[Le 20 décembre 1973, en plein cœur de Madrid, l’explosion d’une charge de dynamite coûte la vie à l’amiral Carrero Blanco surnommé « I’Ogre » n° 2 du régime franquiste et garant de sa continuité. Le mythe de l’invulnérabilité de la dictature s’effondre.
Immédiatement, la question se pose : qui est à l’origine de l’attentat ? L’organisation révolutionnaire basque ETA en revendique la paternité, mais toutes les forces politiques « sérieuses » la lui contestent : le régime fasciste crie au complot international et à la subversion communiste ; le Parti communiste espagnol parle d’un règlement de comptes au sein de la droite ; le Gouvernement basque en exil nie qu’un tel attentat puisse être l’œuvre de Basques.
D’où ce livre publié en 1974, récit minutieux de toute l’opération « Ogro », jour après jour, depuis la première enquête sur le terrain, en vue d’une séquestration, jusqu’à la décision finale et à l’exécution. Qui sont ces révolutionnaires décidés, quelle vie quotidienne mènent-ils, quels sont leurs moyens matériels ? Et aussi : en quoi un tel attentat individuel peut-il être utile au peuple basque et à tous les peuples d’Espagne, quel est le rapport entre la lutte armée « minoritaire » et la lutte de masse ? A toutes ces questions, ce sont ici les membres du commando « Txikia » eux-mêmes qui répondent.
Ajoutons que non seulement cette action de l’ETA a suscité un immense enthousiasme dans le coeur des masses espagnoles écrasées par le franquisme, mais que dans la culture populaire, elle a donné naissance à un slogan largement scandé dans des manifestations de la gauche dans les années 1970 : « Et hop, Franco, plus haut que Carrero ! » Aussi, les chauffeurs de taxi devant se rendre rue Claudio Cuello − lieu de l’action −, demandent volontiers « A quelle hauteur ? » : jeu de mots en référence à l’envolée de la Dodge Dart GT 3700 blindée de Carrero Blanco qui a parcouru plus de 30 mètres dans les airs avant de rebondir sur le toit d’un immeuble pour finir par s’écraser dans la cour intérieure de celui-ci. Une autre boutade populaire en Espagne fait également de lui « le premier astronaute espagnol »
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PREMIERE PARTIE
Comment est née l’idée de l’exécution de Carrero Blanco ?
Txabi. Très simplement. Une information était arrivée à l’organisation, selon laquelle Carrero Blanco allait tous les jours à la messe de neuf heures dans une église de jésuites de la rue Serrano.
Donc, au début, ce n’était qu’une information parmi toutes celles qui nous parviennent ; sans avoir beaucoup d’espoir, on a tout de même décidé d’envoyer quelques militants pour vérifier. C’est ainsi qu’ils se sont aperçus que c’était vrai, que de plus il ne paraissait y avoir aucune surveillance et qu’il était même possible de le séquestrer. L’idée est née à ce moment-là.
Normalement, ça devrait se passer en sens inverse : il y a un besoin, on fait des analyses et puis on va chercher l’information… mais c’est comme ça que les choses se sont produites.
Ensuite, à partir de cette information et de la possibilité entrevue par le commando, nous avons commencé à analyser l’affaire : Carrero était l’homme-clé du régime, celui qu’ils préparaient soigneusement depuis des années à assurer la succession du franquisme, vraiment le garant de la continuité et, de ce fait, la personne la plus indiquée à ce moment-là pour une séquestration, peut-être même la seule grâce à laquelle on pourrait obtenir la libération des prisonniers.
C’est donc qu’au début, vous envisagiez une séquestration ?
Jon. Oui, c’était la première intention de l’organisation. Tu sais que depuis le procès de Burgos, en décembre 71, l’organisation considérait comme fondamental de libérer les militants emprisonnés. On ne pouvait guère compter sur les évasions, non seulement parce que les militants étaient dispersés, mais aussi parce que nous manquions d’infrastructure dans le reste de l’État espagnol.
Cette voie n’offrait donc pas beaucoup de possibilités, il fallait envisager la séquestration d’un personnage important mais qui ne pouvait pas être, par exemple, un ambassadeur ou un consul, parce que ça n’aurait pas eu assez de poids ; il fallait trouver quelqu’un qui ait beaucoup d’influence à l’intérieur du gouvernement. C’est pour cela que lorsque nous avons eu cette confirmation à propos de Carrero Blanco, nous avons pensé que c’était exactement le personnage qu’il fallait.
Ce souci de libérer les prisonniers est une constante de notre organisation qu’il convient de signaler.
