J. Staline
La situation actuelle et le Congrès
d’unification du parti ouvrier1
août 1906
I
Ce que nous attendions avec tant d’impatience s’est réalisé : le Congrès d’unification a paisiblement terminé ses travaux, le parti a évité la scission, la fusion des fractions a été officiellement consacrée, et par cela même se trouvent posés les fondements de la puissance politique du parti.
Il faut maintenant se rendre compte, prendre une connaissance plus précise de ce qu’a été la physionomie du congrès, et apprécier sainement ses bons et ses mauvais côtés.
Qu’a fait le congrès ?
Que devait-il faire ?
Les résolutions du congrès fournissent une réponse à la première question. En ce qui concerne la seconde, il faut, pour y répondre, savoir dans quelle ambiance le congrès s’est ouvert et quelles étaient les tâches que lui imposait la situation actuelle.
Commençons par la deuxième question.
Il est clair à présent que la révolution populaire n’est pas morte ; que malgré la « défaite de décembre », elle grandit et s’élève vers son point culminant. Nous disons qu’il doit d’ailleurs en être ainsi : les forces motrices de la révolution continuent à vivre et à agir ; la crise industrielle qui a éclaté ne cesse de croître ; la famine qui ruine définitivement les campagnes, s’aggrave de jour en jour. Tout cela signifie que l’heure est proche où déferlera, pareil à un torrent redoutable, le courroux révolutionnaire du peuple. Les faits attestent qu’un nouveau mouvement, plus résolu et plus puissant que celui de décembre, mûrit dans la vie sociale russe. Nous nous trouvons à la veille de l’insurrection.
D’autre part, la contre-révolution, que le peuple exècre, prend des forces et se consolide progressivement. Elle est déjà parvenue à organiser une camarilla, elle enrôle sous son drapeau toutes les forces ténébreuses, elle se place à la tête du « mouvement » des Cent-Noirs, elle prépare une nouvelle agression contre la révolution populaire, elle rallie autour d’elle grands propriétaires fonciers et industriels sanguinaires : elle se prépare donc à écraser la révolution populaire.
Et au fur et à mesure que les choses avancent, le pays se divise nettement en deux camps ennemis, celui de la révolution et celui de la contre-révolution ; l’opposition des deux camps — le prolétariat et le gouvernement du tsar, — devient de plus en plus redoutable, et on voit clairement que tous les ponts ont été coupés entre eux. De deux choses l’une : ou bien la victoire de la révolution et le pouvoir absolu du peuple, ou bien la victoire de la contre-révolution et le pouvoir absolu du tsar. Qui s’assied entre deux chaises trahit la révolution. Qui n’est pas avec nous est contre nous ! La pitoyable Douma, avec ses pitoyables cadets, s’est assise justement entre ces deux chaises . Elle veut réconcilier la révolution et la contre-révolution, pour que loups et brebis paissent ensemble — et mater ainsi « d’un seul coup » la révolution. C’est pourquoi la Douma n’a fait jusqu’à présent que perdre son temps, c’est pourquoi elle n’a pu rallier le peuple autour d’elle et, n’ayant aucune base sous ses pieds, elle reste suspendue dans le vide.
Comme auparavant, c’est la rue qui demeure l’arène principale de la lutte. Ainsi parlent les faits. Les faits l’attestent : c’est dans la lutte actuelle, dans les combats de rue, et non au sein de la bavarde Douma, que les forces de la contre-révolution s’affaiblissent et se désagrègent chaque jour, tandis que les forces de la révolution grandissent et se mobilisent ; ils attestent que le rassemblement et l’organisation des forces révolutionnaires se font sous l’égide des ouvriers d’avant-garde et non de la bourgeoisie. Cela signifie qu’il est parfaitement possible d’assurer la victoire de la révolution actuelle et de la conduire à son terme. Mais possible seulement si les ouvriers d’avant-garde continuent de marcher à sa tête, si le prolétariat conscient s’acquitte dignement de sa mission de dirigeant de la révolution.
Dés lors on voit clairement quelles tâches la situation actuelle imposait au congrès et ce que ce dernier devait faire.
Engels a dit que le parti ouvrier « est l’interprète conscient d’un processus inconscient », c’est-à-dire que le parti doit s’engager consciemment sur le chemin que suit inconsciemment la vie elle-même ; qu’il doit exprimer consciemment les idées que la vie bouillonnante met en avant inconsciemment.
Les faits attestent que le tsarisme n’a pas réussi à écraser la révolution populaire, qu’au contraire, celle-ci grandit de jour en jour, qu’elle monte toujours plus haut et qu’on va vers une nouvelle action. En conséquence, la tâche du parti est de se préparer consciemment à cette action et de conduire la révolution populaire à son terme.
Il est clair que le congrès devait indiquer cette tâche et engager les membres du parti à la remplir honnêtement.
Les faits attestent qu’il est impossible de concilier la révolution et la contre-révolution ; que la Douma qui, dés le début, a prétendu les concilier, ne pourra rien faire ; qu’une telle Douma ne sera jamais le centre politique du pays, qu’elle ne ralliera pas le peuple autour d’elle et qu’elle deviendra forcément un appendice de la réaction. En conséquence, la tâche du parti est de dissiper espoirs fallacieux que l’on fonde sur la Douma ; de combattre les illusions politiques du peuple et de proclamer à la face du monde entier que l’arène principale de la révolution est la rue et non la Douma ; que la victoire du peuple viendra principalement de la rue, des combats de rue, et non de la Douma, ni du bavardage auquel on s’y livre.
Il est clair que dans ses résolutions, le Congrès d’unification devait indiquer notamment cette tâche, pour déterminer nettement l’orientation de l’activité du parti.
