Si vous vouliez – il y a dix ans – dans le café « Flora », à Vinohrady, en faisant tinter la monnaie sur la table, ou en criant « Garçon addition », immédiatement apparaissait à votre coté un long type noir qui nageait parmi les chaises, rapidement mais sans bruit, comme un ver d’eau. Il avait les mouvement vifs et doux, et les yeux perçants d’un fauve qui voit partout. Vous n’aviez pas besoin d’exprimer vos désirs.
Lui-même montrait au garçon : « Troisième table, un grand crème blanc ! – A la fenêtre gauche, des gâteaux et le journal Lidové noviny ! » C’était un bon maître d’hôtel pour les clients, et un bon collègue pour les autres employés.
Mais à cette époque je ne le connaissais pas encore ; je le reconnus à vrai dire beaucoup plus tard, chez Jelinek, lorsqu’à la place du crayon il tint un pistolet à la main et me désigna :
-… celui-là m’intéresse le plus.
Pour dire la vérité nous nous sommes mutuellement intéressés l’un à l’autre. Il avait une intelligence naturelle et un avantage sur les autres : le flair pour deviner les gens. S’il avait appartenu à la police criminelle il aurait eu sans doute beaucoup de succès pour cette raison, les petits voleurs ou assassins déclassés et isolés n’auraient peut-être pas hésité à lui ouvrir leur cœur parce qu’ils n’ont d’autres soucis que leur propre peau.
Mais dans les griffes de la police politique arrivent très peu de ces types « sauve-toi à tout prix » ; ici la ruse policière ne se mesure pas seulement avec celle du gibier capturé, elle se mesure avec une force beaucoup plus grande : avec la conviction et avec la prudence du collectif auquel il appartient. Et contre cela ni la ruse, ni les coups ne suffisent. Mais vous ne pourriez pas trouver chez « mon commissaire » une conviction propre et ferme. Chez lui comme chez les autres.
Et si par hasard chez l’un d’eux se trouvait une conviction – elle était liée avec la bêtise, non avec l’intelligence, la connaissance des idées ou des gens.
Si au fond ils avaient du succès quand même, c’était parce que la lutte dure depuis très longtemps dans un espace très limité, dans des conditions incomparablement plus difficiles qu’une illégalité quelconque.
Les bolcheviks russes disaient que c’est un bon militant celui qui dure deux ans dans l’illégalité, et pourtant si le sol brûlait sous leurs pieds à Moscou ils pouvaient disparaître à Pétrograd et de Pétrograd à Odessa, se perdre dans des grandes villes de millions d’habitants où personne ne les connaissait. Mais ici vous aviez seulement Prague ; Prague où la moitié des gens vous connaissent et où toute une meute de provocateurs peut être concentrée.
Et nous avons duré quand même des années entières, et il y a tout de même des camarades qui vivent déjà leur cinquième année d’illégalité sans être découverts par la Gestapo. C’est comme cela parce que nous avons déjà appris beaucoup, mais c’est aussi parce que si l’ennemi est puissant et cruel, il ne sait rien faire de plus que détruire.
Ils sont trois à la section II-A I qui ont la réputation des plus durs destructeurs du communisme, et portent les rubans noir-blanc-rouge pour le courage dans la guerre contre l’ennemi de l’intérieur : Friedrich, Zander, et « mon commissaire » Joseph Böhm.
Du national-socialisme de Hitler ils parlent peu ; ils ne combattent pas pour une idée politique ; ils combattent pour eux. Chacun à sa manière.
Zander – un petit homme mesquin, la bile toujours en mouvement ; il en sait peut-être le plus au sujet des méthodes policières, mais il en sait davantage sur les opérations financières. Il a été déplacé de Prague à Berlin pour quelques mois, mais il a insisté pour revenir.
Le service dans la capitale du Reich c’était pour lui une dégradation – et une perte financière. Un employé colonial en Afrique ou à Prague, c’est un seigneur plus puissant, et qui a de meilleures occasions de mettre de l’argent dans le coffre-fort des banques. Il est appliqué, il aime à interroger pendant l’heure des repas pour montrer son zèle – et il a bien besoin de le montrer pour qu’on ne voie pas qu’à côté de son activité officielle il est encore plus appliqué.
Malheur à celui qui tombe dans ses mains, mais deux fois malheur à celui qui a en même temps à la maison un livret de caisse d’épargne ou des valeurs. Il doit mourir dans le plus bref délai, parce que les livrets de caisse d’épargne et les valeurs sont la passion de Zander. Il est considéré comme l’employé le plus capable – dans ce domaine. Il se distingue en cela de son aide de camp et interprète tchèque, Smola, qui est un pirate gentleman : lui ne demande pas la vie s’il reçoit l’argent.
