En avril 1932, le dirigeant du Parti Communiste d’Allemagne (KPD) Ernst Thälmann considère que le rythme de progression des fascistes est supérieur à celui des révolutionnaires. A ses yeux, c’est une question de tempo et l’antifascisme doit à tout prix parvenir à unité populaire pour ne pas être débordé.

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Aussi, le 25 avril 1932, le KPD relance un appel aux socialistes face aux fascistes. Mais c’est donc Thälmann qui est chargé de trouver la solution pour parvenir à une unité refusée par la direction socialiste, farouchement anti-communiste.

Le 1er mai est marqué par une très forte mobilisation et cela semble donner raison à Thälmann sur l’opportunité historique. Il explique justement dans son discours du premier mai que « L’heure est venue où vous devez opposer au fascisme un front uni, combattant, afin de mettre en terme à cette entreprise criminelle. »

A la mi-mai, Thälmann est à Moscou pour la réunion de l’Internationale Communiste et il y explique son point de vue. Les capitalistes monopolistes sont d’accord sur l’objectif fasciste, mais pas sur le rythme pour y arriver : les communistes doivent développer un front capable de défendre la moindre conquête démocratique, en réagissant de manière très élastique et avec une grande capacité d’adaptation.

Ce qui compte, c’est la capacité des masses à agit concrètement dans certains domaines, afin d’échapper à la démagogie nazie et au brouillard social-démocrate. C’est le seul moyen d’arracher au fascisme des millions de personnes happées par le chauvinisme.

La question du moyen pour y parvenir amena d’intenses débats dans l’Internationale Communiste ; Thälmann raconta par la suite : « Avant la discussion, j’avais l’intention d’aller aujourd’hui au sauna. Mais je pense que ce n’est plus nécessaire. »

L’urgence arriva tout de suite après, avec les succès nazis en Prusse, avec la même tentative de former un gouvernement local (avec ainsi une mainmise sur l’armée, la mieux équipée de toute l’Allemagne, et sur la police politique locale).

L’agression nazie contre les communistes en plein parlement fut le détonateur pour lancer l’Action antifasciste. L’objectif est la mobilisation la plus large contre les nazis : les empêcher de participer aux gouvernements régionaux et attaquer leurs pratiques terroristes.

Thälmann mène alors conférence sur conférence, réunion sur réunion pour expliquer et soutenir l’Action antifasciste. Dans de très nombreuses villes, le KPD organisait des meetings pour des comités d’unité pour les grèves, l’auto-défense face aux nazis pour protéger les lieux de réunion, les bâtiments des organisations, les quartiers…

C’était la naissance de l’antifascisme de masse. L’Action antifasciste n’était pas une organisation et Ernst Thälmann a toujours souligné qu’elle ne devait pas en être une. Elle devait être un mouvement de masse, une initiative la plus populaire qui soit, émergeant à la base, portée par les masses pour se défendre face au fascisme.

Le Parti Communiste d’Allemagne devait soutenir ces initiatives populaires, en donnant des exemples de lutte, en soutenant l’organisation antifasciste à la base. Même les meetings du KPD se plaçaient au service de l’Action antifasciste.

Ernst Thälmann avait en fait parfaitement compris que le gouvernement allemand en 1932 n’était que le marchepied des nazis ; c’était un gouvernement qui leur préparait le terrain.

Selon Thälmann, « le gouvernement Pape est un gouvernement des capitaines d’industries, des Junkers [grands propriétaires terriens] et des généraux, qui prépare à court terme et entend ériger en Allemagne la dictature fasciste. »

Le KPD était ainsi dans une position difficile : il avait compris que le fascisme arrivait, mais il devait trouver un moyen pour que les masses soient unies, alors que les socialistes refusaient le front antifasciste.

Ainsi, en Prusse, c’est un social-démocrate qui était le ministre de l’intérieur et qui interdisait l’organe de presse de son parti, et le KPD appelait à lutter contre cette interdiction.

La direction socialiste était ainsi social-fasciste, elle servait le fascisme ; « aussi longtemps qu’ils ne sont pas délivrés de l’influence des sociaux-fascistes, ces millions d’ouvriers (socialistes) sont perdus pour la lutte antifasciste » (L’Internationale, juillet 1931).

L’Action antifasciste permettait de dynamiter la barrière érigée par la direction social-démocrate ; la confrontation au fascisme, urgence absolue, devait pouvoir se développer le plus largement possible, seul le mouvement de masse pouvait stopper le développement du fascisme.

« Le problème brûlant, qui est aujourd’hui la terrible préoccupation de tous les travailleurs ensemble est le suivant : comment peut-on empêcher l’instauration d’une dictature fasciste en Allemagne ? » (Réponses de Thälmann à 21 questions d’ouvriers du SPD, Berlin, 1932).

