Il est intéressant d’opposer, de manière anecdotique mais symbolique, le tout début et la toute fin de Deux systèmes : économie socialiste et économie capitaliste. La première phrase de l’introduction s’inscrit directement dans le style matérialiste dialectique alors affirmé en URSS :
« La transformation des modes de production s’effectua dans l’histoire de l’humanité, d’une façon tout à fait inégale, sous la forme de révolutions, séparées les unes des autres, dans le temps et l’espace. »
La toute fin de l’introduction est par contre bien dans le style Varga :
« Ils [les travailleurs] voient de plus en plus clairement la supériorité qu’a le socialisme sur le capitalisme.
Cette supériorité qui grandit d’année en année, et que nous nous proposons de prouver dans les domaines les plus variés, par des chiffres, dans les chapitres suivants, constitue, une fois qu’elle est reconnue, un des éléments les plus importants de la lutte pour le renversement de la domination bourgeoise.
Mener cette lutte le plus rapidement possible à une fin victorieuse, délivrer l’humanité de l’esclavage du Capital, telle est la mission de notre génération. »
Les chiffres et le volontarisme : on a tout Eugen Varga qui, à partir de sa mise à l’écart relative dans les années 1930, se pliait malgré tout aux exigences du Parti. Il n’avait de toutes façons pas été en mesure de prévoir l’effondrement du crédit se déroulant en 1929, ce qui n’avait d’autant pas aidé à la valorisation de ses analyses, en plus de ses déviations.
Il resta donc dans le cadre institutionnel soviétique, notamment en tant que directeur de l’Institut pour l’économie mondiale et la politique mondiale. Il était également rédacteur en chef des revues Économie mondiale et politique mondiale, Les marchés de l’économie mondiale, Problèmes de la politique chinoise.
La revue mensuelle de l’Institut, Economie mondiale et politique mondiale, se présentait comme suit en 1932, lorsqu’Eugen Varga en prit la responsabilité :
« La revue fournit l’explication marxiste des questions actuelles de l’économie mondiale et de la politique mondiale, diffuse des travaux théoriques sur les questions de l’économie mondiale, donne des aperçus sur la politique et l’économie des pays les plus importants, publie des documents et des compte-rendus de presse au sujet des questions fondamentales de l’économie mondiale et de la politique mondiale.
La revue est conçu pour les scientifiques, les étudiants, les journalistes, les propagandistes, etc. »
Eugen Varga resta par ailleurs en place à l’Institut en 1936, lorsque l’Académie communiste fusionna avec l’Académie des sciences reprise réellement en main en 1927, pour former l’Académie des sciences de l’URSS.
Initialement, il y avait en effet l’Académie socialiste des sciences sociales, fondées en 1918, devenu l’année suivante l’Académie socialiste ; en avril 1923, elle devint l’Académie communiste (Komakad), existant parallèlement à l’Académie des sciences jusqu’en 1936. A partir de 1922, sous l’impulsion de Staline, elle est également proche du Gosplan, des commissariats au peuple, de l’Istpart chargé de l’histoire du Parti et de la révolution.
La Komakad consistait en plusieurs sections et instituts, notamment pour la philosophie, l’histoire, l’économie, avec aussi l’Institut agricole, l’Institut Lénine, l’Institut pour la construction soviétique et donc l’Institut pour l’économie mondiale et la politique mondiale. Chaque organisme avait sa presse, l’Académie ayant également sa propre revue bimensuelle.
L’URSS procéda à la centralisation-fusion des différents organismes et la naissance de l’Académie des sciences de l’URSS marqua un vrai saut qualitatif. En tant que responsable d’un de ses instituts, Eugen Varga fut nommé membre en 1939 de l’Académie des sciences de l’URSS, puis de son présidium.
L’invasion nazie l’obligea à quitter temporairement Moscou, et il se lança dans des études de l’économie de guerre, surtout allemande, considérant que celle-ci était très profondément déséquilibrée et ne saurait tenir à court terme, ce qui fut une erreur importante.
L’Institut réalisa une semaine consacrée entièrement à l’économie de guerre, du 9 au 16 mars 1940. La conférence d’Eugen Varga porta sur Les particularités de la seconde guerre mondiale impérialiste et les problèmes de l’économie de guerre des pays capitalistes ; prirent également la parole des cadres s’alignant sur ses positions : Schpirt, Trachtenberg, Vishnev, Rubinstein.
Début 1941 fut publié Les pays capitalistes à la veille de la guerre impérialiste, année où l’Institut fut temporairement installé à Kouïbychev, en raison de l’invasion allemande ; il se vit alors confier par le PCUS(b) la tâche d’analyser l’inévitable effondrement du IIIe Reich. Après toute une série d’articles et d’analyses à ce sujet, l’Institut se consacra à la question des réparations. Juste avant la conférence des ministres des affaires étrangères à Moscou en octobre 1943. Eugen Varga formula notamment le principe du démontage des usines en Allemagne après la victoire.
Le 31 août 1943, il tint un discours à Moscou sur le problème des réparations que devrait l’Allemagne défaite, dont l’écho fut important en URSS, ainsi par conséquent qu’à l’extérieur, en raison de l’importance diplomatique que cela signifiait pour l’après-guerre. En 1945, il fut d’ailleurs un des experts de la délégation soviétique aux conférences de Potsdam et Yalta.
Par la suite, depuis Moscou, il conseilla le nouveau régime hongrois, qui connaissait une situation dramatique, l’économie déjà faible ayant été torpillée par la guerre, alors que les communistes découvraient la légalité pour la première fois depuis 1919.
Il fit plusieurs séjours à Budapest en 1945 et dans le cadre de la campagne électorale, tint notamment une conférence à l’Académie Ferenc Liszt, le 6 octobre 1945, au sujet de l’impact de la guerre sur l’économie capitaliste. Il participa à l’élaboration de la nouvelle monnaie, le forint qui remplaça le pengös, et revint encore en 1946, comme conseiller économique.
On entrait là dans une nouvelle phase où Eugen Varga allait prendre la tête d’une vaste rébellion révisionniste. Le prétexte en fut de prétendues modifications qu’auraient connues le capitalisme.
Eugen Varga tint sa première conférence à ce sujet en juin 1945, Vishnev en faisant une sur « le développement des industries américaine et anglaise durant la guerre ».
En décembre 1945, Eugen Varga présenta les travaux sur l’économie de guerre lors de la réunion de fin d’année de l’Institut pour l’économie mondiale et la politique mondiale. Il fit des « modifications » du capitalisme avec cette guerre le thème d’étude pour les mois à venir, avec les points suivants comme orientation :
a) la généralisation théorique des expressions les plus nouvelles et des développements du capitalisme moderne ;
b) l’analyse de l’économie de guerre et les problèmes de la transition à la production du temps de paix des pays capitalistes ;
c) les problèmes de l’économie d’après-guerre ;
d) les problèmes de la politique intérieure et extérieure des pays capitalistes et des rapports internationaux ;
e) le problème agraire ;
f) les problèmes du mouvement ouvrier ;
g) la question nationale et coloniale.
C’était le début de la grande offensive qui allait ébranler l’URSS dans ses fondements idéologiques.