Les faits attestent que la révolution peut vaincre et être conduite à son terme, que le pouvoir absolu du peuple peut être instauré seulement au cas où les ouvriers conscients se placent à la tête de la révolution, où la social-démocratie, et non pas la bourgeoisie, prend la direction de la révolution. En conséquence, la tâche du parti consiste à être le fossoyeur de l’hégémonie de la bourgeoisie, à rallier autour de lui les éléments révolutionnaires de la ville et de la campagne, à diriger leur lutte révolutionnaire, à prendre la tête de leur action et à consolider ainsi le terrain pour l’hégémonie du prolétariat.
Il est clair que le Congrès d’unification devait consacrer une attention particulière à cette troisième tâche, qui est fondamentale, afin de montrer au parti son énorme importance.
Voilà ce que la situation actuelle imposait au Congrès d’unification et ce qu’il devait faire.
A-t-il rempli ces tâches ?
II
Pour élucider cette question, il est nécessaire de connaître la physionomie du congrès lui-même.
Au cours de ses séances, le congrès a abordé de nombreuses questions : mais la question principale, autour de laquelle gravitaient toutes les autres, était celle de la situation actuelle. La situation actuelle de la révolution démocratique et les objectifs de classe du prolétariat, tel était le nœud de la question, le problème où venaient s’entremêler toutes nos divergences tactiques.
La crise s’aggrave dans les villes, disaient les bolchéviks ; la famine augmente dans les campagnes, le gouvernement se désagrège complètement et le courroux populaire monte chaque jour davantage ; donc, la révolution, loin de décliner, grandit au contraire de jour en jour et se prépare à une nouvelle attaque. D’où notre tâche : aider la révolution montante, la mener jusqu’au bout et la couronner par le pouvoir absolu du peuple. (Voir la résolution des bolchéviks : « La situation actuelle… »).
Les menchéviks disaient à peu près la même chose.
Mais comment mener jusqu’au bout la révolution actuelle ? Quelles sont les conditions nécessaires pour cela ?
Selon les bolchéviks, mener jusqu’au bout la révolution actuelle et la couronner par le pouvoir absolu du peuple n’est possible que si les ouvriers conscients se mettent à la tête de cette révolution, que si le prolétariat socialiste, et non des démocrates bourgeois, en prend la direction. « Mener jusqu’au bout la révolution démocratique, disaient les bolchéviks, seul le prolétariat en est capable à la condition qu’il… entraîne derrière lui la masse des paysans en conférant une conscience politique à leur lutte spontanée… » Sinon le prolétariat sera contraint de renoncer au rôle de « chef de la révolution populaire » et se trouvera « à la remorque de la bourgeoisie monarchiste libérale », qui ne s’efforcera jamais de mener la révolution jusqu’au bout. (Voir la résolution : « Les objectifs de classe du prolétariat… »). Certes, notre révolution est une révolution bourgeoise et, à cet égard, elle rappelle la grande révolution française, dont la bourgeoisie a récolté les fruits. Mais il est clair, d’autre part, qu’il y a une grande différence entre ces deux révolutions. A l’époque de la révolution française, la grande production mécanique que nous voyons chez nous aujourd’hui n’existait pas ; les antagonismes de classe n’étaient pas aussi nettement accusés que chez nous : aussi le prolétariat français était-il faible, tandis que le nôtre est plus fort, plus uni. Il faut également considérer que le prolétariat, là-bas, n’avait pas un parti à lui, tandis qu’il en a un ici, avec son programme et sa tactique propres. Il n’est pas étonnant que les démocrates bourgeois aient dirigé la révolution française et que les ouvriers se soient mis à la remorque de ces messieurs : « Les ouvriers se battaient, et les bourgeois s’emparaient du pouvoir ». D’autre part, on conçoit parfaitement que le prolétariat de Russie ne se contente pas de se mettre à la remorque des libéraux, qu’il soit la force dominante de la révolution et appelle sous son drapeau tous les « opprimés et les déshérités ». Voilà en quoi notre révolution l’emporte sur la révolution française, et voilà pourquoi nous pensons que notre révolution peut être conduite à son terme et aboutir au pouvoir absolu du peuple. Il faut seulement favoriser consciemment l’hégémonie du prolétariat et rassembler autour de lui le peuple en lutte, pour qu’il soit possible ainsi de conduire à son terme la révolution actuelle. Or, il est nécessaire de conduire la révolution à son terme pour que la bourgeoisie ne soit pas seule à en récolter les fruits, pour que la classe ouvrière, outre la liberté politique obtienne la journée de huit heures, un allègement des conditions de travail, pour qu’elle réalise entièrement son programme minimum et s’ouvre ainsi un chemin vers le socialisme. Voilà pourquoi celui qui défend les intérêts du prolétariat; qui ne veut pas que le prolétariat devienne un appendice de la bourgeoisie et tire pour elle les marrons du feu, celui qui lutte afin que le prolétariat devienne une force indépendante et utilise à ses propres fins la révolution actuelle, doit condamner ouvertement l’hégémonie des démocrates bourgeois; doit consolider le terrain pour l’hégémonie du prolétariat socialiste dans la révolution actuelle.
Ainsi raisonnaient les bolchéviks.
