Averroès a réfuté le fait que l’intellect connaisse les particuliers. Il n’y a pas de « choix » ; voici comment Staline résume fort justement cette question, en répondant à l’écrivain allemand Emil Ludwig :

« Ludwig. — Ma question est la suivante. Vous avez maintes fois couru des risques et des dangers. Vous avez été persécuté. Vous avez participé à des combats. Plusieurs de vos amis les plus proches ont péri. Vous êtes resté vivant. Comment expliquez-vous cela ? Croyez-vous à la destinée ?

Staline. — Non, je n’y crois pas. Des bolchéviks, des marxistes ne croient pas à la « destinée ». La notion même de destinée, la notion de « Schicksal » [destinée, en allemand] est un préjugé, une absurdité, une survivance de la mythologie, comme celle des anciens Grecs selon lesquels la déesse du destin réglait les destinées des hommes.

Ludwig. — Le fait que vous ayez survécu serait donc un pur hasard ?

Staline. — Il est des causes intérieures et extérieures dont la conjonction a fait que j’ai survécu. Mais tout à fait indépendamment de cela, un autre aurait pu se trouver à ma place, car quelqu’un devait occuper cette place.

La « destinée », c’est quelque chose d’illogique, quelque chose de mystique. Je ne suis pas mystique. Certes, si les dangers ont passé près de moi sans m’atteindre, il y a des raisons à cela. Mais il pouvait y avoir d’autres éventualités, d’autres causes qui auraient pu conduire à un résultat diamétralement opposé. Ce qu’on est convenu d’appeler la destinée n’y est pour rien. »

C’est pour cette raison que Karl Marx a pu comprendre la question juive, dans un de ses textes de jeunesse, de 1843, un texte difficile à comprendre car Marx ne fait que traverser la question de manière philosophique.

Son point de vue est cependant compréhensible si l’on a saisi ce qu’est le judaïsme : une religion qui vise à maintenir l’identité d’un peuple dispersé, par l’intermédiaire d’un mélange de platonisme et d’aristotélisme, aboutissant dans un messianisme totalement idéaliste.

Or, Karl Marx veut l’émancipation, pas un messianisme totalement idéaliste. Par conséquent, il doit réfuter l’identité religieuse juive, et il constate un fait simple : le judaïsme a coexisté avec le christianisme, son développement authentique en tant que religion en fait partie :

« Le judaïsme s’est maintenu à côté du christianisme non seulement parce qu’il constituait la critique religieuse du christianisme et personnifiait le doute par rapport à l’origine religieuse du christianisme, mais encore et tout autant, parce que l’esprit pratique juif, parce que le judaïsme s’est perpétué dans la société chrétienne et y a même reçu son développement le plus élevé.

Le Juif, qui se trouve placé comme un membre particulier dans la société bourgeoise, ne fait que figurer de façon spéciale le judaïsme de la société bourgeoise.

Le judaïsme s’est maintenu, non pas malgré l’histoire, mais par l’histoire. »

Naturellement, les rabbins expliquent au contraire que les enseignements du judaïsme datent de Moïse, mais cela est totalement faux : tant Maïmonide que la kabbale datent de la fin du Moyen Âge, leurs pensées se construisant sur des restes mystiques datant de l’effondrement national du peuple juif.

Or, cet effondrement est allé de pair avec l’affirmation du christianisme ; il y a coexistence historique ; Marx constate donc :

« La forme la plus rigide de l’opposition entre le Juif et le chrétien, c’est l’opposition religieuse. Comment résout-on une opposition ? En la rendant impossible. Comment rend-on impossible une opposition religieuse ? En supprimant la religion.

Dès que le Juif et le chrétien ne verront plus, dans leurs religions respectives, que divers degrés de développement de l’esprit humain, des « peaux de serpent » dépouillées par le serpent qu’est l’homme, ils ne se trouveront plus dans une opposition religieuse, mais dans un rapport purement critique, scientifique, humain. La science constitue alors leur unité. Or, des oppositions scientifiques se résolvent par la science elle-même. »

La science est la voie de l’unité, mais si l’Etat doit être démocratique, il faut également que les gens le soient : l’Etat libéré de la religion a également besoin de gens émancipés de la religion.

Karl Marx explique par conséquent que les religions doivent s’abolir chez les gens, en plus de par rapport à l’Etat :

« L’émancipation politique du Juif, du chrétien, de l’homme religieux en un mot, c’est l’émancipation de l’État du judaïsme, du christianisme, de la religion en général. Sous sa forme particulière, dans le mode spécial à son essence, comme État, l’État s’émancipe de la religion en s’émancipant de la religion d’État, c’est-à-dire en ne reconnaissant aucune religion, mais en s’affirmant purement et simplement comme État.

S’émanciper politiquement de la religion, ce n’est pas s’émanciper d’une façon absolue et totale de la religion, parce que l’émancipation politique n’est pas le mode absolu et total de l’émancipation humaine.

