Si Ibrahim Kaypakkaya, Mahir Çayan que Deniz Gezmiş ont la même origine contextuelle, leurs positions étaient toutefois extrêmement différentes. Concrètement, tous les courants issus de la gauche née en 1968 en Turquie se sont placés dans la perspective de la « Révolution nationale démocratique », sauf Ibrahim Kaypakkaya et le TKP/ML.

Ce sont THKP/C de Mahir Çayan et la THKO de Deniz Gezmiş qui ont ici formulé les conceptions les plus développées de la « Révolution nationale démocratique ».

Ibrahim Kaypakkaya, Mahir Çayan, Deniz Gezmiş

Ibrahim Kaypakkaya, Mahir Çayan, Deniz Gezmiş

Mahir Çayan considérait la Turquie comme victime du néo-colonialisme. L’ancien colonialisme avait été abandonné et l’impérialisme maintenait la Turquie sous son joug. Le régime parvenait à se maintenir au moyen d’un équilibre artificiel entre l’oligarchie au service de l’impérialisme et les larges masses.

Cela permettait d’acheter une forme de paix sociale, de réaliser une modernisation relative du pays et de disposer d’un agrandissement du marché national. Une clef pour cela était une sorte d’alliance entre la bourgeoisie nationale réformiste et la bourgeoisie vendue à l’impérialisme.

Mahir Çayan explique les choses ainsi :

« Parce que le capitalisme monopoliste ne s’est pas développé dans notre pays par sa propre dynamique interne et aussi parce que la bourgeoisie monopoliste autochtone est née dans la fusion avec l’impérialisme, notre but stratégique est la révolution anti-impérialiste et anti-oligarchique.

(Le concept de révolution anti-impérialiste et anti-oligarchique ne se distingue guère de la Révolution Nationale Démocratique dans les termes. Mais elle détermine un contenu essentiellement plus profond et une qualité différente. Parce que cette notion désigne la forme d’occupation impérialiste de la troisième crise impérialiste, elle est donc plus adéquate. La notion de Révolution Nationale Démocratique caractérise généralement la période durant laquelle les anciennes méthodes d’exploitation impérialiste s’exerçaient.)

Avant la seconde guerre de partage [la seconde guerre mondiale], le féodalisme était représenté par la classe dominante des pays arriérés abandonnés par les partenaires de l’alliance impérialiste, comme conséquence aux méthodes d’exploitation modernes.

(La bourgeoisie moderne n’est rien d’autre que le prolongement de l’impérialisme.)

Comme on l’a déjà montré dans la deuxième partie, le contrôle et la présence pratique de l’impérialisme était généralement confiné aux territoires maritimes, aux ports, aux endroits stratégiques et aux centres de communication principaux.

L’autorité centrale était très faible, les trois quarts du pays et de la population étaient sous le contrôle de petites villes féodales rivales entre elles.

Le capitalisme n’étant pas prédominant, l’urbanisation, les transports et les communications n’étaient pas très développés.

L’impérialisme était pour le pays un symptôme externe et le processus social était féodal.

C’est pourquoi la contradiction principale s’établissait entre les régions féodales faibles, qui contrôlaient les trois-quarts du pays et de la population, et les paysans qui vivaient une situation de semi-servage (…).

Cependant, dans la troisième période de crise impérialiste, le processus social n’est pas féodal dans des pays comme le nôtre.

Et l’impérialisme n’est plus un symptôme externe. Le fait que les rapports de production impérialistes aient imprégné totalement le pays a amené en même temps l’impérialisme à devenir interne.

Les autorités régionales faibles ont fait place à l’État oligarchique en même temps qu’à l’impérialisme.

Aussi l’impérialisme mène-t-il, dans ces pays, toutes sortes d’interventions, quand il le juge nécessaire, depuis la succession au pouvoir des diverses fractions de l’oligarchie jusqu’à la direction de la politique de répression exercée contre le peuple, à l’aide d’organisations comme la CIA, le FBI et d’autres.