Les menchéviks disaient tout autre chose. Certes, la révolution se renforce et il faut la mener à son terme, mais point n’est besoin pour cela de l’hégémonie du prolétariat socialiste. Que ces mêmes démocrates bourgeois soient les dirigeants de la révolution ! disaient-ils. pourquoi, qu’est-ce à dire ? Parce que la révolution actuelle est bourgeoise et que la bourgeoisie doit en être le chef, répondaient les menchéviks. Mais alors, que doit faire le prolétariat ? Il doit suivre les démocrates bourgeois, « les pousser » et, de cette façon, « faire progresser la révolution bourgeoise ». Ainsi parlait le chef des menchéviks, Martynov, qu’ils avaient désigné comme « rapporteur ». La même pensée se trouve exprimée, bien que moins nettement, dans la résolution des menchéviks : « Sur la situation actuelle ». Déjà dans Deux dictatures, Martynov avait dit que « l’hégémonie du prolétariat est une utopie dangereuse », une fantaisie, que la révolution bourgeoise « doit être dirigée par l’extrême opposition démocratique », et non par le prolétariat socialiste ; que le prolétariat en lutte « doit marcher derrière la démocratie bourgeoise » et la pousser sur le chemin de la liberté (Voir la brochure connue de Martynov : Deux dictatures). Il a développé la même pensée au Congrès d’unification. D’après lui, la grande révolution française est l’original, et notre révolution une pâle copie ; et de même qu’en France la révolution avait à sa tête à ses débuts « l’Assemblée nationale » et ensuite la « Convention nationale », dans lesquelles prédominait la bourgeoisie, de même chez nous le dirigeant de la révolution, qui rassemblera autour de lui le peuple, doit être d’abord la Douma d’Etat et ensuite quelque autre assemblée représentative, plus révolutionnaire que la Douma. A la Douma, comme au sein de cette future assemblée représentative, les démocrates bourgeois prédomineront. En conséquence, il nous faut l’hégémonie de la démocratie bourgeoise et non celle du prolétariat socialiste. Il faut seulement suivre pas à pas la bourgeoisie et la pousser en avant toujours plus loin, vers la liberté véritable. A noter que les menchéviks ont salué le discours de Martynov par de vifs applaudissements. A noter aussi que pas une de leurs résolutions ne mentionne la nécessité de l’hégémonie du prolétariat ; l’expression « hégémonie du prolétariat » est complètement bannie de leurs résolutions de même que des résolutions du congrès. (Voir les résolutions du congrès.)
Telle a été, au congrès, la position des menchéviks.
Comme on le voit, il y a là deux positions qui s’excluent et c’est de là que partent toutes les autres divergences.
Si le prolétariat conscient est le guide de la révolution actuelle, tandis que dans la Douma actuelle dominent les cadets bourgeois, il est évident que l’actuelle Douma ne pourra se transformer en un « centre politique du pays » ; elle ne pourra rallier autour d’elle le peuple révolutionnaire, ni devenir, quels que soient ses efforts, le guide de la révolution montante. Ensuite, si le prolétariat conscient est le chef de la révolution alors qu’il est impossible de diriger la révolution du sein de la Douma, il apparaît clairement que l’arène principale de notre activité, à l’heure actuelle, doit être la rue et non la salle de la Douma. Ensuite, si le prolétariat conscient est le chef de la révolution et la rue la principale arène de la lutte, il va de soi que notre tâche est de participer activement à l’organisation de la lutte de rue, de porter une attention accrue à l’armement, de multiplier les détachements rouges et de diffuser les connaissances militaires parmi les éléments d’avant-garde. Enfin, si le prolétariat d’avant-garde est le chef de la révolution et s’il doit participer activement à l’organisation de l’insurrection, il va de soi que nous ne pouvons pas nous tenir à l’écart du gouvernement provisoire révolutionnaire en nous en lavant les mains ; nous devrons, en commun avec la paysannerie, conquérir le pouvoir politique et faire partie du gouvernement provisoire 2 : le chef de la rue révolutionnaire doit être également le chef du gouvernement de la révolution.
Telle était la position des bolchéviks.
Si au contraire, comme le pensent les menchéviks, la direction de la révolution appartient aux démocrates bourgeois — et les cadets de la Douma « se rapprochent de ce genre de démocrates », — il va de soi que la Douma actuelle peut se transformer en « centre politique du pays » ; la Douma actuelle peut rassembler autour d’elle le peuple révolutionnaire, en devenir le guide et se transformer en arène principale de la lutte, il est inutile de porter une attention accrue à l’armement et à l’organisation de détachements rouges ; ce n’est pas notre affaire de porter une attention particulière à l’organisation de la lutte de rue, et moins encore de conquérir, en commun avec la paysannerie, le pouvoir politique et de faire partie du gouvernement provisoire. Que les démocrates bourgeois s’en occupent, eux qui seront les dirigeants de la révolution ! Sans doute ne serait-il pas mauvais d’avoir des armes et des détachements rouges ; c’est même, au contraire indispensable, mais cela n’a pas la grande importance que les bolchéviks y attachent.
Telle était la position des menchéviks.
Le congrès a choisi la seconde voie, c’est-à-dire qu’il a repoussé l’hégémonie du prolétariat socialiste et approuvé la position des menchéviks.
Ce faisant, le congrès a montré clairement qu’il n’avait pas compris les exigences essentielles du moment présent.
Là est l’erreur fondamentale du congrès, erreur qui devait fatalement entraîner toutes les autres.
III
Après que le congrès eut écarté l’idée de l’hégémonie du prolétariat, on comprit clairement comment il allait résoudre les autres questions : « Sur l’attitude envers la Douma d’Etat », « Sur l’insurrection armée », etc..
Passons à ces questions.
Commençons par la Douma d’Etat.
