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Ce n’est pas demain que l’on réussira à donner une analyse, une synthèse et une explication valables de l’œuvre et de la pensée de Mao Tsé-Toung, de l’évolution de l’homme en tant que dirigeant révolutionnaire et en tant que chef d’Etat, de l’évolution de son parti et de son pays.
Le sujet est incroyablement vaste et complexe. Il touche à un pays immense, à un peuple innombrable et divers, à des structures sociales, à une philosophie populaire, à des traditions politiques dont l’approche rationnelle nous est malaisée.
En outre, il faut bien l’avouer, les vingt dernières années de l’histoire de la Chine restent pour nous pleines de mystère.
C’est donc sans aucune prétention à l’infaillibilité que j’essaierai de parler de Mao Tsé-Toung et du rôle qu’il a joué dans le mouvement ouvrier mondial, à la lumière de l’expérience du mouvement ouvrier belge.
C’est en tant que continuateur de la Révolution d’Octobre, par le truchement de l’Internationale communiste en premier lieu, que Mao Tsé-Toung prend place dans le mouvement ouvrier mondial.
Certes − et il l’a dit lui-même − il est parti tout d’abord d’un désir quasi-évangélique de libérer son peuple de la pauvreté. Mais cette période naïve ne dure guère. L’exemple de l’Union soviétique, soigneusement assimilé et réfléchi, et l’étude du marxisme-léninisme font bientôt de lui un penseur et un militant révolutionnaire de haute stature, un politique avisé, un chef populaire dont les décisions ont un rayonnement mondial, et finalement le constructeur d’une société nouvelle.
Tout, dans ce que nous pouvons prétendre connaître de l’œuvre de Mao, est d’abord originalité.
Rien de dogmatique, en effet, dans la façon dont il applique à son pays la théorie marxiste-léniniste. Il n’hésite pas à attribuer à la paysannerie un rôle moteur dans le dépassement d’une révolution nationale bourgeoise à peine entamée et qui, de démocratique qu’elle était sous Sun Yat-Sen, virait à la dictature sous Chiang Kaï-Shek. Il fonde, dans une province de son pays, à l’issue d’une Longue Marche qui est un chef-d’œuvre d’art militaire, une république soviétique à base paysanne, ce qui ne l’empêche pas de conférer une valeur nouvelle au rôle d’avant-garde d’un prolétariat en pleine formation et numériquement infime par rapport au reste du peuple.
En outre, n’en déplaise aux groupaillons sectaires qui s’intitulent maoïstes, Mao Tsé-Toung est un maître dans l’art des alliances. Rien de plus audacieux dans la conception et de plus efficace dans l’exécution que son alliance avec le réactionnaire Chiang Kaï-Shek (grand massacreur de communistes à l’époque) contre l’envahisseur fasciste japonais. Cette alliance-là marque un tournant décisif dans l’histoire de la Chine et, il faut le dire, dans l’histoire des peuples. Elle permet au Parti Communiste Chinois de s’affirmer en tant que premier parti national, et de la sorte prépare et assure la victoire du socialisme en Chine. Elle permet la conclusion, en 1941, du pacte de non-agression soviéto-japonais, acte diplomatique d’importance stratégique, car il divise militairement parlant les forces de l’Axe Rome-Berlin-Tokyo, et assure les arrières de l’armée soviétique alors aux prises avec le plus gros des forces hitlériennes.
Durant toutes les années de lutte contre le fascisme et plus particulièrement de 1936 à 1940, la Chine et son combat ont eu un rayonnement certain dans notre pays. Les Amitiés Belge-Chinoises, au sein desquelles feu notre camarade Albert Marteaux militait activement (il était, alors, toujours membre du Parti Ouvrier Belge) ont donné au Front de l’indépendance et au Rassemblement National de la Jeunesse certains de leurs principaux fondateurs et de leurs meilleurs dirigeants. Tout comme à l’Espagne républicaine, le mouvement ouvrier et les démocrates de chez nous doivent payer à Mao, à son parti, à la Chine et à son peuple un tribut de reconnaissance. Je pense qu’il est utile de le rappeler, tout comme il est utile de rappeler que l’accession de la Chine au socialisme a constitué le véritable acte de décès du colonialisme classique.
