Publié dans Variedades, Lima, le 15 mars 1924.

L’un des développements importants du XXe siècle est l’acquisition par les femmes des droits politiques des hommes. Les femmes sont entrées en politique, au parlement et au gouvernement. Leur participation aux affaires publiques n’est plus exceptionnelle et extraordinaire. Au ministère du travail de Ramsay Mac Donald, l’un des portefeuilles a été attribué à une femme, Miss. Margaret Bondfield, qui monte au gouvernement après une longue carrière politique : elle a représenté l’Angleterre aux Conférences internationales du travail à Washington et à Genève. Et la Russie a confié sa représentation diplomatique en Norvège à Alexandra Kollontaï, ancienne commissaire du peuple du gouvernement soviétique.

Mlle Bondfield et Mme Kollontaï sont, à cette occasion, deux figures très actuelles sur la scène mondiale. La figure d’Alexandra Kollontaï, surtout, n’a pas seulement l’intérêt contingent que lui confère le présent. C’est une figure qui attire l’attention et la curiosité des Européens depuis quelques années. Et si Margaret Bondfield n’est pas la première femme à occuper un ministère d’État, Alexandra Kollontaï est la première femme à la tête d’une délégation.

Alexandra Kollontaï est une protagoniste de la révolution russe. Lorsque le régime soviétique a été inauguré, elle avait déjà une position de leader dans le bolchevisme. Les bolcheviks l’ont presque immédiatement élevée au rang de commissaire du peuple, pour le commissariat de l’hygiène, et lui ont confié, en une occasion, une mission politique à l’étranger. Le capitaine Jacques Sadoul, dans ses mémoires de Russie, une chronique émouvante des journées historiques de 1917 à 1918, l’appelle la Vierge rouge de la Révolution.

L’histoire de la révolution russe est, en fait, très liée à l’histoire des conquêtes du féminisme. La constitution des soviets a donné aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes. Les femmes sont élues et éligibles en Russie. Selon la Constitution, tous les travailleurs et travailleuses, indépendamment de leur sexe, de leur nationalité ou de leur religion, jouissent de droits égaux. L’État communiste ne fait pas de distinction ou de différenciation entre les sexes ou les nationalités ; il divise la société en deux classes : les bourgeois et les prolétaires. Et, dans la dictature de sa classe, les femmes prolétaires peuvent exercer n’importe quelle fonction publique. En Russie, d’innombrables femmes travaillent dans l’administration nationale et dans les administrations communales. En outre, les femmes sont souvent appelées à participer aux tribunaux. Plusieurs femmes, la Krupskaia et la Menjinskaia, par exemple, collaborent au travail éducatif de Lunatcharsky. D’autres interviennent de manière visible dans l’activité du Parti communiste et de la Troisième Internationale, Angelica Balabanoff, par exemple.

Les Soviétiques encouragent et stimulent grandement la collaboration des femmes. Les raisons de cette politique féministe sont bien connues. Le communisme s’est heurté à une dangereuse résistance de la part des femmes. La femme russe, principalement la paysanne, était un élément spontanément hostile à la révolution. Par ses superstitions religieuses, elle ne voyait dans l’œuvre des soviets qu’une œuvre impie, absurde et hérétique. Les soviets ont compris, dès le début, la nécessité d’un travail sagace d’éducation révolutionnaire et d’adaptation des femmes. Ils ont mobilisé, à cette fin, tous leurs adhérents et sympathisants, parmi lesquels se trouvaient, comme nous l’avons vu, quelques femmes de haut statut intellectuel.

Et il n’y a pas qu’en Russie que le mouvement des femmes apparaît en solidarité marquée avec le mouvement révolutionnaire. Les revendications féministes ont trouvé un fort soutien de la gauche dans tous les pays. En Italie, les socialistes ont toujours prôné le suffrage des femmes. De nombreuses organisatrices et agitatrices socialistes sont issues des rangs des suffragettes. Silvia Pankhurst, entre autres, après avoir gagné la bataille du suffrage, a rejoint l’extrême gauche du prolétariat anglais.