L’Action antifasciste n’est donc pas une organisation, mais un front que l’on peut rejoindre quelle que soit l’organisation à laquelle on appartient ; en pratique, l’initiative fut portée par endroits par des communistes, des sociaux-démocrates, des chrétiens, des sans-parti.

Au congrès de fondation de l’Action antifasciste à Berlin, les 10-12 juillet, il y avait sur 1465 délégués 132 sociaux-démocrates et 954 sans-parti.

Le 12 juillet même a lieu une première démonstration de force, à Wuppertal, cible des nazis depuis un mois : pratiquement 70 000 personnes se réunissent sous une pluie battante dans un rassemblement autour de Thälmann, empêchant la grande réunion nazie du lendemain, où Goebbels devait prendre la parole. Le 18 juillet, ce sont 80 000 personnes qui se rassembleront à Dresde, autour de Thälmann.

Mais toutes les victoires antifascistes, aussi nombreuses qu’elles furent, ne permettaient pas encore de dépasser le rythme de progression du fascisme.

Fin Juin, le gouvernement de Prusse ré-autorisait les marches nazies en uniforme ; le responsable de la police, un social-démocrate, autorisa un défilé nazi, le 17 juillet, à Hambourg le quartier ouvrier d’Altona. 6000 nazis attaquèrent, en étant protégé par la police, faisant 70 blessés et tuant 14 personnes.

L’Etat allemand central organisa alors un coup d’État, accusant le gouvernement de Prusse d’être incapable d’agir en raison de l’absence de majorité nette (les nazis possédant 162 des 423 sièges au parlement local et la droite cherchait un moyen de former un gouvernement avec eux).

Ce fut un test : les sociaux-démocrates s’opposèrent à la résistance et à l’appel à la grève générale du KPD. La prise du pouvoir par les nazis, six mois plus tard, n’était qu’une réédition de ce qui s’était passé en Prusse.

Fin juillet, le KPD eut pratiquement 5 400 000 voix aux élections, un demi-million de plus, alors que les nazis ne progressaient plus. Mais l’échec de l’appel à la grève générale montrait la faiblesse de l’Action antifasciste à pouvoir bloquer non seulement les fascistes dans la rue, mais également dans leur marche au pouvoir.

Berlin resta un bastion et le symbole de la résistance de l’Action antifasciste. Le 4 janvier ,100 000 personnes s’y rassemblèrent autour de Thälmann, le 15 janvier 18 colonnes se mirent en marche, par -13°, en différents points de la ville pour rejoindre les tombes de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht, le 25 janvier 130 000 personnes se mobilisèrent par -17°.

Pourtant, Berlin la rouge ne pouvait porter une dynamique suffisante pour que l’Action antifasciste fasse seule l’opposition aux nazis. Il fallait plus, mais la social-démocratie avait tout fait pour empêcher l’Action antifasciste de parvenir à un front dans les usines, pour une mobilisation générale de la classe face à la prise du pouvoir.

Lorsqu’à la fin janvier 1933, Hitler parvint au pouvoir, l’organe de presse du KPD – le drapeau rouge – titra : « Alarme ! Alarme ! Un nouveau 20 juillet menace ! » Mais il n’y eut pas de grève générale, il n’y eut qu’une seule grève, à Mössingen, où vivaient un peu plus de 4000 personnes ?

C’est là le grand « mystère » et la grande leçon de la prise du pouvoir par les nazis en 1933. Les masses n’étaient pas léthargiques ; l’Action antifasciste avait connu un succès foudroyant, grâce à la ligne impulsée par Ernst Thälmann.

Cependant, il restait les institutions : la Prusse était déjà tombée dans un régime militaire, et c’était en pratique la région la plus importante du pays. La social-démocratie refusait la bataille antifasciste et bloquait l’unité à la base par tous les moyens.

Le KPD, isolé, put lancer le mouvement populaire et contrecarrer l’offensive fasciste dans les rues, malgré qu’elle restait forte. Le soutien de l’Etat au mouvement nazi lui-même fut trop fort pour lui, en raison de l’incapacité à lancer une grève générale et une démarche insurrectionnelle, incapacité due à la social-démocratie.

Là est la grande leçon de l’Action antifasciste en Allemagne en 1932, Action antifasciste portée par Ernst Thälmann, qui sera par la suite emprisonné par les nazis et assassiné en 1944 seulement, alors que le 3ème Reich s’effondrait.

Se débarrasser de Thälmann était symboliquement difficile, même pour les nazis ; ce qu’il a porté est historique, et comme le dit un mot d’ordre en Allemagne : « Ernst Thälmann n’est jamais tombé ! »


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