Ce n’est pas tout, bien certainement, en ce qui concerne Mao Tsé-Toung. Des choses restent à dire, et nous les dirons. Dès maintenant, néanmoins, à la lumière des réussites du passé et des amertumes du présent, nous avons de quoi tracer les limites d’un génie incontestable qui après avoir atteint un niveau universel est redevenu un génie national, qui s’est volontairement coupé du mouvement ouvrier et populaire mondial, plus encore que du mouvement communiste. A l’échelle du monde − qu’on me pardonne ces termes − il pourrait être en fin de compte taxé d’une sorte de provincialisme. Au moment où il disparait, on hésiterait presque à comparer le grand Mao, le compagnon vénéré de la bataille historique contre le fascisme et l’impérialisme, au modeste et sage Hô Chi-Minh, qui lui a su conserver, tout au long d’un combat de libération nationale et sociale dur entre tous, ce sens de l’universalité sans lequel un révolutionnaire cesse d’être un révolutionnaire.
Pourquoi cette constatation navrante ?
Les communistes belges, et au-delà d’eux, le mouvement ouvrier belge, ont des réponses nées de l’expérience à donner à cette question.
Je vais tenter de les résumer, sans engager personne que moi-même dans cette tentative, qui on s’en doute bien n’est pas sans péril.
Le virage de Mao Tsé-Toung vers un dogmatisme et un romantisme révolutionnaire infantiles dont il avait été un des plus grands pourfendeurs, vers la sclérose du marxisme-léninisme que pourtant sa pensée créatrice avait enrichi, nous a laissé incrédules durant des années, de 1957 à 1960 plus exactement.
Dès 1954, lors de son XIe congrès, notre parti avait soumis à une critique lucide la théorie de la dictature du prolétariat sur les problèmes de l’unité ouvrière et démocratique, et entamé une réflexion approfondie (particulièrement riche au congrès de Liège ne 1960) qui devait aboutir, au congrès d’Ostende de 1968, à l’élaboration de thèses assez remarquables touchant le caractère pluraliste de la lutte pour une société démocratique antimonopoliste d’abord, pour l’instauration et la gestion d’une société socialiste ensuite.
En 1954, nous ne faisions peut-être, pour. une bonne part du moins, que puiser à nouveau, en pleine guerre froide, aux sources du VIIe congrès de l’Internationale communiste de 1935 (le congrès de l’unité antifasciste) dominé par la pensée de Georges Dimitrov et d’autres grands militants, parmi lesquels Thorez, Togliatti et Kuusinen doivent être cités. Soit dit sans orgueil cependant, nous faisions alors figure de précurseurs dans la modeste mesure de nos moyens.
Le XXe Congrès du Parti communiste d’Union Soviétique (un des événements idéologiques les plus importants que le mouvement ouvrier mondial ait connus) nous avait encouragés à progresser dans cette voie.
Contestation de l’inévitabilité des conflits militaires mondiaux, entre impérialisme et socialisme, et plus particulièrement du conflit atomique.
Contestation de leur nécessité révolutionnaire.
Approche créatrice des problèmes de l’unité ouvrière et démocratique. Théorie et dynamisme de la coexistence pacifique, confirmés récemment entre autres par la signature des accords d’Helsinki.
Possibilité d’accéder au socialisme par des voies non sanglantes. Critique de ce que l’on appelle, en termes raccourcis et approximatifs, « le culte de la personnalité », Et plus tard, au XXIe congrès du P.C.U.S., l’attaque frontale de Nikita Khrouchtchev, formulée en termes simples mais avec talent, contre le mythe antimarxiste du « parti chef », du « pays chef », du « centre » révolutionnaire mondial dont les directives devraient être appliquées par tous les partis, sans égard pour les situations particulières, sans considération pour les pensées profondes des peuples concernés, pour leurs traditions nationales, pour leurs traditions de combat, pour le degré de leurs conquêtes démocratiques.