Txabi. Oui, c’est vrai… Des informations nous étaient déjà parvenues bien plus tôt, mais nous n’avions jamais eu les moyens de les exploiter, sauf pour Basauri [Basauri est la prison de Bilbao, d’où treize militants s’évadèrent en 1960.] … En tout cas, plusieurs tentatives ont échoué, Iker en sait quelque chose…
Iker. Nous avons eu beaucoup de renseignements excellents, et il y a eu des tentatives… Mais je ne crois pas qu’il faille en parler maintenant…
J’insistais sur ce point, parce que ce souci des militants emprisonnés est une caractéristique de ETA que l’on ne retrouve pas dans les autres organisations de l’État espagnol, qui mettent surtout l’accent sur l’amnistie.
lker. Cette préoccupation a toujours existé chez nous ; prends par exemple le cas des curés de Zamora [une tentative similaire à Zamora (prison spéciale pour les membres du clergé catholique) échoua en 1972], où il y a eu une tentative provenant de l’intérieur et soutenue de l’extérieur… On a aussi obtenu la même chose pour certains militants isolés.
Txabi. Les informations étaient nombreuses, mais notre problème a toujours été celui de l’infrastructure, du temps qu’il aurait fallu pour développer ce dont nous avions besoin pour chaque action : des lieux, des relations. Imagine par exemple une évasion de Caceres, il faut au moins que tu arrives à Madrid et pour arriver à Madrid il te faut deux ou trois heures, il n’y a plus assez de temps. Et après, si tu ne connais pas bien le milieu, les choses sont difficiles, parce que, en plus, tu as le problème qu’un militant basque à l’intérieur de l’État espagnol se trahit tout de suite par sa façon de parler, dès qu’il entre en contact avec les gens. Enfin, tout un tas de problèmes très compliqués…
Vous ne vous êtes pas posé le problème d’avoir une infrastructure et des contacts à l’extérieur du pays basque ?
Jon. Le problème est en fait que les gens extérieurs au Pays basque ne comprennent pas, en général, le problème basque. C’est pourquoi, chaque fois que nous avons établi quelque contact avec des gens de Madrid ou de Barcelone, ça s’est arrêté là : dès qu’on commençait à discuter, on ne se comprenait plus. La question de la lutte armée, par exemple, n’est absolument pas claire pour eux. Et quand on en arrive à la question nationale, ils voient ça d’une façon complètement différente de la nôtre. Ils le voient du point de vue de la bourgeoisie espagnole, sans comprendre que le peuple basque subit une oppression spécifique ; c’est sûrement à cause de la propagande franquiste qu’ils ne veulent même pas en entendre parler, mais c’est comme ça…
Mikel. Il y a une incapacité générale à reconnaître que Euskadi est un peuple et qu’en tant que tel, il a droit à sa liberté nationale.
Txabi. En général, ceux qui ne subissent pas l’oppression des minorités ne la comprennent pas. C’est une réalité dont il faut tenir compte.
Bon, revenons-en au début. Comment l’information vous est-elle arrivée : par un militant ou par un de vos sympathisants ?
Txabi. Seule la direction pourrait répondre. Nous, nous avons simplement vérifié ce qu’on nous demandait, nous ne connaissons pas l’origine de l’information. Maintenant, ce qui est sûr, c’est qu’à Madrid comme dans d’autres villes d’Espagne, il y a des informateurs, il y a un service d’information et que, de la même façon que l’information sur Carrero Blanco, il nous parvient toutes sortes de renseignements politiques.
On dit que la plupart des Basques donnent un bon coup de main.
Txabi. C’est relatif. II y a des Basques révolutionnaires, qui nous aident, et d’autres qui ne le font pas, tout comme il y a des Espagnols qui nous aident et d’autres pas… Enfin, après qu’on a reçu cette information, deux militants sont allés là-bas ; mais Jon peut l’expliquer mieux que moi, il était déjà membre de ce premier commando.
Jon. Nous étions deux à partir pour Madrid, Mikel et moi. Le fait est que l’organisation n’est pas implantée dans le reste de l’État espagnol et que nous n’avons personne dans les organisations espagnoles qui soit prêt à nous aider pour des actions armées, ou alors, s’il y en a, nous ne le savons pas. L’expérience que nous avons, c’est plutôt que quand une organisation prend contact avec nous, elle cherche seulement à signer quelque chose avec nous, à cause du soutien, de l’appui politique que représente aujourd’hui une signature commune avec ETA au bas de n’importe quel manifeste ; elle ne cherche pas à mener une action commune en vue de détruire l’État espagnol.
Alors, comme nous n’avions pas là-bas de possibilité de trouver une aide − il paraît qu’il y a beaucoup de sympathisants, mais nous ne les connaissons pas − nous avons loué par nos propres moyens quelques chambres dans une pension. Nous avions des faux papiers, des cartes d’identité, tout semblait en règle. C’était seulement pour quelques jours, alors nous n’avons donné aucune explication.