Nous n’allons pas examiner laquelle des deux tactiques était la plus juste, boycottage ou participation aux élections. Notons seulement ce point : si aujourd’hui la Douma ne s’occupe que de bavardages, si elle est restée suspendue entre la révolution et la contre-révolution, cela signifie que les partisans de la participation aux élections se trompaient quand ils appelaient le peuple à voter, en le leurrant d’espoirs mensongers. Mais laissons cela. c’est un fait qu’au moment du congrès, les élections étaient déjà terminées (sauf au Caucase et en Sibérie) ; nous connaissions déjà les résultats des élections et, par conséquent, il ne pouvait être question que de la Douma elle-même, appelée à se réunir quelques jours plus tard. Il est évident que le congrès ne pouvait revenir sur le passé ; il devait porter son attention principalement sur le caractère de la Douma et sur l’attitude que nous devions adopter à son égard.
Qu’est-ce donc que la Douma actuelle et quelle doit être notre attitude à son égard ?
On savait déjà, par le manifeste du 17 octobre, que la Douma n’avait pas de pouvoirs particulièrement importants ; c’est une assemblée de députés qui « a le droit » de délibérer, mais « n’a pas le droit » de passer outre aux « lois fondamentales » existantes. Elle est placée sous la surveillance du Conseil d’Etat qui « a le droit » de casser toute décision de la Douma. Cependant que veille le gouvernement tsariste, armé de pied en cap, qui « a le droit » de dissoudre la Douma si elle outrepasse son rôle consultatif.
Quant à la physionomie de la Douma, nous savions, dés avant l’ouverture du congrès, quelle en serait la composition, nous savions déjà que la Douma serait composée en majorité de cadets. Nous ne voulons pas dire par là que les cadets eux-mêmes allaient constituer la majorité de la Douma ; nous disons simplement que sur les cinq cents membres — à peu près — de la Douma, un tiers serait composé de cadets, un autre tiers de groupes intermédiaires et de la droite (« parti des réformes démocratiques 3 », éléments modérés parmi les députés sans parti, octobristes 4, etc…) qui, au moment de la lutte contre l’extrême gauche (groupe ouvrier et groupes des paysans révolutionnaires), s’uniraient aux cadets et voteraient pour eux : ainsi les cadets seraient les maîtres de la situation à la Douma.
Et que sont les cadets ? Peut-on les qualifier de révolutionnaires ? Non, certes ! Alors, que sont-ils donc ? Les cadets, c’est le parti des conciliateurs : s’ils veulent limiter les droits du tsar, ce n’est pas qu’ils soient partisans de la victoire du peuple, — les cadets entendent remplacer le pouvoir absolu du tsar par le pouvoir absolu de la bourgeoisie, et non par celui du peuple (voir leur programme), — c’est pour que, de son côté, le peuple modère son esprit révolutionnaire, renonce à ses revendications révolutionnaires et s’entende d’une façon ou d’une autre avec le tsar. Les cadets, veulent un accord entre le tsar et le peuple.
Comme on le voit, la majorité de la Douma devait être composée de conciliateurs, et non de révolutionnaires. Cela était évident dés la première quinzaine d’avril.
Ainsi, boycottée et impuissante, dotée de droits insignifiants, d’une part, non révolutionnaire et conciliatrice dans sa majorité, d’autre part, telle était la Douma. Généralement, les faibles sont déjà portés à la conciliation, mais si, en outre, leur orientation n’est pas révolutionnaire, ils y glissent d’autant plus vite. C’est ce qui devait arriver à la Douma d’Etat. Elle ne pouvait prendre entièrement parti pour le tsar, puisqu’elle désire limiter les pouvoirs du tsar, mais elle ne pouvait non plus passer du côté du peuple, puisque le peuple présente des revendications révolutionnaires. C’est pourquoi elle devait se placer entre le tsar et le peuple, s’attacher à les réconcilier, c’est-à-dire perdre son temps. D’une part, il lui fallait persuader le peuple de renoncer à ses « revendications excessives » et de s’entendre d’une façon ou d’une autre avec le tsar ; d’autre part, il lui fallait servir de courtier auprès du tsar, afin qu’il cédât quelque chose au peuple et mit ainsi fin aux « troubles révolutionnaires ».
C’est à cette Douma que le Congrès d’unification du parti avait affaire.
Quelle devait être l’attitude du parti à son égard ? Inutile de dire qu’il ne pouvait prendre sur lui de soutenir cette Douma, car soutenir la Douma, c’était soutenir la politique de conciliation; or, la politique de conciliation est en contradiction radicale avec notre objectif d’approfondissement de la révolution. Certes, le parti devait utiliser aussi bien la Douma elle-même que les conflits entre elle et le gouvernement ; mais cela ne signifie pas encore qu’il doive soutenir la tactique non révolutionnaire de la Douma. Au contraire, révéler la duplicité de la Douma, la critiquer impitoyablement, dévoiler au grand jour sa tactique de trahison, telle doit être l’attitude du parti à son égard.
Dans ces conditions, il est clair que la Douma des cadets n’exprime pas la volonté du peuple, qu’elle ne peut remplir le rôle de représentant du peuple, qu’elle ne peut devenir le centre politique du pays ni rallier le peuple autour d’elle.
Le devoir du parti était donc de dissiper les espoirs mensongers que l’on fondait sur la Douma et de proclamer hautement qu’elle n’exprime pas la volonté du peuple, que, par conséquent, elle ne peut devenir l’instrument de la révolution et que, maintenant, la principale arène de la lutte est la rue et non la Douma.
En même temps, il était clair que le groupe paysan « du travail » 5 qui existait à la Douma, groupe peu nombreux par rapport aux cadets, ne pouvait suivre jusqu’au bout la tactique conciliatrice des cadets ; il devait, un jour ou l’autre, engager la lutte contre les cadets, traîtres au peuple, et prendre le chemin de la révolution. Le devoir du parti était de soutenir le « groupe du travail » dans sa lutte contre les cadets, de développer à fond ses tendances révolutionnaires, d’opposer sa tactique révolutionnaire à la tactique non révolutionnaire des cadets et de mettre ainsi en pleine lumière les tendances de trahison des cadets.