Tout cela nous paraissait − et était en réalité − infiniment précieux pour l’avenir du mouvement ouvrier et populaire mondial. Le message du XXe congrès du P.C.U.S. s’adressait à toutes les forces de paix et de progrès, et non pas aux seuls partis communistes. Ceux-ci, cependant, y trouvaient de nouvelles armes contre l’isolement où l’anticommunisme aveugle de la guerre froide avait essayé de les plonger, ainsi qu’ample matière à poursuivre leurs recherches propres, dans ce qu’elles avaient de plus original, de mieux adapté à la situation particulière de chaque pays.
Dans tout ce contexte, il nous paraissait normal de faire confiance à l’apport créateur de Mao Tsé-Toung, de son parti, de son pays. L’expérience chinoise, jusque-là, était visiblement empreinte d’un souci d’unification populaire à partir de notions démocratiques et pluralistes. Sans que nous puissions en comprendre toutes les subtilités, en raison de la différence profonde − et souvent intraduisible dans tous les sens du terme − entre les structures sociales de la Chine et les nôtres, cette expérience nous inspirait un intérêt profond et une certaine admiration un peu romantique, qu’il n’y a pas lieu de renier. Le « vote d’indication » auquel nous recourons dans nos congrès en certaines occasions, est une invention du PC chinois. C’est une invention utile, car elle permet de mesurer le degré d’unité d’une assemblée sans mettre fin à la discussion. Son rappel nous rend capables, si nous songeons aux péripéties convulsives qui ont marqué la Révolution culturelle et ses lendemains, d’apprécier la distance qui sépare la Chine d’aujourd’hui de la Chine d’il y a vingt ans, de ce point de vue.
C’est en 1957, à la Conférence des partis communistes et ouvriers, que Mao Tsé-Toung amorça lui-même un tournant fatal, dans un discours haché, désinvolte dans sa présentation, que la plupart des auditeurs directs semblent avoir hésité à comprendre. Un des passages significatifs de ce discours concernait l’éventualité d’un conflit atomique mondial. Cette hypothèse, disait en substance Mao Tsé-Toung, n’était pas effrayante. La catastrophe atomique laisserait des survivants, hommes et femmes, qui auraient des enfants, lesquels pourraient repeupler le monde et y construire le communisme.
Personne, à ma connaissance, parmi les délégués de notre parti comme parmi les délégués des autres partis communistes et ouvriers, n’a été en mesure d’appréhender sur place la signification pleine et entière de cette déclaration, dont l’énormité même masquait la dialectique interne.
En 1960, à la Conférence de Moscou dite des 81 partis, après quelques incidents intermédiaires sur lesquels je n’insisterai point, la réalité commença à apparaître aux yeux de tous.
L’intervention à cette conférence de notre camarade Burnelle, président du parti et dirigeant une délégation dont Frans Vanden Brandan et moi-même faisions partie, toute laconique qu’elle fût, caractérisait bien l’enjeu du combat idéologique en cours.
Pas question d’effacer les enseignements et les hypothèses de travail du XXe congrès du P.C.U.S.
Pas question d’admettre l’existence d’un parti chef, ni de partis sous-chefs naturellement portés à prendre la place du premier.
Demande expresse, adressée au PC chinois en termes mesurés mais précis, de s’abstenir d’encourager sur le territoire de l’actuel Zaïre des actions gratuites de guerrilla. Sans le vouloir ni le désirer, notre délégation jouait là un rôle prophétique. Les combats libérateurs de l’Angola ont démontré à quel point la solidarité internationaliste est le contraire de l’exportation de la révolution, et combien facilement les missionnaires armés de l’infantilisme gauchiste se retrouvent aux côtés des forces de la réaction, du néo-colonialisme, de l’impérialisme.
Si l’on dépouille de ses innombrables et harassantes complications polémiques le long débat de 1960, on constate qu’il était quant au fond d’une effrayante simplicité, à peine voilée par la louable volonté de compromis fraternel − mais non de compromis idéologique − de la totalité des partis présents, PC chinois et PC libanais mis à part.