C’était à quelle date, à peu près ?
Jon. Quelque chose comme début décembre, non ?… Oui, c’est ça, le 1er ou le 2, je me souviens que juste après avoir fini, on est venu passer les fêtes de Noël ici avec la famille, et qu’il avait d’abord fallu transmettre les informations et tout ça… C’était le 1er ou le 2 décembre 72, pas plus tard.
Vous connaissiez Madrid ?
Jon. Moi oui, mais je n’y étais allé qu’une seule fois et ça faisait très longtemps… Mikel, non. Je me souviens que nous sommes arrivés dans l’après-midi, vers six ou sept heures, la nuit tombait déjà, et que j’ai été très frappé par le bruit, par la circulation, par les lumières… Et toute cette foule dans les rues. Pendant toute cette étape, qui n’a pas duré très longtemps, c’était comme si j’avais le mal de mer, toutes les distances me paraissaient très grandes, je trouvais l’air irrespirable à cause de la poussière partout, de la saleté…
Mikel. Moi aussi, j’avais une mauvaise impression, tout était si différent d’ici. Les gens étaient tous très soignés, avec une façon de s’habiller différente de la nôtre : veston, cravate, et puis cette moustache… Écoute, ils m’avaient tous l’air de policiers ou d’indicateurs.
Jon. La moustache, moi aussi, attirait beaucoup mon attention, elle était toujours coupée court à la façon militaire, ou fasciste, comme nous disons entre nous. Ça, c’était au début, parce qu’après, ça nous paraissait normal, mais c’est cette sensation que tu as quand tu arrives dans une ville que tu ne connais pas, ça te donne le vertige…
Bon, donc aussitôt arrivés nous avons cherché la pension et, le lendemain, nous sommes sortis tôt, nous avons demandé un annuaire téléphonique dans un bar, pour y chercher Carrero, et nous l’avons trouvé tout de suite. Il habitait rue Hermanos Bécquer, au numéro 6, je crois. Ça alors, on ne croyait pas que ça serait si facile, une personnalité comme ça…
Ensuite, avec ce renseignement, on a regardé sur un plan de métro la situation de la rue, qui se trouvait à deux pas de l’église ; cela confirmait l’information ou, du moins, lui donnait une chance d’être exacte. Nous sommes partis dans cette direction, et nous nous sommes séparés en chemin, Mikel et moi, après avoir fixé comment on se retrouverait. L’église était très grande, c’était un bâtiment des jésuites.
Je me souviens que je suis entré et que je me suis mis vers le milieu, sur le côté droit, mon camarade devait arriver après et se mettre derrière pour le cas où… Parce que nous avions un peu peur que ce soit très surveillé et que, sans qu’on s’en soit rendu compte, il y ait un contrôle des gens qui entraient, qu’on les fouille, qu’on leur demande leurs papiers…
Bon, neuf heures arrivent et Carrero n’apparaît toujours pas. La messe se termine, les gens commencent à sortir et c’est alors seulement que je l’ai vu. Il était avec un monsieur d’environ soixante-dix ans, l’air très vieux, les cheveux complètement blancs et de petite taille… Je le voyais de face, car j’étais encore tourné vers l’autel et lui sortait par l’autre côté et je crois qu’il y en a encore un dans la rue Serrano elle-même, un peu plus haut.
Vous le connaissiez, Carrero ?
Jon. Je l’avais vu aux actualités et dans les journaux, c’est tout.
Mikel. Moi de même. Mais la direction, en nous confiant cette tâche, nous avait donné une photo de lui en gros plan… On nous avait également dit qu’il était seul et que, du moins à première vue, il n’y avait pas de mesures de surveillance.
Jon. De toute façon, nous faisions très attention, parce que l’informateur pouvait très bien ne pas s’être rendu compte, par exemple, d’une surveillance par des hommes en civil ; en fonction de tout cela, nous avions pris des précautions…
Ce jour-là, donc, nous ne l’avions pas vu entrer : comme je ne l’avais vu qu’en photo, je ne l’avais pas reconnu. A la sortie, par contre, je me suis bien rendu compte que c’était lui. Comme je te l’ai dit, il parlait avec ce vieil homme. Je l’ai suivi, d’assez loin mais sans le perdre de vue.
En arrivant à l’escalier, ils se sont quittés, il est monté dans la voiture avec un autre homme qui portait une serviette et ils ont descendu la rue Serrano. Nous étions vachement contents de constater que l’information était exacte.
Mikel. Nous sommes revenus le lendemain et, cette fois, nous l’avons vu entrer ; il était arrivé dans une Dodge noire…
Comment cela s’est-il passé, la seconde fois ?
Jon. Il y en a un qui est resté dehors à surveiller, et moi j’attendais à l’intérieur de l’église.