Qu’a fait le congrès ? Qu’a-t-il déclaré dans sa résolution sur la Douma d’Etat ?
La résolution proclame que la Douma est une institution issue « du sein de la nation ». C’est-à-dire que la Douma, malgré ses défauts, n’en est pas moins, paraît-il, l’interprète de la volonté du peuple.
Il est clair que le congrès n’a pas su donner une appréciation juste sur la Douma des cadets ; il a oublié que la majorité de la Douma est composée de conciliateurs, qui rejettent la révolution, ne peuvent exprimer la volonté du peuple et que, par conséquent, nous n’avons pas le droit d’affirmer que la Douma est sortie « du sein de la nation ».
Qu’ont dit les bolchéviks à ce propos au congrès ?
Ils ont dit que
la Douma d’Etat, telle qu’elle apparaît dés maintenant, avec sa composition (essentiellement) cadette, ne peut en aucun cas remplir le rôle de véritable représentant du peuple.
C’est-à-dire que la Douma actuelle n’est pas sortie du sein du peuple, qu’elle est antipopulaire et ne peut donc exprimer la volonté du peuple. (Voir la résolution des bolchéviks).
Le congrès s’est, sur ce point, prononcé contre les bolchéviks.
La résolution du congrès proclame que, malgré son caractère « pseudo-constitutionnel, la Douma », néanmoins, « se transformera en un instrument de la révolution »…, que ses conflits avec le gouvernement peuvent s’étendre « jusqu’à permettre d’en faire le point de départ de larges mouvements de masses, ayant pour but de renverser l’ordre politique existant ». C’est-à-dire que la Douma peut, paraît-il, se transformer en un centre politique, rallier autour d’elle le peuple révolutionnaire et brandir l’étendard de la révolution.
Ouvrier, vous entendez : la Douma conciliatrice des cadets peut, paraît-il, se transformer en un centre de la révolution et se trouver à sa tête, — autant dire qu’une chienne peut mettre bas un agneau ! A quoi bon vous tourmenter ? Dorénavant, il n’est plus besoin d’hégémonie du prolétariat, ni que le peuple se rassemble précisément autour du prolétariat : la Douma non révolutionnaire ralliera elle-même autour d’elle le peuple révolutionnaire, et tout ira bien ! Voilà comment il faut, paraît-il, mener jusqu’au bout la révolution actuelle !
Le congrès n’a évidemment pas compris que l’hypocrite Douma, avec ses hypocrites cadets, se trouvera inévitablement placée entre deux chaises : qu’elle cherchera à réconcilier le tsar et le peuple ; et puis qu’elle sera amenée, comme tous ceux qui font preuve de duplicité, à pencher du côté de celui qui promettra le plus !
Qu’ont dit les bolchéviks à ce propos au congrès ?
Ils ont déclaré que
les conditions n’étaient pas encore réunies pour que notre parti s’engageât dans la voie parlementaire,
c’est-à-dire que nous ne pouvons pas encore jouir d’une vie parlementaire tranquille, que la principale arène de la lutte demeure la rue et non la Douma. (Voir la résolution des bolchéviks.)
Sur ce point également, le congrès a repoussé la résolution des bolchéviks.
La résolution du congrès ne dit rien de précis sur la présence au sein de la Douma, d’une minorité de représentants de la paysannerie révolutionnaire (« groupe du travail »), qui seront obligés de rejeter la politique conciliatrice des cadets et de prendre le chemin de la révolution; rien sur la nécessité de les encourager, de les soutenir dans leur lutte contre les cadets et de les aider à s’engager, avec plus d’assurance encore, dans la voie révolutionnaire.
Le congrès n’a évidemment pas compris que le prolétariat et la paysannerie sont les deux forces principales de la révolution actuelle ; qu’au moment présent, le prolétariat, en tant que chef de la révolution, doit soutenir les paysans révolutionnaires dans la rue comme à la Douma, si seulement ils engagent la lutte contre les ennemis de la révolution.
Qu’ont dit les bolchéviks à ce propos au congrès ?
Ils ont déclaré que la social-démocratie doit dénoncer impitoyablement
l’inconséquence et l’inconstance des cadets, observer avec une attention particulière les éléments de la démocratie révolutionnaire paysanne, les unir, les opposer aux cadets, soutenir celles de leurs actions qui répondent aux intérêts du prolétariat. (Voir la résolution.)
Le congrès n’a pas accepté non plus cette proposition des bolchéviks. Sans doute parce que le rôle d’avant-garde du prolétariat dans la lutte actuelle y est trop clairement exprimé ; or, le congrès, comme on l’a vu plus haut, avait marqué sa défiance à l’égard de l’hégémonie du prolétariat, — la paysannerie devant, selon lui, se grouper autour de la Douma, et non autour du prolétariat !
Voilà pourquoi le journal bourgeois Nacha Jizn 6 loue la résolution du congrès, voilà pourquoi les cadets de Nacha Jizn se sont écriés à l’unisson : enfin les social-démocrates se sont ravisés et ont abandonné le blanquisme ! (Voir Nacha Jizn, n°432.)
Certes, ce n’est pas sans raison que les ennemis du peuple — les cadets — louent la résolution du congrès ! Ce n’est pas sans raison que Bebel disait : ce qui plaît à nos ennemis nous est nuisible !
IV
Passons à la question de l’insurrection armée.