La délégation chinoise, nombreuse comme un détachement d’infanterie, adoptait un comportement militaire et montait, escouade après escouade, à l’assaut de la Conférence. Le plus agressif de ses chefs était sans doute Peng-Cheng, qui devint plus tard une des victimes de la Révolution culturelle. Sous une logomachie à la fois subtile et abondamment injurieuse à l’égard des autres participants, le P.C.U.S. étant le premier visé, les porte-parole chinois ne parvenaient pas à dissimuler un plan dont on pouvait difficilement croire, à l’époque qu’ils tenteraient réellement de le mettre à exécution : soumettre au PC chinois et à ses directives l’ensemble des partis communistes et ouvriers, faire fi de l’expérience acquise par ces partis depuis le VIe congrès de l’Internationale communiste (1928 : le congrès des « Soviets partout ») et les engager dans une sorte de croisade pseudo-révolutionnaire au cours de laquelle les affrontement violents et sanglants avec la bourgeoisie et l’impérialisme, l’affrontement nucléaire en ce compris, ne seraient pas considérés comme des obstacles semés par l’ennemi de classe sur la route des masses en marche vers la paix, le progrès et le socialisme, mais bien comme des nécessités inéluctables et salutaires. Nous apprenions ainsi pourquoi nos camarades chinois étaient restés des partisans fanatiques du maintien d’un parti chef à la tête de notre mouvement.
Sur place et au moment même, l’attaque idéologique du PC chinois, alimentée par l’exégèse de sentences de Mao Tsé-Toung, se solda par un échec.
C’est sans doute la raison pour laquelle au lendemain immédiat de la conférence de 1960, l’alarme ne fut pas sonnée au sein de notre parti. Le document final de la conférence comportait pas mal d’ambiguïtés, mais il renfermait des données dynamiques intéressantes. Les partis communistes et ouvriers allaient de l’avant. Le conflit Chine-URSS autour du rappel de Chine des techniciens soviétiques pouvait expliquer certains énervements passagers, et il semblait encore possible de l’aplanir.
Les membres de la délégation belge d’alors n’étaient certes pas contents. La résurgence de propos dogmatiques infantiles les inquiétait et les ulcérait. Pour les raisons que je viens d’énoncer, cependant, ils essayaient de faire à fortune douteuse bon visage, par respect pour notre parti, par respect aussi pour tous les partis frères, ta critique des positions chinoises n’impliquant aucune hostilité foncière.
Très vite, nous allions apprendre que ce faisant nous nous montrions internationalistes pour deux. L’attaque dite grippiste contre notre parti commençait.
La subversion « grippiste » fut pensée, préparée, organisée et financée au départ de Pékin.
Si on se réfère aux textes publiés en Chine ainsi qu’aux sources de renseignements les plus sûres, c’est après mûre réflexion que notre parti avait été choisi pour être en Europe la première victime d’une offensive de subversion qui avait pour but de « reconvertir » les partis communistes et le mouvement ouvrier européens. Mao Tsé-Toung en personne a participé à ce choix. Notre position géographique, notre faiblesse relative, le mépris dans lequel il tenait les cadres de notre parti motivaient cette option.
Cette première attaque devait faire, et a effectivement fait tache d’huile à l’échelle internationale.
L’histoire détaillée du groupe « grippiste » et de ses activités n’est pas l’objet de cet article. Nous nous bornerons à caractériser ses phases essentielles, ses effets, ses suites.
Tout d’abord, une phase de préparation, déjà antérieure à la Conférence des 81 partis.
Des sondages d’opinion auprès de certains militants, des campagnes de dénigrement contre d’autres militants. Un travail d’intrigues qui fait soudain apparaître dans nos rangs d’authentiques gauchistes, qui entretient un esprit scissionniste à l’égard de la FGTB en particulier et du mouvement syndical dans son ensemble. Cela se passe essentiellement dans la région bruxelloise. Les milieux jeunes et estudiantins sont évidemment touchés, eux aussi, par ces manœuvres.
L’offensive se déclenche en fait et c’est significatif sur le plan idéologique, au moment où la grande grève de 1960-61 prend fin. L’essentiel, à ce moment-là, était de donner un prolongement politique et démocratique à ce mouvement contre la loi unique auquel les travailleurs organisés avaient conféré une qualité fondamentalement nouvelle, en enrichissant de façon durable la notion même de revendication syndicale. Les « grippistes » s’opposant à la direction et à l’ensemble du parti, lancèrent d’abord des militants syndicaux dans l’aventure absurde de « la grève solitaire ». Le désarroi qui s’ensuivit parmi les travailleurs concernés fut grand, et ses séquelles ne sont pas encore guéries.