L’observation était facile, à l’extérieur ?
Jon. Oui, parce qu’il y a plusieurs arrêts d’autobus dans le coin. Il y en a un juste en face, sur le trottoir de l’ambassade américaine, un autre dans la rue Hermanos Bécquer, presque au coin de Serrano.
Mikel. Mais, ce jour-là, nous ne savions pas encore grand-chose, nous ne connaissions pas le quartier. J’ai vu des gens en face, à un arrêt d’autobus, et je me suis mis à attendre avec eux. Il y avait quelques flics qui bavardaient nonchalamment, sans faire attention à rien ; il passait pas mal de voitures, mais assez peu de gens. A neuf heures, ou peut-être deux ou trois minutes après, j’ai vu arriver la Dodge noire : elle s’est arrêtée en double file, il est descendu avec le même homme que la veille, un brun avec des lunettes, de taille moyenne et d’aspect robuste, avec une serviette à la main ; ils ont monté l’escalier et sont entrés dans l’église.
Le chauffeur est resté dans la voiture ; un peu après, un agent de police qui était au coin de la rue s’est approché de lui, et ils se sont mis à parler ; ils avaient l’air de bien se connaître, ils devaient se voir tous les jours ou à peu près… Un autobus est arrivé à ce moment-là et, comme je pensais toujours qu’il pouvait y avoir des observateurs dans les parages et que j’étais resté là plus de cinq minutes, je suis monté dedans jusqu’à l’arrêt suivant. Je suis revenu à pied et je suis entré dans l’église en restant tout à fait derrière, à côté du bénitier. On en était déjà au milieu de la messe.
Jon. Pendant ce temps, je l’avais vu arriver moi aussi : lentement, calmement, toute l’allure d’un propriétaire terrien… Derrière lui venait l’homme à la serviette ; il ne faisait pas du tout attention à moi, mais en arrivant à peu près à ma hauteur (de l’autre côté, du côté gauche), il s’est installé tout à fait au bout du banc, presque dans l’allée centrale. Carrero, lui, marchait dans l’allée latérale, il s’est avancé jusqu’aux premiers bancs et s’est assis sur le deuxième ou le troisième. Alors, pendant qu’il suivait la messe, debout, très droit, très digne, moi je pouvais voir tout ce qu’il faisait.
Au moment de la communion, il s’est dirigé vers le prie-Dieu qui se trouvait devant l’autel, et je l’ai suivi. Je me souviens de m’être mis à sa droite, complètement absorbé dans mes préoccupations ; je me suis agenouillé presque sans m’en rendre compte, et immédiatement quelqu’un a surgi derrière moi, vraiment collé contre moi. C’était une sensation très forte parce que moi j’étais là à regarder Carrero, je l’avais reconnu et je me disais qu’il était vraiment facile de faire quelque chose si j’avais voulu ; j’aurais pu, là, tout de suite, lui mettre deux balles dans la peau…
J’avais mon pistolet à la ceinture (après, je ne le prenais plus, parce que nous nous sommes rendu compte que c’était une imprudence de venir là armés, qu’il pouvait se passer n’importe quoi, qu’on nous demande nos papiers, qu’on nous fouille… nous avons donc décidé de ne pas venir armés à l’église, mais les deux premiers jours nous portions encore un pistolet et ç’aurait été facile…).
Je me souvenais de ce que disent les gens, que ces hommes-là sont immortels, qu’ils sont inaccessibles ; moi-même, j’avais pensé qu’il était très difficile de mettre la main sur un homme comme celui-là, parce que j’avais toujours entendu dire que c’était hors de portée de quiconque de s’emparer de Franco ou d’une personnalité de cette envergure, que c’était impossible.
J’étais donc très ému, et voilà que je me rends compte, en levant les yeux, qu’il y a un gars collé derrière moi, un peu sur ma gauche, comme s’il voulait me séparer de Carrero ; il devait avoir aux alentours de trente ans, peut-être moins, je ne sais pas… très grand, blond, je crois… et merde, il me regardait de haut, avec impertinence. Ça m’a vraiment fait un drôle d’effet… Je suis retourné à ma place et je ne l’ai pas revu.
A la fin de la messe, Carrero a rejoint le vieillard du jour précédent et ils sont sortis ensemble. L’homme à la serviette les suivait à distance. Ensuite, tout s’est passé comme la veille : le vieux a pris congé de Carrero sur les marches de l’escalier, il a rejoint sa voiture, une Morris rouge je crois, où l’attendait un gars costaud d’à peu près vingt-cinq ans, qui avait tout l’air d’un garde du corps − je les ai revus plusieurs fois par la suite, mais je ne sais toujours pas qui était le vieux, ni quel était le rôle du jeune… mais c’est comme ça que je l’ai perçu à ce moment-là. Quant à l’Ogre, suivi par l’homme à la serviette, il est monté dans la Dodge.
