La principale figure de l’anarchisme ayant succédé au proudhonisme fut Mikhaïl Bakounine (1814-1876). Ce révolutionnaire russe était initialement proche de Karl Marx ; c’est d’ailleurs lui qui a traduit le Manifeste du parti communiste en russe.
Longuement emprisonné en Russie – il perdit toutes ses dents en raison du scorbut -, Bakounine était une des figures les plus avancées de la vague révolutionnaire de 1848 portée par les peuples slaves.
Bakounine ne devint pas anarchiste avant 1868 ; auparavant, il est une figure démocratique cherchant une voie dans le panslavisme, avec à l’arrière-plan le congrès panslave de Prague de 1848.
Les peuples slaves étaient en fait sous le joug de nations non slaves : l’Autriche et la Hongrie. Seule la Russie échappait à cette situation et pour cette raison tentait de se poser comme hégémonique chez les peuples slaves, ainsi que comme solution politique.
Friedrich Engels, en 1849, définit ainsi la nature du panslavisme démocratique :
« Nous avons souvent indiqué que les douces songeries nées après les révolutions de février et de mars, que les rêves exaltés de fraternisation générale des peuples, de république fédérative européenne et de paix mondiale éternelle ne faisaient au fond que dissimuler la perplexité et l’inaction sans bornes des porte-parole d’alors (…).
Une expérience douloureuse nous a appris que la « fraternisation des peuples d’Europe » ne s’établit pas avec de simples phrases et des vœux pieux mais avec des révolutions radicales et des luttes sanglantes; qu’il ne s’agit pas d’une fraternisation de tous les peuples européens sous un drapeau républicain mais de l’alliance des peuples révolutionnaires contre les contre-révolutionnaires, d’une alliance qui se conclut non sur le papier mais uniquement sur le champ de bataille.
Dans toute l’Europe occidentale ces expériences amères mais nécessaires ont privé de tout crédit les belles phrases lamartiniennes. À l’Est, en revanche, il y a toujours des fractions soi-disant démocratiques et révolutionnaires qui ne se lassent pas de faire écho à cette phraséologie sentimentale et de prêcher l’évangile de la fraternité des peuples européens.
Ces fractions – nous passons sous silence quelques rêveurs ignorants de langue allemande comme M. Ruge et consorts – ce sont les panslavistes démocratiques des différents peuples slaves.
Nous avons devant les yeux le programme du panslavisme démocratique exposé dans une brochure : Appel aux Slaves, éditée à Köthen en 1848 et émanant d’un patriote russe, Michel Bakounine, membre du Congrès des Slaves qui s’est tenu à Prague.
Bakounine est notre ami. Cela ne nous empêchera pas de soumettre sa brochure à la critique (…).
« Justice », « humanité », « liberté », « égalité », « fraternité », « indépendance » – jusque-là nous n’avons rien trouvé d’autre dans le manifeste panslaviste que ces catégories plus ou moins morales; elles sonnent bien, certes, mais, dans des questions historiques et politiques elles ne prouvent absolument rien (…).
Quant au panslavisme en particulier, nous avons développé dans le n° 194 de la Nouvelle Gazette rhénane comment, abstraction faite des illusions partant d’un bon naturel, les panslavistes démocratiques n’ont en réalité pas d’autre but que de donner d’une part en Russie, et d’autre part dans la double monarchie autrichienne dominée par la majorité slave et dépendante de la Russie, un point de ralliement aux Slaves autrichiens dispersés et sous la dépendance historique, littéraire, politique, commerciale et industrielle des Allemands et des Magyars.
Nous avons développé comment des petites nations remorquées depuis des siècles contre leur propre volonté par l’histoire, étaient nécessairement contre-révolutionnaires, et comment leur position dans la révolution de 1848 fut réellement contre-révolutionnaire (…).
Nous le répétons : en dehors des Polonais, des Russes et à la rigueur des Slaves de Turquie, aucun peuple slave n’a d’avenir pour la simple raison que les conditions premières de l’indépendance et de la viabilité, conditions historiques, géographiques, politiques et industrielles manquent aux autres Slaves.
Des peuples qui n’ont jamais eu leur propre histoire, qui passent sous la domination étrangère à partir du moment où ils accèdent au stade le plus primitif et le plus barbare de la civilisation, ou qui ne parviennent à ce premier stade que contraints et forcés par un joug étranger, n’ont aucune viabilité, ne peuvent jamais parvenir à quelque autonomie que ce soit.
Et tel a été le sort des Slaves autrichiens. Les Tchèques au nombre desquels nous compterons même les Moraves et les Slovaques, bien qu’ils soient linguistiquement et historiquement différents, n’ont jamais eu d’histoire.
Depuis Charlemagne, la Bohême est enchaînée à l’Allemagne. La nation tchèque s’émancipe un instant et forme le royaume de Moravie, pour être aussitôt assujettie de nouveau et servir cinq cents ans de ballon avec quoi jouent l’Allemagne, la Hongrie et la Pologne.
Puis la Bohême et la Moravie passent définitivement à l’Allemagne, les régions de Slovaquie restant hongroises. Et cette « nation » qui, historiquement n’existe pas, a des prétentions à l’indépendance ?
Il en est de même de ceux qu’on appelle les Slaves du Sud. Où est l’histoire des Slovènes d’Illyrie, des Dalmates, des Croates et des Scholazes ? Depuis le XI° siècle, ils ont perdu la dernière apparence d’indépendance politique et ont été placés sous la domination ou allemande ou vénitienne ou magyare. Et, avec ces loques déchirées, on veut bâcler une nation vigoureuse, indépendante et viable ? »
Le texte dont est tiré cet extrait est extrêmement célèbre en Europe de l’Est dans l’histoire du communisme ; aux ajustement nécessaires se sont ajoutés des événements historiques très importants renversant la situation, sans pour autant modifier la validité de l’analyse de Friedrich Engels.
Bakounine était le produit d’une situation et n’avait nul bagage idéologique développé. C’est la raison de son basculement dans le proudhonisme à la fin de sa vie, avec d’un côté l’abstentionnisme politique, de l’autre la négation de l’État.
Pierre-Joseph Proudhon avait perdu toute crédibilité dans son soutien à Napoléon III ; Bakounine prit le relais historique de partisan de l’anarchisme comme affirmation du principe de soulèvement.
Membre d’une Ligue de la Paix et de la Liberté de type bourgeoise – pacifiste qui finit par faire scission en 1868 entre la bourgeoisie et les socialistes, Bakounine rejoignit ces derniers fondant l’Alliance Internationale de la Démocratie Socialiste, qui demanda immédiatement de rejoindre l’AIT.
Bakounine organisa alors des réseaux secrets dans l’AIT et prôna une ligne d’unité sans principes, au nom du principe de rassembler toutes les structures défendant toutes les variantes de politique.
A ce fédéralisme s’ajoute l’affirmation de la question de l’héritage comme problématique principale de la révolution, à l’opposé de l’analyse fondée sur le principe du mode de production.
La situation devint explosive au point que Karl Marx et ses partisans réaffirmèrent alors la nature politique du projet, avec comme but la conquête du pouvoir, ce qui provoqua le départ de fédérations (Belgique, Espagne, Italie, Jura).