En effet, tous les bavardages que nous avons connus à cette époque sur « La grève du siècle » ne sont point parvenus et ne parviendront jamais à masquer le fait que les « grippistes » et d’autres gauchistes d’alors ont donné un nouvel élan à une tradition néfaste, la tradition anarchisante et antisyndicale des groupaillons ultra-révolutionnaires. Tradition qui renforce les tendances droitières au sein du mouvement ouvrier, en leur fournissant des prétextes, des semblants d’argumentation et de justification.
Dès lors, c’est l’agression interne qui se développe. Elle a pour but de s’emparer de la fédération bruxelloise et de supplanter les organismes nationaux du parti. Cette agression ira loin dans la ruse, dans la basse manœuvre, dans la calomnie, dans les tentatives de discrédit d’honnêtes militants. Le groupe « grippiste » ne sera en fait battu que sur le plan idéologique grâce à un geste démocratique audacieux et inédit dans son audace : la publication d’un volumineux document dans les colonnes du quotidien du parti, et la discussion ouverte de ce document.
C’est notre congrès d’Anvers de 1963 qui consacre la rupture de notre parti avec le groupe. Celui-ci n’a pas réussi à nous empêcher de penser et d’agir en tant que communistes belges, soucieux de servir notre pays et la cause de ses travailleurs, dans le droit fil de nos meilleures traditions ouvrières et démocratiques, en nous aidant de ce qu’il y a de plus riche dans l’expérience du mouvement ouvrier mondial.
Commence alors l’attaque de l’extérieur. Elle est furieuse sur tous les terrains, elle comporte des aspects de violence physique, mais son aspect électoral mérite d’être particulièrement souligné. Disposant des moyens énormes, au moment même où notre action lors de la grève de 1960-61 et de ses lendemains devait permettre à nos listes de marquer des progrès décisifs, le groupe « grippiste » sème la confusion.
Durant des années la grande bourgeoisie, ses journaux, ses mass-média se délecteront de pouvoir parler des « communistes-Pékin » et des « communistes-Moscou » ou des « communistes tendance Khrouchtchev », Cela nous causa et nous cause encore un tort énorme. Notre rôle dans la guerre de libération antifasciste avait largement découragé les milieux de droite de nous décrire comme un parti de l’étranger. Le groupe « grippiste » et ses continuateurs ont rendu un certain souffle à cette légende, et ce n’est pas le moindre de leurs méfaits politiques. Nombreux sont encore les travailleurs ayant une réelle sympathie pour nos idées et qui hésitent, soit à devenir nos alliés, soit à devenir nos électeurs, parce qu’ils nous attribuent confusément une certaine parenté avec des groupaillons ultra-révolutionnaires dont l’action les révolte, notamment parce qu’elle s’inspire de concepts totalement inadaptés à notre réalité nationale, tant sociale que politique.
Si même on s’arrête là, le bilan du groupe « grippiste » est tout entier un bilan d’hostilité non seulement à l’égard de notre parti, mais à travers ce dernier à l’égard du mouvement ouvrier lui-même, à l’égard des militants, des groupes, des organisations populaires attachés à la cause du progrès social, à la cause de la paix, à la cause de la démocratie. La lutte pour la coexistence pacifique ? Billevesée. La marche démocratique vers le socialisme ? Illusion. L’unité ouvrière ? Manœuvre réformiste. Partout, le groupe « grippiste » ne voyait que manœuvres d’agents de la bourgeoisie, de la CIA, du « révisionnisme soviétique », Il en a vu tellement, d’ailleurs, que ses militants les plus actifs ont fini par s’exclure les uns les autres, sous le coup des accusations les plus fantaisistes. Ce qu’il reste aujourd’hui d’une dissidence organisée sous l’impulsion du PC chinois, c’est une poussière de petites coteries qui se désavouent mutuellement.
Il reste autre chose, cependant.