Aujourd’hui, ce n’est plus un mystère pour personne qu’une action populaire est inévitable. Si la crise et la famine s’aggravent dans les villes et les campagnes ; si l’effervescence grandit de jour en jour dans le prolétariat et la paysannerie, si le gouvernement tsariste se décompose ; si, par conséquent, la révolution monte, il est évident que la vie prépare une nouvelle action populaire, plus vaste et plus vigoureuse que celles d’octobre et de décembre. Que cette nouvelle action soit désirable ou non, qu’elle soit un bien ou un mal, il est inutile d’en parler aujourd’hui : car il ne s’agit pas nos désirs, mais du fait que l’action populaire mûrit d’elle-même, qu’elle est inévitable.
Mais il y a action et action. Incontestablement, la grève générale de janvier à Pétersbourg (1905) a été une action populaire. La grève politique générale d’octobre a été, elle aussi, une action populaire. La « bataille de décembre » à Moscou et chez les Lettons a été également une action populaire. Il est clair qu’il existait aussi entre elles une différence. Alors qu’en janvier (1905) la grève jouait le rôle principal, en décembre elle n’a servi que de prologue et s’est transformée par la suite en insurrection armée, à laquelle elle a cédé le rôle principal. Les actions de janvier, octobre et décembre ont montré que si « pacifique » que soit le début d’une grève générale, si « délicate » que soit la façon dont on formule les revendications, si désarmé qu’on se présente sur le champ de bataille, les choses se termineront quand même par un combat (souvenez-vous du 9 janvier à Pétersbourg lorsque le peuple s’avançait avec des croix et le portrait du tsar), le gouvernement recourra quand même aux canons et aux fusils, le peuple prendra quand même les armes, et c’est ainsi que la grève générale se transformera quand même en une insurrection armée. Qu’est-ce que cela signifie ? Ceci seulement : la future action populaire ne sera pas une simple action ; elle prendra nécessairement le caractère d’un conflit armé et, ainsi, l’insurrection armée jouera le rôle décisif. L’effusion de sang est-elle désirable ou non, est-ce un bien ou un mal, il n’y a pas à en parler. Nous le répétons : il ne s’agit pas de nos désirs, mais du fait que l’insurrection armée aura certainement lieu et qu’il n’est pas possible de l’éviter.
Notre objectif aujourd’hui est d’instaurer le pouvoir absolu du peuple. Nous voulons que les rênes du gouvernement soient remises entre les mains du prolétariat et de la paysannerie. Peut-on atteindre ce but par une grève générale ? Les faits attestent que non (rappelez-vous ce qui a été dit plus haut). Mais peut-être que la Douma nous aidera avec ses cadets emphatiques, peut-être que le pouvoir absolu du peuple (rappelez-vous ce qui a été dit plus haut).
Il est clair que la seule voie sûre, c’est l’insurrection armée du prolétariat et de la paysannerie. Seule une insurrection armée peut renverser la domination du tsar et instaurer la domination du peuple, si, bien entendu, cette insurrection se termine par la victoire. Dés lors, si la victoire du peuple est aujourd’hui impossible sans la victoire de l’insurrection et si, d’un autre côté, la vie elle-même prépare une action populaire armée, si cette action est inévitable, il va de soi que la tâche de la social-démocratie est de se préparer consciemment à cette action, de préparer consciemment sa victoire. De deux choses l’une : ou bien nous devons renoncer au pouvoir absolu du peuple (à la république démocratique) et nous contenter d’une monarchie constitutionnelle — et nous serons alors en droit de dire que ce n’est pas notre affaire d’organiser l’insurrection armée ; ou bien nous devons, aujourd’hui comme auparavant, nous assigner pour but d’établir le pouvoir absolu du peuple (la république démocratique) et rejeter résolument la monarchie constitutionnelle, — mais alors nous ne serons pas en droit de dire que ce n’est pas notre affaire d’organiser consciemment l’action qui mûrit spontanément.
Mais comment nous préparer à l’insurrection armée, comment contribuer à sa victoire ?
L’action de décembre a montré que nous, social-démocrates, en plus de tous nos autres péchés, sommes coupables devant le prolétariat encore d’un gros péché : nous ne nous sommes pas souciés, ou guère souciés, de l’armement des ouvriers et de l’organisation de détachements rouges. Souvenez-vous de décembre ! Qui ne se rappelle le peuple enfiévré, prêt à se battre à Tiflis, dans le Caucase occidental, dans le sud de la Russie, en Sibérie, à Moscou, à Pétersbourg, à Bakou ? Pourquoi l’autocratie a-t-elle pu si facilement disperser ce peuple déchaîné ? Est-ce vraiment parce que le peuple n’était pas encore convaincu de l’indignité du gouvernement tsariste ? Non, certes ! Alors pourquoi ?
Tout d’abord, parce que le peuple n’avait pas ou n’avait guère d’armes : si conscient qu’on soit, il est impossible de résister aux balles, les mains nues ! Oui, on avait raison de nous prendre à partie en disant : vous vous faites donner de l’argent, mais les armes, on ne les voit pas.
En second lieu, parce que nous ne possédions pas de détachements rouges bien entraînés, capables de mener les autres, de se procurer des armes par les armes et d’armer le peuple : dans les combats de rue, le peuple est un héros, mais s’il n’est pas conduit par des frères en armes qui lui donnent l’exemple, il peut devenir une simple foule.
Troisièmement, parce que l’insurrection était sporadique et inorganisée. Quand Moscou se battait sur les barricades, Pétersbourg restait coi. Tiflis et Koutaïs se préparaient à L’assaut quand Moscou était déjà « soumise ». La Sibérie a pris les armes quand le Sud et les Lettons étaient déjà « vaincus ». Cela signifie que le prolétariat en lutte s’est trouvé, lors de l’insurrection, fractionné en groupes séparés, de sorte qu’il a été relativement facile au gouvernement de lui infliger une « défaite« .
