et malheureux, pour être ensuite encore plus bien-portant et heureux, « ce qui est absurde » comme lui-même doit le constater.

Pareillement, il considère que si on a en haine une chose, un individu appartenant à une classe sociale, une nation, alors on va forcément généraliser. Spinoza est obligé de reconnaître une valeur à de tels raccourcis, car il ne dépasse pas l’analogie, concept formulé par Aristote.

Constatant le manque de dialectique (que lui-même connaît pas, ce qui est une contradiction), il est obligé de valoriser l’analogie, les raisonnements part analogie, jusqu’à l’absurde.

Spinoza se doute pourtant que ces constats sont trop statiques et la dialectique de la réalité émerge par à coups, comme ici :

« Plus grande est la tristesse, plus grande est la partie de la puissance d’agir de l’homme à laquelle elle s’oppose nécessairement.

Donc, plus grande est la tristesse, plus grande est la puissance d’agir par laquelle l’homme s’efforce à son tour d’écarter la tristesse. »


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