Mais les revendications victorieuses du féminisme constituent, en réalité, l’accomplissement d’une dernière étape de la révolution bourgeoise et d’un dernier chapitre de l’idéologie libérale. Autrefois, les relations des femmes avec la politique étaient des relations morganatiques. Les femmes, dans la société féodale, n’influençaient pas la marche de l’État, à part exceptionnellement, de manière inconsciente et indirecte. Mais au moins, les femmes de sang royal pouvaient accéder au trône. Le droit divin de régner peut être hérité par les hommes et les femmes. La Révolution française, en revanche, a inauguré un régime d’égalité politique pour les hommes ; pas pour les femmes. Les droits de l’homme auraient pu être appelés, plutôt, les droits de l’homme. Avec la bourgeoisie, les femmes étaient beaucoup plus éliminées de la politique qu’avec l’aristocratie. La démocratie bourgeoise était une démocratie exclusivement masculine. Son développement doit cependant être intensément favorable à l’émancipation des femmes. La civilisation capitaliste a donné aux femmes les moyens d’accroître leurs capacités et d’améliorer leur position dans la vie. Elle les a habilitées, les a préparées à la revendication et à l’utilisation des droits politiques et civils des hommes. Aujourd’hui, enfin, les femmes acquièrent ces droits. Ce fait, accéléré par la gestation de la révolution prolétarienne et socialiste, est toujours un écho de la révolution individualiste et jacobine. L’égalité politique, avant ce fait, n’était pas complète, pas totale. La société n’était pas seulement divisée en classes mais aussi en sexes. Le sexe conférait ou refusait les droits politiques. Cette inégalité disparaît maintenant que la trajectoire historique de la démocratie touche à sa fin.

Le premier effet de l’égalisation politique des hommes et des femmes est l’entrée de certaines femmes à l’avant-garde de la politique et des affaires publiques. Mais la signification révolutionnaire de cet événement doit être beaucoup plus étendue. Les troubadours et les amateurs de frivolité féminine n’ont aucune raison de s’inquiéter. Le type de femme actuel, produit par un siècle de raffinement capitaliste, est condamné à la décadence et aux potins. Un écrivain italien, Pitigrilli, classe ce type de femme contemporaine comme une sorte de mammifère de luxe. Eh bien, ce mammifère de luxe va progressivement s’épuiser. À mesure que le système socialiste remplacera le système individualiste, le luxe et l’élégance féminine déclineront. Ce luxe et le socialisme sont incompatibles et ennemis. L’humanité perdra quelques mammifères de luxe, mais elle gagnera beaucoup de femmes. Les toilettes de la femme du futur seront moins chères et moins somptueuses, mais le statut de cette femme sera plus digne. Et l’axe de la vie féminine passera de l’individu au collectif. La mode ne consistera plus à imiter une Mme Pompadour habillée par Paquin. Elle consistera, peut-être, en l’imitation d’une Mme Kollontaï. Une femme, en somme, coûtera moins cher, mais vaudra plus.

Les ennemis littéraires du féminisme craignent que la beauté et la grâce des femmes ne souffrent des conquêtes féministes. Ils croient que la politique, l’université, les tribunaux, vont transformer les femmes en êtres méchants et même désagréables. Mais cette croyance n’est pas fondée. Les biographes de Madame Kollontaï nous disent que, dans les jours dramatiques de la révolution russe, l’illustre femme russe avait le temps et la disposition spirituelle pour tomber amoureuse et se marier. La lune de miel et l’exercice d’un commissariat du peuple ne lui semblaient pas absolument inconciliables ou antagonistes.

La nouvelle éducation des femmes présentait déjà plusieurs avantages sensibles. La poésie, par exemple, s’est beaucoup enrichie. La littérature féminine a désormais un accent féministe qu’elle n’avait pas auparavant. Autrefois, la littérature féminine était sans sexe. Il n’était généralement ni masculin ni féminin. Elle représentait tout au plus un genre littéraire neutre. Aujourd’hui, les femmes commencent à se sentir, à penser et à s’exprimer en tant que femmes dans leur littérature et leur art. Une littérature spécifique et essentiellement féminine apparaît. Cette littérature nous fera découvrir des rythmes et des couleurs inconnus. Comtesse de Noailles, Ada Negri, Jeanne d’Ibarbourou, ne nous parlent-elles pas parfois une langue inhabituelle, ne nous révèlent-elles pas un monde nouveau ?

Felix del Valle a l’intention malicieuse et originale de soutenir dans un essai que les femmes délogent les hommes de la poésie. Tout comme elles les ont remplacées dans plusieurs œuvres, elles semblent proches de les remplacer aussi dans la production poétique. La poésie, en somme, commence à être un métier de femme.

Mais c’est, en vérité, une thèse humoristique. Il n’est pas vrai que la poésie masculine est en voie d’extinction, mais pour la première fois, on entend une poésie typiquement féminine. Et que cela fait d’elles, temporairement, une concurrence très avantagée.


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