C’est comme ça que vous l’appeliez ?
Jon. Oui. Nous l’appelions l’Ogre à cause de sa physionomie de brute : il avait les sourcils très fournis, des poils partout, il en imposait beaucoup.
Mikel. On s’est mis à l’appeler comme ça dès le début, et ensuite c’est devenu une espèce de code entre nous pour parler de l’opération : l’opération « Ogro ».
Jon. Ce même jour, pendant que l’Ogre parlait avec le vieux sur les marches avant de lui dire au revoir – nous avons constaté par la suite qu’ils s’arrêtaient presque toujours là quelques instants – j’ai remarqué que l’homme à la serviette gardait tout le temps sa veste fermée et la main au-dessus des boutons, c’est-à-dire qu’il était très possible qu’il soit armé et qu’il serve de garde du corps en même temps que de secrétaire.
Mikel. C’est aussi le même jour que nous avons découvert leur itinéraire. Ils descendaient la rue Serrano et coupaient à gauche vers la rue Juan Bravo, ça nous l’avions vu la veille et ils l’ont refait ce jour-là. Mais le hasard a voulu qu’en partant, nous prenions la rue Serrano vers le haut, donc dans la direction opposée à la leur ; et, au moment de traverser la rue Diego de Leon, Jon s’arrête brusquement en me prenant le bras et en fixant une voiture qui passait juste devant nous, traversait Serrano et se garait dans la rue Hermanos Bécquer : c’était Carrero qui retournait à nouveau chez lui, après avoir un peu tourné dans le quartier à cause des sens uniques.
Jon. Du coup, on pouvait imaginer le parcours et on l’a suivi pour connaître le nom des rues : Serrano – Juan Bravo – Claudio Coello – Diego de Leon – Hermanos Bécquer ; ensuite, je me souviens que nous sommes allés dans une librairie pour acheter un plan de Madrid et examiner cette zone sur le papier.
Mikel. Oui, tout cela nous a beaucoup facilité le travail d’observation et a été très important par la suite, lorsque nous avons finalement décidé de transformer l’action. Au début, nous n’avions étudié que le parcours entre son domicile et l’église, et puis la sortie ; jamais nous n’aurions eu l’idée de le suivre ensuite pour voir où il allait, nous pensions qu’il allait sans doute à son travail, assez loin… Cela a donc beaucoup étendu les possibilités.
Jon. Bon, alors, le lendemain nous avons voulu vérifier et, effectivement, il a fait le même parcours, tout s’est passé presque exactement de la même façon. Nous étions très contents, parce que nous tenions le point fondamental : l’information donnée à l’organisation était exacte, et l’on pouvait en tirer le plus grand parti.
Combien de temps êtes-vous restés là-bas en tout ?
Mikel. Peu de temps ; comme l’a dit Jon, nous sommes rentrés pour les fêtes ; moi, le 20, j’étais déjà à Pamplona. Pendant cette période, nous sommes allés à la messe de neuf heures tous les matins. Nous changions de poste : certains jours, c’était lui qui restait dehors pour observer l’arrivée, les mouvements du chauffeur, les gens qui auraient pu entrer à la suite de l’Ogre, tout cela, et c’était moi qui me plaçais au milieu de l’église, derrière l’homme à la serviette, que nous appelions à ce moment-là le garde du corps. D’autres fois, c’était le contraire.
Jon. C’est ainsi que nous avons pu constater un certain nombre de choses et nous faire une meilleure idée de la situation. Quand l’Ogre entrait, personne à l’exception du garde du corps ne le suivait ; ce n’était pas toujours le garde du corps à la serviette qui venait, il était quelquefois remplacé par un homme blond, aux tempes dégarnies, qui portait généralement un pardessus bleu très élégant…
C’est-à-dire qu’il y avait au moins deux gardes du corps, et il était très possible qu’il y en ait d’autres à l’intérieur, habillés en civil et entrés depuis un moment ; en tout cas, j’ai vu plus d’une fois des hommes assez jeunes dans l’église ; à cette période, chaque fois que j’allais communier − et j’y allais presque toujours − il y avait un type jeune, je ne pourrais pas dire si c’était toujours le même, mais un type d’à peu près vingt-cinq ou trente ans, qui se mettait à côté de moi et me séparait de l’Ogre.
Bien sûr, c’était peut-être un hasard, parce qu’il est vrai aussi que, quand on a cette préoccupation dans la tête, on voit des flics partout, mais enfin ça se passait comme ça… Il se peut que tout ait été par hasard, que ces jeunes n’aient eu aucun rôle, parce que je ne les ai jamais vus sortir avec lui et que, par la suite, on ne les a plus vus du tout. Peut-être aussi, comme il y avait beaucoup de monde devant l’autel quand je m’approchais et que, bien sûr, je me mettais debout derrière les gens, celui qui arrivait après faisait-il tout naturellement la même chose, mais j’étais tellement tendu… Le fait est que je trouvais inquiétant de sentir quelqu’un collé derrière moi dans ces circonstances.