La limite de l’émancipation politique apparaît immédiatement dans ce fait que l’État peut s’affranchir d’une barrière sans que l’homme en soit réellement affranchi, que l’État peut être un État libre, sans que l’homme soit un homme libre. »

Karl Marx dit alors qu’il faut que les personnes juives s’émancipent complètement, en tant qu’humaines, et non pas en tant que personnes religieuses. Sinon, l’émancipation politique va être un piège qui va renforcer la mainmise religieuse, et donc l’aliénation.

De plus, cette affirmation religieuse va s’opposer à l’universalisme de l’émancipation, et c’est là le point que Marx souligne. Il dit ainsi :

« Nous ne disons donc pas, avec Bauer, aux Juifs : Vous ne pouvez être émancipés politiquement, sans vous émanciper radicalement du judaïsme. Nous leur disons plutôt : C’est parce que vous pouvez être émancipés politiquement, sans vous détacher complètement et absolument du judaïsme, que l’émancipation politique elle-même n’est pas l’émancipation humaine.

Si vous voulez être émancipés politiquement, sans vous émanciper vous-mêmes humainement, l’imperfection et la contradiction ne sont pas uniquement en vous, mais encore dans l’essence et la catégorie de l’émancipation politique (…).

Aussi longtemps qu’il sera juif, l’essence limitée qui fait de lui un Juif l’emportera forcément sur l’essence humaine qui devait, comme homme, le rattacher aux autres hommes; et elle l’isolera de ce qui n’est pas juif. Il déclare, par cette séparation, que l’essence particulière qui le fait Juif est sa véritable essence suprême, devant laquelle doit s’effacer l’essence de l’homme. »

Ce n’est pas tout : maniant la dialectique, Karl Marx constate l’impact sur la religion juive, qui devient une célèbre manière de s’auto-référencer, sans plus aucune référence à la réalité. Elle devient un simple moyen de pression de la part de gens adhérant à une religion :

« Le judaïsme s’est maintenu, non pas malgré l’histoire, mais par l’histoire. C’est du fond de ses propres entrailles que la société bourgeoise engendre sans cesse le Juif.

Quelle était en soi la base de la religion juive ? Le besoin pratique, l’égoïsme. Le monothéisme du Juif est donc, en réalité, le polythéisme des besoins multiples, un polythéisme qui fait même des lieux d’aisance un objet de la loi divine.

Le besoin pratique, l’égoïsme est le principe de la société bourgeoise et se manifeste comme tel sous sa forme pure, dès que la société bourgeoise a complètement donné naissance à l’état politique. Le dieu du besoin pratique et de l’égoïsme, c’est l’argent. »

Ici, Karl Marx ouvre la porte à une compréhension de l’antisémitisme : en effet, il est évident que le capitalisme a utilisé la minorité juive au cours du féodalisme, afin de contourner l’interdiction catholique du prêt à intérêt.

Le prêt à intérêt était également interdit dans le judaïsme, mais comme il y a une situation avec deux religions, alors le prêt est possible envers ceux d’une autre religion.

Si les catholiques n’étaient pas en mesure de le faire, car ils formaient la majorité, au sein de la communauté juive minoritaire, cela revenait à être possible.

La minorité n’existe alors qu’en tentant de s’intégrer à l’ensemble, en apparence de manière parasitaire : là est l’origine de l’antisémitisme.

Karl Marx l’a bien vu, et il traite non pas de la religion juive en général, mais de l’existence de l’idéologie religieuse dans son rapport à la société comme minorité obligée de profiter des « failles » du féodalisme et de s’appuyer sur le capitalisme pour exister.

Il va de soi que cette compréhension permet de saisir parfaitement ce qu’est l’antisémitisme comme anticapitalisme romantique.

Voici ce que dit Karl Marx :

« Une organisation de la société qui supprimerait les conditions nécessaires du trafic, par suite la possibilité du trafic, rendrait le Juif impossible. La conscience religieuse du Juif s’évanouirait, telle une vapeur insipide, dans l’atmosphère véritable de la société.

D’autre part, du moment qu’il reconnaît la vanité de son essence pratique et s’efforce de supprimer cette essence, le Juif tend à sortir de ce qui fut jusque-là son développement, travaille à l’émancipation humaine générale et se tourne vers la plus haute expression pratique de la renonciation ou aliénation humaine.

Nous reconnaissons donc dans le judaïsme un élément antisocial général et actuel qui, par le développement historique auquel les Juifs ont, sous ce mauvais rapport, activement participé, a été poussé à son point culminant du temps présent, à une hauteur où il ne peut que se désagréger nécessairement.

Dans sa dernière signification, l’émancipation juive consiste à émanciper l’humanité du judaïsme. »

Cette dernière phrase a été incomprise des non marxistes et largement utilisée par la propagande bourgeoise. Mais il ne s’agit pas d’un apologie de l’antisémitisme, mais de sa réfutation, par l’affirmation de l’humain au-delà de la religion.

Karl Marx éclaire ici parfaitement la situation.


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