L’infantilisme gauchisme, l’impatience révolutionnaire n’ont été inventés par personne − et surtout point par Mao Tsé-Toung, qui a passé une grande partie de son existence militante à les combattre, après avoir fait l’expérience de leur nocivité. Ils plongent leurs racines dans la réalité objective, dans l’impatience de certaines masses devant des changements qu’elles sentent nécessaires et qui tardent à venir, freinés qu’ils sont par l’impérialisme mondial, ou par la grande bourgeoisie d’un ou plusieurs pays, et, en général, par toutes les forces de droite, où qu’elles se trouvent.
Cela, c’est vrai chez nous comme en Chine.
Cependant, lorsque le groupement AMADA – TPO (Alle macht aan de Arbeiders – Tout le pouvoir aux ouvriers) nous expose, à l’occasion des élections communales et sous l’emblème de la faucille et du marteau, qu’il faut des abris antiatomiques dans chaque commune, plus la dictature du prolétariat, plus l’armement du peuple contre une invasion soviétique imminente, nous ne pouvons nous empêcher de penser que l’impatience révolutionnaire de ses membres a été abondamment manipulée de l’extérieur. L’action d’AMADA – TPO ne répond qu’en un seul point aux données objectives de notre situation nationale, et c’est en apportant de l’eau au moulin des hommes de droite restés fidèles à l’OTAN et à la politique des blocs, de toutes les forces qui s’acharnent à faire lettre morte du Traité de Helsinki sur la sécurité et la coopération européennes, à saboter les négociations sur le désarmement.
Renvoyer dos à dos « les USA et l’URSS hors de l’Europe » et en même temps inviter le peuple à s’armer contre l’Union soviétique, c’est transposer en formules simples (et géographiquement fantaisistes mais cela est secondaire) les lignes directrices de la politique extérieure de la Chine, telle qu’elle a évolué durant les dernières années de ce que l’on peut appeler le règne de Mao Tsé-toung. AMADA – TPO, autrement dit, pratique un gauchisme d’importation, un gauchisme missionnaire, un gauchisme de croisade qui s’adapte bien à l’extrême jeunesse et aux origines chrétiennes de beaucoup de ses adhérents, et d’autant plus difficile à combattre que ses liens rationnels avec la réalité quotidienne de notre pays sont rares, ténus ou inexistants. Il s’agit aussi d’un gauchisme facile, parce que anticommuniste et antisoviétique : la bourgeoisie ne déteste pas cela.
Le groupe « qrippiste » faisait la même chose et a joué en ce sens un rôle d’initiateur. Si le flambeau « maoïste » est passé en d’autres mains, c’est sans doute que l’antisoviétisme « grippiste » avait ses limites. Il mettait en cause la politique de paix de l’URSS et le message du XXe Congrès du PCUS. Il ne mettait pas en cause la Révolution d’Octobre ni l’existence du pays de la Révolution d’Octobre.
Ce que nous appellerons par pure commodité le « maoïsme » actuel est d’autre nature. Il nie le caractère socialiste de l’URSS, assimile celle-ci aux USA impérialistes, hypothèse stratégique qui lui permet, tactiquement parlant, de devenir l’allié des forces rétrogrades, chauvines, néo-colonialistes du monde entier. La droite européenne tout particulièrement, trouve dans la politique extérieure de la Chine un appui non négligeable. Le mouvement ouvrier des pays d’Europe capitaliste ne trouve, dans la dite politique, qu’obstacles et entraves.
Encore faut-il s’expliquer sur la signification exacte que l’on donne au mot maoïsme. Je répète que l’on ne doit voir là qu’un vocable de commodité. Il ne s’agit pas de l’appellation d’une doctrine, mais bien d’une étiquette collée tant bien que mal sur un certain nombre d’actions politiques, de manœuvres, de comportements, de sentences et de mots d’ordre. Rien, dans cet ensemble confus et agressif, ne fait penser à une philosophie de la révolution et du monde tant soit peu cohérente. La remarque me semble d’importance, car elle évite l’engagement d’une lutte idéologique sans objet.
L’usage que le mouvement communiste a fait du mot révisionnisme en certaines occasions a été plutôt néfaste. Quand on a parlé de titisme, on s’est trompé. Les guerres de religion sont toujours nuisibles à la réflexion constructive. A plus forte raison faut-il les éviter, quand il n’y a pas de religion du tout.