Mikel. Les fois où c’est moi qui suis entré, je n’ai jamais vu ces jeunes gens. Il y en avait, bien sûr, mais ils avaient l’air de gens normaux qui vont communier ; c’était une heure où il entrait pas mal de jeunes, dont certains n’écoutaient même pas la messe. En fait, c’est surtout qu’on avait toujours cette espèce d’inquiétude et qu’on observait tout.
Plusieurs fois, je me suis placé juste derrière le garde du corps. Il se mettait debout, le visage tourné vers Carrero, les bras croisés tantôt par-devant et tantôt par-derrière, une main dans l’autre ; rien de plus facile que de lui attraper les poignets et de l’immobiliser… J’y ai souvent pensé. Figure-toi que j’étais si près de lui qu’en m’agenouillant, je lui frôlais le bout des doigts avec mon nez.
Jon. Nous avons aussi pu vérifier qu’il arrivait tous les jours à la même heure, à neuf heures une, neuf heures deux, toujours très ponctuel, et qu’ensuite il faisait toujours le même parcours, sauf peut-être le samedi et le dimanche, car nous n’y sommes jamais allés ces jours-là.
Txabi. Lui non plus ne venait pas ces jours-là, nous y sommes allés plusieurs fois au cours de la deuxième étape, mais nous ne l’avons jamais vu.
Jon. Nous avons également relevé le numéro d’immatriculation de la Dodge noire, PMM 17.416. Nous avons toujours pensé que ça devait être une voiture blindée.
Mikel. A cette heure-là et à cette époque (parce qu’après, quand le printemps est arrivé, vers le mois de mai, ça a changé), il n’y avait pas beaucoup de monde. Une fois, j’ai compté trente et une personnes et une autre fois quarante et quelques, ça ne devait jamais dépasser la cinquantaine ; c’était un édifice vraiment énorme, avec de larges nefs et une coupole si haute qu’on ne la voyait même pas.
Tous les bruits résonnaient, les portes, les talons des femmes, les gens qui s’agenouillaient dans les confessionnaux. Tout le monde se mettait dans la partie avant, sauf une ou deux personnes isolées sur d’autres bancs. C’étaient en majorité des gens âgés, quelques curés et des vieux, dont l’un était sûrement militaire, parce qu’à plusieurs reprises nous l’avons vu monter dans une voiture de l’Armée de Terre.
Jon. Oui, il y avait pas mal de vieux et certains connaissaient l’Ogre car ils le saluaient, le militaire et puis un autre…
Mikel. Avec tous ces renseignements, on en savait plus que ce qu’on nous avait demandé ; on a donc décidé de rentrer.
Pendant tous ces jours-là, avez-vous quelquefois pensé à la possibilité d’une séquestration et à la façon de procéder ?
Jon. A la séquestration, oui, on y a pensé, parce qu’on était au courant. Ça nous a semblé tout à fait possible : compliqué, pas facile, mais réalisable.
Mikel. Dès le premier instant, nous nous sommes rendu compte qu’il faudrait faire l’action à l’intérieur, vu que c’est une zone bourrée de policiers, il y a plein d’ambassades et de maisons avec une plaque du corps diplomatique et des flics devant la porte… Et beaucoup de circulation ; donc, c’était impossible en dehors de l’église.
Jon. Oui, nous avions calculé que dès le premier coup de feu – parce que, même sans savoir comment nous allions procéder, nous pensions qu’il faudrait utiliser les armes et qu’il pourrait y avoir une fusillade − on risquait de voir arriver un tas de flics.
Donc nous imaginions l’action à l’intérieur et je me souviens d’avoir discuté avec Mikel pour savoir si on pourrait entendre les coups de feu de l’extérieur. Moi, je pensais que oui, mais lui disait que, compte tenu du bruit des voitures, des murs de l’église qui étaient très épais, des rideaux de la porte, il était impossible que l’on entende quoi que ce soit.
Mikel. Mais, en fait, c’était simplement des discussions entre nous, parce que nous ne savions pas encore ce qu’allait décider l’organisation au vu de notre rapport. Alors un matin, par un froid terrible, comme c’est souvent le cas en Castille où tout est gelé à l’aube (Jon et moi étions venus là sans pardessus, avec tout juste un pull, mais nous avions très peu d’argent et ça ne valait vraiment pas la peine d’en dépenser pour ça), un matin donc nous avons pris le train pour San Sebastian.