De plus, dans cette époque de force de frappe nucléaire, le contrôle impérialiste sur ces pays n’est plus seulement économique mais aussi politique et militaire.

Par exemple, en Turquie (qui fait partie de l’OTAN), l’impérialisme américain a créé une véritable hégémonie, du contrôle de la direction du diktat oligarchique jusqu’à l’économie du pays (la mentalité de l’occupation masquée).

C’est pourquoi il est pratiquement impossible de séparer par une ligne stricte les classes dominantes de notre pays et l’impérialisme américain.

Dans notre pays la contradiction principale se situe entre l’oligarchie et le peuple (dans la pratique la contradiction se place entre les avant-gardes révolutionnaires du peuple et l’oligarchie).

Comme l’impérialisme prend directement place au sein de l’oligarchie, la guerre révolutionnaire ne sera pas uniquement menée à un niveau de classe.

La guerre va se dérouler au niveau national et au niveau de classe. »

En ce sens, Mahir Çayan accorde une valeur positive à Mustapha Kemal et à la fondation de l’État turc après la première guerre mondiale. Pour lui, il s’agit d’un épisode de libération nationale dirigée par l’aile la plus à gauche de la petite-bourgeoisie ; à ses yeux, il faut prolonger le kémalisme originel.

Par conséquent également, la voie révolutionnaire – il parle de « révolution ininterrompue » – vise à agrandir au maximum la séparation entre l’oligarchie et le reste du pays. Pour ce faire, il prône une propagande armée combinant villes et campagnes, dénommée « stratégie militaire politisée de combat » (PASS).

La guérilla urbaine est le point de départ, car elle permet la propagande armée ; vient ensuite la guérilla rurale, permettant les démonstrations de force. Pour ces deux phrases, la dimension propagandiste, symbolique, joue le rôle principal.

Au fur et à mesure se produit alors selon Mahir Çayan une accumulation de forces et le renversement du régime. Tout ce processus a une portée à la fois patriotique et révolutionnaire, d’où le caractère de l’organisation comme Parti se combinant directement à un Front.

Deniz Gezmiş considérait pareillement que Mustapha Kemal avait accordé l’indépendance à la Turquie, mais qu’elle avait perdue sous l’effet du néo-colonialisme. Il mettait toutefois de côté la question du Parti, tout comme l’idée d’une propagande armée, pour considérer qu’il fallait simplement lever une armée populaire contre l’impérialisme, en se fondant sur les campagnes, où les grands propriétaires terriens étaient vus comme une anomalie issue de la situation d’oppression nationale.

On lit dans le programme politique de la THKO, de l’armée populaire de libération de la Turquie :

« 1. Mettre fin à la politique d’exploitation et d’oppression, économique, politique, militaire et culturelle de l’impérialisme nord-américain et de ses laquais.

2. Continuer la lutte armée qui adopte la politique de violence, le niveau le plus élevé des méthodes de lutte politique, comme méthode fondamentale de lutte politique dans notre Turquie qui possède une économie capitaliste semi-dépendante et sous-développée sous l’hégémonie de l’impérialisme (…).

Le THKO appelle toutes les classes et les couches patriotiques, opprimées et exploitées, à la lutte anti-impérialiste. Notre devoir le plus sacré est de lutter contre les États-Unis et la poignée de traîtres à leurs ordres qui sucent ensemble notre sang. »

Ibrahim Kaypakkaya avait ici un point de vue entièrement différent, rejetant formellement Mustapha Kemal et accordant la primauté à l’idéologie. Surtout, il considérait que la question féodale était la clef de voûte de la contre-révolution. Il ne s’agissait pas de mener une « Révolution nationale démocratique », mais une révolution démocratique.

La question nationale, principale pour les courants guévaristes, était secondaire pour Ibrahim Kaypakkaya, dans la mesure où c’est le maintien d’une forme de féodalisme qui permettait la domination impérialiste, et non l’inverse.


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