Friedrich – un type long, maigre et brun, avec des yeux méchants et un sourire mauvais. Il était déjà arrivé dans la république un jour de l’année 1937 en tant qu’espion de la Gestapo pour aider à exécuter les camarades émigrants allemands. Parce que sa passion ce sont les morts. Il ne connaît pas d’innocents.
Qui passe le seuil de son bureau est coupable. Il aime à annoncer aux femmes que leur mari est mort au camp de concentration ou qu’il a été exécuté. Il aime à sortir de son tiroir sept petites urnes et il les montre aux arrêtés :
– Ces sept-là je les ai frappés à mort de mes propres mains. Tu seras le huitième.
(Maintenant ils sont déjà huit parce qu’il a aussi tué Jean Zizka). Il aime à feuilleter d’anciens dossiers et il se dit avec satisfaction au-dessus des morts « Réglé. Réglé ! » Et il aime à torturer, spécialement les femmes.
Son goût pour le luxe n’est déjà plus qu’un moteur auxiliaire de son activité policière. Un appartement chic ou une maison de tissus accélèrent simplement ta mort, voilà tout.
Son aide de camp tchèque, Nergr, est à peu près d’une demi-tête plus petite, quant à la taille. A part cela il n’y a pas de différence entre eux.
Böhm – mon commissaire – n’a pas de passion ni pour l’argent ni pour les morts, quoique leur liste chez lui ne soit pas plus brève que chez les deux précédents. C’est un aventurier avec un désir brûlant de devenir quelqu’un.
Il travaillait pour la Gestapo aussi depuis longtemps. Il était garçon d’hôtel dans le salon napoléonien et il était présent aux entretiens confidentiels de Beran. Böhm a complété ce que Beran n’a pas dit lui-même à Hitler. Mais qu’était-ce à côté de la chasse à l’homme, du fait qu’on est maître de leur vie et de leur mort, qu’on peut décider du sort de familles entières !
Pour le satisfaire il n’était pas toujours nécessaire que ça finisse si tristement. Mais s’il ne pouvait pas se mettre en valeur autrement cela pouvait aller encore plus mal. Car que valent la beauté et la vie à côté de la gloire d’un Hérostrates ?
Il a construit à lui seul le réseau peut-être le plus large de provocateurs. Un chasseur avec une grande meute de chiens de chasse.
Et il chassait. Souvent seulement pour le plaisir de chasser. Les interrogatoires, c’était pour lui le plus souvent un métier ennuyeux. L’arrestation était son oeuvre magistrale.
Et après, voir devant soi les gens, attendant sa décision. Une fois il a arrête deux cents conducteurs de tramway de Prague, les chauffeurs et les receveurs des autobus et trolleybus qu’il a chassés sur leurs lignes en arrêtant le trafic et en semant la panique dans les transports. Il était tellement heureux. Puis il en a relâché cent cinquante, content du fait qu’on allait parler de lui dans cent cinquante familles comme d’un brave homme.
Il avait régulièrement les affaires qui traînaient en longueur, mais pas de cas importants. Moi, qu’il a attrapé par hasard, J’étais une exception.
– Toi, tu es mon plus grand cas – me disait-il souvent sincèrement, et il était fier que je sois classé en général parmi les cas les plus importants. Cela même m’a peut-être aussi prolongé la vie. Nous nous sommes menti mutuellement de toutes nos forces sans arrêt, et avec choix.
Je le savais toujours, lui seulement quelquefois. Et quand le mensonge devenait évident, nous passions dessus, par une entente tacite. Je pense qu’il a plutôt moins insisté pour découvrir la vérité, que pour qu’aucune ombre ne vienne ternir « son grand cas ».
Il n’a pas considéré le bâton et le fer comme les uniques moyens de l’interrogatoire. Il aimait plutôt vous prendre en confidence, et insister, ou menacer suivant le cas, selon qu’il appréciait « son » homme.
Il ne m’a jamais torturé, sauf peut-être la première nuit, mais quand ça lui convenait il me prêtait aux autres dans ce but. Décidément, il était plus intéressant et plus compliqué que tous les autres, son imagination était plus riche et il savait l’utiliser.
Nous sommes allés ensemble à un rendez-vous inventé à Branik. Nous étions là, assis dans une guinguette et nous avons regardé les gens affluant autour.
– Nous t’avons arrêté, et regarde : est-ce que quelque chose est changé ?