Avant de continuer, pourrais-tu expliquer, toi qui as été ensuite responsable du commando, l’analyse que faisait alors l’organisation ?
Txabi. Comme je te l’ai déjà dit, l’objectif de cette action était de sortir les militants des prisons de l’État espagnol. ETA avait à elle seule plus de cent cinquante militants condamnés à des peines supérieures à dix ans. Évidemment, nous avions l’intention de demander la libération de tous les prisonniers politiques, basques ou non, que l’État espagnol avait condamnés ou menaçait de condamner à des peines de plus de dix ans.
Tel était notre objectif. Notre demande était-elle excessive ? Elle était possible, en tout cas, précisément parce qu’il s’agissait de Carrero Blanco. Nous savions que, pour obtenir un échange de prisonniers tel que celui-là, il fallait enlever au régime la pièce maîtresse de son fonctionnement, celle qui garantissait sa continuité ; et cette pièce était précisément Carrero.
L’information est arrivée à un moment très dur pour nous. Cet été-là, ils ont tué trois militants : deux à Lekeitio et le troisième à Urdax. Il y avait eu aussi, huit jours plus tôt, Galdakano, qui avait coûté la liberté à plus de soixante-dix militants de Bizkaia [en février 1973, un policier fut tué dans un accrochage survenu à Galdakano, dans la banlieue de Bilbao, ce qui entraîna une féroce répression] ; la répression était très importante ici… Quant à la situation organisationnelle, elle n’était guère différente de l’habitude, c’est-à-dire que les cadres ne cessaient de tomber et que l’on essayait d’en former de nouveaux en organisant les militants récemment incorporés à la lutte : c’est un peu, d’une certaine manière, toute l’histoire de ETA… L’information nous arrive, on l’analyse et on décide de faire cette action.
En ce qui concerne la séquestration, il y avait deux possibilités. La première était que l’échange réussisse, ce qui, sans parler de la libération d’un grand nombre de prisonniers politiques, aurait constitué une grande victoire à cause de la série de conséquences politiques qui en auraient découlé.
Bien sûr, on ne pouvait pas tout prévoir, mais on voyait bien que Carrero serait obligé de se radicaliser dans un sens ou dans un autre, ce qui aurait rompu l’équilibre et créé un puissant conflit au sein du régime. Il pouvait aussi se faire que le gouvernement, bien que Carrero soit un personnage clé, ne veuille pas donner cette preuve de faiblesse (qui en réalité n’aurait d’ailleurs pas été de la faiblesse) et ne cède pas, auquel cas Carrero aurait été exécuté.
Pourquoi l’exécuter ?
Txabi. Pour les mêmes raisons qui nous ont fait l’exécuter en fin de compte : l’exécution avait aussi en elle-même une portée et des objectifs politiques très clairs. Carrero assurait pratiquement depuis 1951 la direction du gouvernement.
Mieux que tout autre, il symbolisait le « franquisme pur » ; et, sans être inféodé à aucune des différentes tendances du franquisme, il essayait par en dessous de pousser l’Opus Dei au pouvoir. Cet individu sans scrupule avait consciencieusement construit son propre État à l’intérieur de l’État : en créant un réseau d’informateurs et d’indicateurs à l’intérieur des ministères, de l’Armée, de la Phalange et même au sein de l’Opus Dei. Sa police (le Service d’information de la présidence du Gouvernement) avait réussi à infiltrer tout l’appareil franquiste. C’est ainsi qu’il était devenu peu à peu l’élément clé du système, la pièce fondamentale du jeu politique de l’oligarchie.
D’autre part, il s’était rendu irremplaçable par son expérience, par sa capacité de manœuvre et par son irremplaçable faculté de maintenir l’équilibre interne du franquisme. Tout le monde sait que l’oligarchie espagnole comptait sur Carrero pour assurer le passage « sans douleur » au franquisme sans Franco.
Cela dit, Carrero n’était pas Franco, et la manœuvre de l’oligarchie devait donc reposer en même temps sur un second pilier. C’est l’amiral lui-même qui a choisi et parrainé l’intronisation de Juan Carlos.
Ainsi, tout était parfait : on valoriserait ce crétin de Juan Carlos face à l’opinion publique, et Carrero détiendrait le pouvoir véritable tout en restant dans l’ombre. C’est pour cela qu’en éliminant Carrero, on démolissait cette manœuvre de dédoublement et, surtout, on privait probablement l’oligarchie du seul élément capable de perpétuer le régime après la disparition du vieux dictateur.
Je dirais donc que, du point de vue de l’attaque contre l’État espagnol, l’exécution avait encore plus d’importance. En fait, le but de la séquestration était à ce moment-là la libération des prisonniers, mais il y avait aussi les conséquences politiques.