Une question se pose néanmoins : celle de savoir pourquoi, à partir d’un certain moment, la pensée créatrice de Mao-Tsé-Toung et de son parti a pu engendrer l’incohérence convulsive qui caractérise la politique extérieure de la Chine, et ce que nous connaissons de la politique intérieure de ce pays, du moins sous l’aspect des luttes de tendances au sein des organismes de direction du PC chinois et du pays.
Quand un peuple se libère à la fois, et quasi d’un seul coup, des séquelles du féodalisme, du joug colonial, des injustices d’un régime bourgeois en formation et d’une invasion étrangère, il est absolument inévitable que la conscience de son identité reconquise se teinte d’un nationalisme et d’un chauvinisme d’une qualité particulière. Surtout quand il s’agit d’un peuple plus nombreux que tout autre au monde, vivant sur un territoire immense, aux ressources potentielles gigantesques.
Si ce peuple et son pays, à peine libérés, sont frappés d’ostracisme par la majorité des pays du monde, et subissent durant de longues années la pression hostile, politiquement, militairement et économiquement parlant, de l’impérialisme le plus puissant (celui des USA) nationalisme et chauvinisme s’exacerbent et deviennent capables de s’alimenter de tout, y compris des difficultés les plus normales et les moins inattendues de la construction d’une société socialiste à partir de moyens matériels presque inexistants. Sans doute est-ce là qu’il faut trouver en partie la cause du conflit sino-soviétique, éclatant précisément autour d’un problème d’aide technique et se développant comme on sait. Sans doute est-ce là qu’il faut trouver un des liens dialectiques entre la théorie des « tigres de papier », la recherche de conflits de frontières d’importance mineure, l’entreprise d’une croisade mondiale de subversion, la tentative désespérée du Grand Bond en Avant, l’agressivité à l’égard de la majorité des pays socialistes, le caractère étonnamment mesuré de l’aide chinoise au Vietnam, l’aide militaire aux ennemis de l’indépendance de l’Angola. Le complexe d’isolement, joint au complexe de l’orgueil national blessé, engendre difficilement une réflexion pondérée et des actions justes.
Il est cependant certain que Mao Tsé-Toung et les autres dirigeants du Parti communiste et de l’Etat chinois n’ont pas été les jouets d’un courant d’opinion populaire irrésistible. Ce courant d’opinion, ils l’ont aidé à grandir, lui ont donné des armatures théoriques (parfois contradictoires, il est vrai), et ont utilisé son pouvoir de mobilisation à diverses fins, dont toutes ne sont pas négatives, il s’en faut de beaucoup.
La Chine d’aujourd’hui n’est plus la Chine des Seigneurs de la Guerre et des grands « compradores », C’est un pays où le peuple mange à sa faim, s’éduque, travaille, construit. On souhaiterait à ce peuple d’avoir des dirigeants moins divisés, moins enclins aux virages tactiques trop souvent inspirés par des intérêts de coterie et non par l’intérêt général du pays, sans même parler des intérêts supérieurs de la cause du socialisme, de la paix, du progrès, de l’indépendance des peuples.
Mao Tsé-Toung ne porte pas seul la responsabilité de ce qui se passe aujourd’hui et de ce qui s’est passé durant les dernières années de sa vie. Il est certain qu’il a pu être manœuvré plus d’une fois et mis devant pas mal de faits accomplis.
Ses responsabilités restent énormes, même si certaines d’entre elles, à première vue, semblent n’avoir aucun lien direct avec les faits et événements que nous avons évoqués.
La première est d’avoir accepté un culte de sa personne qui faisait de lui, non pas l’incarnation de la révolution chinoise en marche, mais bien une sorte de distributeur semi-divin de la sagesse du passé, du présent et de l’avenir.
La seconde est d’en être revenu, pour l’enseignement des masses, à la méthode chinoise du passé, idéaliste et logique, des sentences définitives. Méthode dogmatique qui n’est point sans parenté avec cet enseignement du catéchisme dont notre pensée occidentale porte toujours l’empreinte. Chez nous aussi, même dans les milieux révolutionnaires les plus lucides, la tendance à figer les découvertes les plus dynamiques en formules d’Evangile reste vivace.