Quatrièmement, parce que notre insurrection s’en est tenue à une politique de défensive et non d’offensive. L’insurrection de décembre a été provoquée par le gouvernement lui-même qui nous a attaqués ; il avait son plan, tandis que son attaque nous a pris au dépourvu ; nous n’avions pas de plan bien arrêté, nous nous sommes vus contraints de nous tenir à une politique d’autodéfense et donc de nous mettre à la remorque des évènements. Si les Moscovites avaient, dés le début, opté pour la politique d’offensive, ils se seraient immédiatement emparés de la gare Nikolaevski, le gouvernement n’aurait pu lancer ses troupes de Pétersbourg à Moscou, et l’insurrection de Moscou aurait ainsi duré plus longtemps, ce qui aurait exercé une heureuse influence sur les autres villes. Il faut en dire autant des Lettons : si, dés le début, ils avaient choisi l’offensive, ils se seraient d’emblée emparés des canons et auraient porté un coup sensible aux forces du gouvernement.
Ce n’est pas sans raison que Marx a dit :
« Une fois l’insurrection commencée, il faut agir avec une extrême résolution et passer à l’offensive. La défensive est la mort de toute insurrection armée… Il faut attaquer l’ennemi à l’improviste tant que ses forces sont encore dispersées ; il faut obtenir chaque jour des succès nouveaux, fussent-ils minimes ; il faut conserver l’ascendant moral acquis par le premier mouvement victorieux des insurgés ; il faut entraîner les éléments hésitants qui vont toujours ver ceux qui sont les plus forts et se mettent toujours du côté le plus sûr ; il faut contraindre l’ennemi à reculer avant qu’il ait pu rassembler ses forces contre vous. En un mot, agissez comme le dit Danton, le plus grand maître de la tactique révolutionnaire que l’on connaisse jusqu’ici : De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace. » (Voir Karl Marx : Esquisses historiques, p. 95).
C’est cette « audace », cette politique d’offensive qui ont manqué à l’insurrection de décembre.
On nous dira : ce ne sont pas là toute les causes de la « défaite » de décembre ; vous oubliez qu’en décembre la paysannerie n’a pas su s’unir au prolétariat, et c’est là aussi une des causes principales du recul de décembre. C’est la vérité même, et nous n’avons garde de l’oublier. Mais pourquoi la paysannerie n’a-t-elle pas su s’unir au prolétariat, quelle en a été la cause ? On nous dira : le manque de conscience. Bon, mais comment devons-nous rendre les paysans conscients ? par la diffusion de brochures ? Evidemment, cela ne suffit pas ! Alors comment ? Par la lutte, en les entraînant dans la lutte et en les guidant pendant la lutte. Aujourd’hui, la ville est appelée à diriger la campagne, et l’ouvrier à diriger le paysan ; si le travail n’est pas organisé dans les villes en vue de l’insurrection, jamais la paysannerie n’ira à la bataille aux côtés du prolétariat d’avant-garde.
Tels sont les faits.
Dés lors, on voit clairement l’attitude que le congrès devait prendre à l’égard de l’insurrection armée, les mots d’ordre qu’il devait donner aux camarades du parti.
L’armement laissait à désirer dans le parti, on l’avait négligé jusque-là. Donc, le congrès devait dire au parti : armez-vous, portez une attention accrue aux choses de l’armement, pour que l’action révolutionnaire à venir nous trouve tant soit peu préparés.
Poursuivons. L’organisation par le parti, de détachements armés laissait à désirer. Il ne se préoccupait pas suffisamment de multiplier les détachements rouges. Donc, le congrès devait dire au parti : Formez des détachements rouges, diffusez dans le peuple les connaissances militaires, portez une attention accrue à l’organisation de détachements rouges, pour que nous puissions plus tard nous procurer des armes par les armes et étendre l’insurrection.
Poursuivons. L’insurrection de décembre avait trouvé le prolétariat divisé, personne ne pensait sérieusement à organiser l’insurrection. Donc, le congrès devait donner au parti le mot d’ordre de procéder énergiquement au rassemblement des éléments de combat, à leur mise en action suivant un plan unique, à l’organisation active de l’insurrection armée.
Poursuivons. Jusqu’à présent, le prolétariat, dans l’insurrection armée, s’en est tenu à la politique de la défensive, jamais il n’a pris l’offensive, et c’est ce qui a empêché l’insurrection de triompher. Donc, le congrès se devait de signaler aux camarades du parti que le montant de la victoire de l’insurrection approchait et qu’il fallait passer à la politique d’offensive.
Qu’a fait le congrès, et quels mots d’ordre a-t-il donnés au parti ?
Le congrès déclare que
« …la tâche essentielle du parti, à l’heure actuelle, est de développer la révolution en élargissant et en renforçant la propagande dans les larges couches du prolétariat, de la paysannerie, de la petite bourgeoisie des villes et parmi les troupes : de les entraîner à la lutte active contre le gouvernement par l’intervention constante de la social-démocratie et du prolétariat qu’elle dirige, dans toutes les manifestations de la vie politique du pays… [Le parti] ne peut assumer l’engagement d’armer le peuple, ce qui susciterait des espoirs mensongers ; il doit se limiter à aider la population à d’armer par elle-même, à organiser et à armer des groupes de combat… Le parti a le devoir de s’opposer à toutes les tentatives d’entraîner le prolétariat à une collision armée quand les conditions sont défavorables…, etc…, etc… » (Voir la résolution du congrès.)