Jon. Oui, c’est ce que dit Txabi, les conséquences politiques étaient ici au moins aussi importantes que l’objectif immédiat : si cet objectif était atteint, Carrero resterait en liberté mais les choses changeraient tout de même, car le seul fait d’avoir réussi à leur arracher une espèce d’amnistie aurait entraîné une grande crise à l’intérieur du gouvernement, et Carrero n’aurait pas pu éviter soit de glisser très fortement vers la droite − c’était le cas le plus probable − soit d’évoluer un peu vers des positions plus souples ; il ne pouvait pas rester au centre, car les pressions des uns et des autres auraient été très fortes et auraient entraîné la désunion…
Par ailleurs, au cas où l’objectif n’aurait pas été atteint et où nous aurions dû l’exécuter, cela leur aurait posé un problème encore plus grave…
Txabi. On examinait tout cela, on analysait de nombreux facteurs, on voyait que cela allait rompre le regroupement de forces qui se constituait autour du franquisme… Mais, en réalité, aucune expérience antérieure ne permettait de prévoir ce qu’allait faire le régime. Le fait est qu’on voyait naître une situation nouvelle… Cela démontrait aussi la possibilité de détruire l’État espagnol par le moyen de la lutte armée.
Iker. Il y a aussi… je ne sais pas. C’est vrai que dans n’importe quel système, quand on tue un dirigeant il est remplacé par un autre, mais ça fait quand même du tort au système… C’est bien ce qu’ils nous ont fait quand ils ont assassiné Eustakio [Eustakio Mendizabal, membre influent de la direction de ETA, et connu dans l’organisation sous le surnom de Txikia (« le Petit »), fut assassiné par la police à Algorta, non loin de Bilbao, en avril 1973].
Parce que, en plus, il faut que tu saches que la mort d’Eustakio a été le point culminant de toute une politique répressive : le régime ne veut plus d’autre Burgos, il préfère éliminer un par un les responsables de ETA plutôt que de les capturer vivants et de les traduire en justice.
Nous avons la certitude que Mikelon, Iharra et Txikia ont été achevés alors qu’ils étaient blessés… C’est plus facile pour le régime…
Carrero donc avait démontré pendant plusieurs années qu’il était l’homme capable de maintenir le peuple dans la soumission et, de plus, de promouvoir un certain développement, de donner satisfaction à la bourgeoisie, qui a accumulé de grands bénéfices…
Jon. Remarque bien qu’il y a autre chose : le système de répression du gouvernement est si puissant qu’il a réussi à faire croire au peuple que la libération par le moyen de l’organisation armée des travailleurs est impossible ; il a réussi à faire croire que cet État est invincible et que la violence ne peut rien contre lui. Il a réussi à faire croire au peuple, à lui donner l’illusion que la seule façon de se libérer est de rester à l’intérieur du système, de pactiser avec lui…
On a l’exemple du Pacte pour la Liberté [Le Pacte pour la Liberté désigne la vaste alliance antifasciste prônée par le Parti communiste espagnol et qui s’étend de la gauche de l’Opus Dei jusqu’au secteur des Commissions Ouvrières qui étaient des organisations clandestines de type syndical, qui à l’origine étaient toutes sous l’influence du PCE], qui est une manœuvre de la gauche pour démocratiser la situation mais qui, en réalité, fait le jeu de la droite, favorise sa manœuvre de récupération…
C’est comme ça que le franquisme, en montrant que tout cela n’est qu’un rêve, a tenté d’anéantir la combativité du peuple, de la récupérer… C’est pour cela qu’il faut frapper fort, pour démontrer qu’on peut les battre. Si tu veux, le seul fait de battre en brèche cette stratégie, d’empêcher son développement, était déjà très positif en lui-même, parce que c’est une stratégie de récupération de la lutte du peuple.
Excuse-moi : lorsque vous avez projeté de libérer les prisonniers, avez-vous pensé qu’il pouvait y avoir des organisations qui refuseraient d’obtenir la liberté de leurs militants par ce procédé ?
Txabi. Bien sûr, nous y avons pensé. Mais nous n’avons pas donné trop d’importance à cela, ils auraient pu choisir le moment venu ; il est d’ailleurs certain que, dans un moment comme celui-là, les militants n’auraient pas agi en fonction des directives ; va donc dire à quelqu’un qui est condamné à quinze ans, et qui a la possibilité de s’échapper, de ne pas le faire…
Avez-vous consulté d’autres organisations ?
Txabi. Non, nous ne les avons pas consultées. Une opération comme celle-là ne peut se discuter avec personne… Dans ce cas concret, une fois la décision prise par l’organisation, un commando de quatre hommes a été désigné pour aller à Madrid afin d’étudier le problème et de voir ce qui serait nécessaire pour mener l’action à bien.