La troisième est d’avoir revendiqué la direction du mouvement communiste international et d’avoir envisagé de l’obtenir au prix de la destruction de certains partis frères.
La quatrième est d’avoir rompu les liens rattachant son parti et son pays au mouvement ouvrier mondial et d’avoir permis l’élaboration d’une politique qui, bon gré mal gré, fait du peuple chinois l’allié des forces hostiles au désarmement mondial, au progrès, à la libération des peuples.
La cinquième est d’avoir patronné la Révolution Culturelle. Elle n’est pas sans rapport avec les autres.
Répondant sans aucun doute à certaines nécessités objectives, la révolution culturelle n’en perd pas pour autant l’aspect d’une révolution de palais d’énormes dimensions. Les documents que nous possédons et qui sont de provenance chinoise, ne laissent là-dessus aucun doute. Il s’est agi avant tout de « retourner » le Parti communiste chinois, de régler le compte de sa démocratie interne, de régler leur compte aussi, à certains dirigeants.
Pareilles méthodes ne sont évidemment pas de nature à établir entre le peuple et son parti, entre le peuple et les dirigeants de son pays, les rapports de confiance raisonnée et de contrôle mutuel qui, en fin de compte, sont à la base de toute démocratie en développement.
Mao Tsé-Toung semble donc avoir ouvert la porte à un nouveau développement de coutumes politiques extrémistes et cruelles héritées du passé et déjà analysées par Liou Chao-Chi en 1941, dans un rapport présenté à l’Ecole du parti de la Chine centrale, sous le titre : « La lutte interne dans le parti ». Liou Chao-Chi s’exprime en des termes classiques que nous connaissons bien. Il parle tout naturellement de bolcheviks et de mencheviks, mais surtout d’opportunistes de gauche et de droite. Il souligne avec infiniment de précision que les catégories idéologiques et politiques en question ne doivent pas être assimilées à leurs homologues d’URSS ou d’Europe occidentale, touchant leurs origines sociales du moins. L’opportunisme de gauche, selon lui, a pour manifestations principales l’exaspération permanente des discussions internes, l’intolérance brutale des militants les uns envers les autres, la propension à provoquer des scissions sous le moindre prétexte. Quant aux opportunistes de droite, il signale le talent qu’ils ont de s’exprimer mieux que quiconque en termes marxistes-léninistes choisis et il dénonce leurs méfaits : « Ils ont développé particulièrement le sectarisme, et l’individualisme qui est issu de la société chinoise à demi féodale et est lié aux pratiques criminelles des gangsters dans la société chinoise ».
Ce n’est là qu’une référence, et fort ancienne de surcroît. Certains faits nous font supposer qu’elle n’est pas sans valeur.
J’en ai fini, en ce qui me concerne, de cet essai de réponse à certaines questions angoissantes.
Il me faut cependant formuler encore quelques réflexions. L’œuvre positive de Mao Tsé-Toung reste. Le monde d’aujourd’hui porte sa marque. Certains discours chinois prononcés à l’ONU ne doivent, à aucun prix, nous masquer ce fait historique.
Le peuple chinois construit le socialisme dans les conditions qui lui sont données, et que nous souhaiterions meilleures. Mais c’est le socialisme qu’il construit, et pas autre chose. Que l’occasion lui soit fournie de retourner aux sources de la pensée marxiste-léniniste, au réalisme créateur dont Mao Tsé-toung fut un maître à certains moments, et nous assisterons à de grandes choses.
Le Parti communiste chinois est notre parti frère. En aucune circonstance nous n’avons exprimé une quelconque velléité de rompre avec lui. Même aux pires moments de la scission « grippiste », nous nous sommes gardés de prononcer à son égard un quelconque anathème.
L’esprit critique, la condamnation nécessaire de pratiques néfastes au développement du mouvement ouvrier ne nous cachent pas un objectif essentiel : reconstituer l’unité complète du mouvement communiste international, dans l’égalité fraternelle des partis, dans le respect de leur indépendance et de leur autonomie.
Internationalistes pour deux? Oui. C’est difficile, on le sait bien.
C’est l’unique solution juste et praticable à la fois.
Le 22 octobre 1976.