Il s’ensuit qu’aujourd’hui, en ce moment précis, où nous sommes à la veille d’une nouvelle action populaire, le plus important pour la victoire de l’insurrection, c’est la propagande, tandis que l’armement et l’organisation de détachements rouges sont choses accessoires ; il ne faut pas nous laisser fasciner par elles, et nous devons, à cet égard, « limiter » notre action à une « aide ». Quant à la nécessité d’organiser l’insurrection au lieu de la faire en ordre dispersé, quant à la nécessité d’avoir une politique d’offensive (rappelez-vous les paroles de Marx), le congrès n’en souffle mot. Il est clair que, pour lui, ces questions sont sans importance.
Les faits disent : armez-vous et renforcez par tous les moyens les détachements rouges. Le congrès répond : ne vous laissez pas trop fasciner par l’armement et l’organisation de détachements rouges ; « limitez » votre action dans ce domaine, car le principal est la propagande.
C’est à croire que nous nous sommes beaucoup occupés d’armement jusqu’ici, que nous avons armé une foule de camarades, organisé de nombreux détachements, mais négligé la propagande ! Et ce congrès de nous faire la leçon : cessez de vous armer, cessez de vous occuper de cela ; la tâche principale, voyez-vous, c’est la propagande !
Certes, la propagande demeure en tout temps et en tout lieu une des armes principales du parti; mais est-ce la propagande qui va décide de la victoire de l’insurrection prochaine ? Si le congrès avait dit cela il y a quatre ans, quand l’insurrection ne figurait pas chez nous à l’ordre du jour, c’eût été encore concevable. mais aujourd’hui nous sommes à la veille d’une insurrection armée, que l’insurrection figure à l’ordre du jour; qu’elle peut éclater sans notre volonté ou contre elle, que peut-on faire « principalement » par la propagande, à quoi peut-on arriver par cette « propagande » ?
Ou encore : admettons que nous ayons élargi la propagande, admettons que le peuple se soit soulevé, et après ? Comment peut-il lutter sans armes ? N’a-t-on pas fait assez couler le sang du peuple désarmé ? D’autre part, à quoi bon des armes au peuple s’il ne sait pas s’en servir, s’il ne possède pas un nombre suffisant de détachements rouges ? On nous dira : nous ne renonçons ni à l’armement, ni aux détachements rouges. Soit, mais si vous ne prêtez pas une attention suffisante à l’armement, si vous le négligez, cela signifie qu’en fait vous y renoncez.
Est-il besoin de dire que le congrès n’a soufflé mot de l’organisation de l’insurrection ni de la politique d’offensive ? Il ne pouvait en être autrement, puisque la résolution du congrès retarde de quatre ou cinq ans sur la vie et que l’insurrection est restée pour le congrès une question théorique.
Qu’est-ce que les bolchéviks ont dit au congrès à ce propos ?
Ils on dit :
« …Dans le travail de propagande et d’agitation du parti, une attention accrue doit être accordée à l’étude de l’expérience pratique de l’insurrection de décembre, à sa critique au point de vue militaire et aux enseignements immédiats à en tirer pour l’avenir ; il convient de mener une action encore plus énergique pour augmenter le nombre des groupes de combat, améliorer leur organisation et les pourvoir en armes de toute espèce ; au surplus, ainsi que l’expérience nous le suggère, il faut organiser non seulement des groupes de combat du parti, mais aussi des groupes touchant de près au parti ou sans-parti… ; devant le progrès du mouvement paysan qui peut, dans un avenir très prochain, conduire à une explosion, à une véritable insurrection, il est désirable d’orienter nos efforts vers la coordination des actions des ouvriers et des paysans, afin d’organiser, si possible, des opérations de combat combinées et simultanées ; [par conséquent], étant données la croissance et l’aggravation d’une nouvelle crise politique, la possibilité s’offre de passer des formes défensives de la lutte armée à ses formes offensives … ; [il est nécessaire d’entreprendre en commun avec les soldats] les actions offensives les plus résolues contre le gouvernement…, etc… » (Voir la résolution des bolchéviks.)
Voilà ce qu’ont dit les bolchéviks.
Mais leur position n’a pas été approuvée par le congrès.
Après cela, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les résolutions du congrès ont été accueillies avec tant d’enthousiasme par es cadets libéraux (voir Nacha Jizn, n°432) : ils ont compris que ces résolutions retardaient de plusieurs années sur la révolution actuelle ; qu’elles ne reflétaient nullement les objectifs de classe du prolétariat ; que ces résolutions-là tendaient à faire du prolétariat un appendice des libéraux plutôt qu’une force indépendante. Ils ont compris tout cela, et voilà pourquoi ils les couvrent d’éloges.
La tâche des camarades du parti est de juger ces résolutions du congrès avec esprit critique et, l’heure venue, d’y introduire les rectifications nécessaires
C’est précisément cette tâche que nous avions en vue en commençant à écrire cette brochure.
Il est vrai que nous n’avons examiné ici que deux résolutions : « Sur l’attitude à l’égard de la Douma d’Etat » et « Sur l’insurrection armée », mais elles sont certainement toutes deux les résolutions fondamentales, celles qui expriment le plus nettement la position tactique du congrès.
Nous voilà arrivés à notre conclusion principale ; nous constatons que, dans le parti, le problème se pose de la façon suivante : le prolétariat conscient doit-il exercer l’hégémonie dans la révolution actuelle, ou bien doit-il se mettre à la remorque des démocrates bourgeois ?
Nous avons vu que la solution de ce problème commande la solution de tous les autres.
Nos camarades mettront d’autant plus de soin à peser ce qui constitue le fond des deux thèses en présence.
Conforme au texte de la brochure publiée
par les éditions « Prolétariat », en 1906.
Signé : Camarade K.
Traduit du géorgien.