Les gens marchent comme avant, ils rient ou ils ont leurs soucis comme ils les avaient avant, le monde va comme si tu n’avais jamais existé. Il y a surement entre eux aussi quelques-uns de tes lecteurs – penses-tu qu’à cause de toi ils auront une ride de plus ? Une autre fois après un interrogatoire d’une journée il m’a mis dans une auto et il m’a conduit en traversant la Prague du soir à Hradcany au-dessus de la rue de Neruda :
– Je sais que tu aimes Prague. Regarde bien. Est-ce que tu veux vraiment n’y jamais rentrer ? Comme elle est belle ! Et elle sera belle même quand tu n’y seras plus…
Il jouait bien le rôle du Tentateur. On respirait déjà à Prague, pendant cette soirée d’été, la proximité de l’automne, Prague était bleuâtre et bueuse comme les raisins mûrissants, et enivrante comme le vin ; j’aurais voulu regarder jusqu’à la fin du monde mais je l’ai interrompu :
-… Et elle sera encore plus belle quand vous n’y serez plus.
Il a ri brièvement, non méchamment, plutôt tristement, et il a dit :
– Tu es cynique.
Il est revenu plus tard assez souvent à cette soirée :
– Quand nous n’y serons plus… Alors tu ne crois pas encore à notre victoire ?
Il l’a demandé, parce que lui-même n’y croyait plus. Et il a écouté avec attention quand je lui ai parlé de la force et de l’invincibilité de l’U.R.S.S. C’était d’ailleurs un de mes derniers « interrogatoires ».
A la porte de la cellule vis-à-vis de moi pendent des bretelles.
Des bretelles d’homme, toutes ordinaires. Un accessoire que je n’ai jamais aimé. Mais maintenant, je les regarde avec plaisir, chaque fois que quelqu’un ouvre la porte de notre cellule. J’y vois un lambeau d’espoir.
Quand on t’arrête, on te bat, disons à mort, mais avant on te prend la cravate, la ceinture ou les bretelles pour que tu ne puisses te pendre (quoiqu’on se pende très bien à un drap). Ces instruments dangereux traînent ensuite au greffe jusqu’au moment ou quelque Parque anonyme de la Gestapo décide que tu dois être envoyé ailleurs, au travail dans le camp de concentration, ou à l’exécution.
Après on te convoque, on te les remet avec une dignité officielle, mais tu n’as pas le droit de les porter avec toi dans la cellule. Tu dois les pendre en dehors, à coté de la porte ou sur l’appui qui lui fait face, et là elles pendent jusqu’à ce que tu t’en ailles, comme le signe visible du départ d’un des habitants de cette cellule pour un voyage involontaire.
Les bretelles d’en face apparurent juste le jour où j’appris le sort destiné à Gusta. Le camarade ira aussi travailler par le même convoi qu’elle. Le convoi n’est pas encore parti.
Il a été reporté d’un coup, parce que paraît-il, l’endroit prévu pour le travail a été détruit par les bombardements, (encore une autre belle perspective). Personne ne sait quand partira le convoi.
Peut-être ce soir même, peut-être demain, peut-être dans une semaine, peut-être dans quinze jours. Les bretelles d’en face pendent toujours et je sais quand je les vois que Gusta est encore à Prague. Je les regarde alors avec joie, avec amour, comme quelqu’un qui l’aide.
Elle gagne une journée, deux, trois… qui sait, peut-être cette journée peut-elle la sauver. Nous vivons tous ici dans cet état. Aujourd’hui, il y a un mois, il y a un an, toujours tourné seulement vers le lendemain auquel est fixé notre espoir.
Ton sort est scellé, après-demain tu seras fusillé – ah mais cependant que peut-il encore arriver demain ! Atteindre encore seulement demain, demain tout peut changer, tout est si instable. Pourtant qui sait ce qui peut arriver demain.
Et le lendemain passe, des milliers tombent ; pour des milliers il n’est plus d’autre jour, mais les vivants continuent à vivre avec l’espoir inchangeable ; demain, qui sait, ce qui peut arriver demain.
De cette source proviennent les contes les plus fantastiques. Chaque semaine flambait une date rose de la fin de la guerre, que chacun saisissait la bouche ouverte, d’oreille à oreille, chaque semaine la prison de Pankrác chuchota une nouvelle sensationnelle, si agréable à croire.
Faux espoirs qui ne fortifient pas, mais affaiblissent les caractères ; l’optimisme ne doit pas être alimenté par le mensonge, mais par la vérité, par la vision claire de la victoire incontestable.
L’essentiel c’est d’être assuré en son for intérieur que ce jour-là peut être le décisif, et que la journée que tu gagneras te transportera peut-être au-dessus de la frontière qui sépare la vie que tu ne veux pas abandonner de la mort qui te menace.
La vie humaine a si peu de jours. Et pourtant ici tu désires qu’ils passent vite, plus vite, le plus vite possible. Le temps qui passe, le temps imperceptible, qui te fait tout le temps saigner, il est ici ton ami.
Comme c’est drôle ! Demain devient hier. Après-demain aujourd’hui. Un jour de plus est passé.
Les bretelles à côté de la porte en face pendent encore.