« Le mouvement révolutionnaire a perdu deux militantes, Margherita Cagol − Mara −, et Anna Maria Mantini. Mara était une des militantes les plus « vieilles » des Brigades Rouges. Elle était totalement engagée dans l’organisation à laquelle elle donnait entière priorité… Anna-Maria, que les N.A.P. définissent comme une camarade exceptionnelle, était une des fondatrices du groupe du 29 octobre. Nous avons noté le bouleversement et la stupéfaction qui a suivi le meurtre des deux femmes (et pas seulement parmi les bourgeois). Mais l’étonnement le plus grand devant le rôle que jouaient ces femmes dans la lutte armée n’est que celui qu’on éprouve lorsque deux femmes arrivent à faire ce que de nombreux camarades n’osent pas seulement penser. L’étonnement devant deux femmes qui manifestent un rôle actif dans la guerre de classes, leur situation de sujets politiques, n’est que l’étonnement de voir que des femmes puissent être autre chose que des objets sexuels, plus ou moins de gauche. Stupéfaction devant une nouvelle image de la femme comme sujet rebelle : nouvelles sorcières.
L’état ne peut naturellement pas se permettre le luxe de considérer des symboles comme dangereux, surtout si les cadavres sont de sexe féminin. C’est ainsi que Mara est devenue dans la presse Madame Curcio, poupée sans cervelle qui suivait son homme par amour (comme on l’attend de n’importe quelle femme)… Il y a ensuite Anna-Maria que tout le monde décrit comme une fille douce, enrôlée par son frère aîné. Une femme a à peine le temps de revendiquer non seulement son autonomie économique et son droit à choisir sa manière de vivre, mais aussi son identification à la classe exploitée et son engagement dans la lutte des classes, que l’état conclut l’histoire en lui tirant une balle dans la tête… »
C’est le journal interne des Brigades Rouges − Lutte armée pour le communisme − qui rapporte cet adieu à Mara et Anna-Maria, les premières femmes engagées dans la lutte armée à avoir trouvé la mort. Deux numéros du journal sont parvenus par courrier à l’Espresso : le premier en juillet 1975, le second en Novembre de la même année. Anna-Maria Mantini et Mara Cagol sont mortes depuis peu. Mara est, de la génération de 68, la première à avoir choisi la lutte armée : elle meurt le 5 juin 1975, tuée par des policiers lors d’un affrontement, à la ferme Spiotta d’Arzello, dans les collines d’Acqui Terme.
Anna-Maria est tuée peu après, le 8 juillet, à Rome, par le policier Antonio Tuzzolillo. Elle meurt à vingt-deux-ans, elle représente le tragique symbole des N.A.P. : comme elle, ils sont presque tous jeunes, ils sont presque tous morts.
La reconstitution de la mort de Mara se fera seulement très longtemps après. Un journal, tenu par le camarade qui était avec elle et qui a réussi à s’enfuir, est à cet effet significatif ; il décrit les dernières heures passées à la ferme, l’arrivée et l’affrontement avec les policiers.
Ce document a été trouvé dans l’appartement de la rue Maderno, à Milan, Porta Ticinese, quand la police arrêta Renato Curcio et Nadia Mantovani le 18 janvier 1976. Les experts le considérèrent comme authentique, mais les journaux en parlèrent seulement très longtemps après, en mars 1977, (La Stampa, 25 mars 1977). On dit alors que c’était Renato Curcio qui était resté avec elle à la ferme, et qu’il était parvenu à s’enfuir. On dit aussi que c’est elle qui avait couvert sa fuite et qu’elle était morte pour le sauver.
Mais il n’y a nulle confirmation de ces hypothèses. D’après le document retrouvé on comprend que Mara dirigeait l’action de « décrochage » 1. Dix-huit heures avant que la « base » ne soit découverte par la police, Vittorio Vallarino Gancia, un industriel des vins, piémontais, avait été enlevé, et une rançon d’un milliard avait été prévue. Mais un des membres des Brigades qui participait à l’action − Massimo Maraschi − fut arrêté par la police pour un banal accident de voiture. On peut lire dans le journal interne des B.R. :
« A partir de là, il fallait arrêter l’action et se retirer. Des difficultés de liaison et de mouvement nous ont contraints à nous replier sur la base d’Arzello. La ronde d’une patrouille de police nous a gagnés de vitesse. Deux camarades seulement étaient restés en poste : Mara qui dirigeait l’action et un autre guérillero. L’ordre était de décrocher avant l’arrivée de l’ennemi et, s’ils étaient pris par surprise, d’ouvrir le feu pour briser l’encerclement. L’otage devait rester sain et sauf pour que tout le monde sache que lorsqu’un prisonnier est entre nos mains, l’organisation prend la responsabilité de sa vie. »
Mais l’opération n’a pu se dérouler suivant ces prévisions, les « temps » se sont précipités et ont amenés une conclusion tragique. Suivons les dernières heures de Mara à travers le journal-rapport de son camarade. Le récit commence avec l’arrivée de l’auteur à la ferme Spiotta, avec d’autres camarades et probablement avec le prisonnier.
« Nous avons trouvé Mara dans l’angoisse, parce que nous étions en retard de vingt minutes sur notre horaire et elle avait entendu à la radio de la police ce qui s’était passé avec la Fiat 124 », (c’est la voiture de Maraschi, alors dans les mains de la police, les nouvelles lui parvenaient grâce à une radio qui en interceptait les communications).
Le prisonnier est installé dans une pièce, on lui fait écrire la lettre qui réclame la rançon. L’angoisse au sujet de Maraschi qui ne se manifeste pas, urgente, La plupart s’en vont, Mara et son camarade anonyme, l’auteur du journal, restent à la ferme. Ils montent la garde à la fenêtre alternativement et contrôlent la route dégagée qui mène à la ferme :
« On voyait bien les mouvements au croisement de Terza ainsi que des tronçons d’autres routes »
Ils donnent à manger au prisonnier.
« Mara me dit qu’en bas un sandwich était déjà prêt avec une pomme et un petit fromage : elle me recommanda de ne négliger aucune des précautions (bas de nylon sur le visage et la voix transformée). Je donnai à manger à ce fumier et je remontai, nous devions encore parler de la défense. »
Ils se lèvent à 7 heures 35 le lendemain matin. « La base tient » dit Mara. Et elle part à Acqui pour téléphoner et acheter les journaux. C’est peu après son retour, alors qu’ils sont absorbés par la lecture des journaux qu’ils entendent frapper à la porte.
« J’eus un coup quand je vis un policier près de la porte. Il regarda en haut en hurlant pour savoir s’il y avait quelqu’un, pendant un instant, incrédule, je restai immobile. Je courus vers Mara… Je la prévins qu’il y avait un flic, Mara, hurlant que c’était impossible, courut à la fenêtre, l’ouvrit en grand et se rejeta en arrière immédiatement en me disant qu’ils étaient trois. Elle se demanda par où ils avaient pu venir parce qu’elle ne les avait pas vu arriver : peut-être par les champs ou du côté d’Ovada. »
Pendant qu’ils discutent, un des policiers, Pietro Barberis, (comme il le confirmera au procès de Massimo Maraschi, en mars 1977) décide de garer la voiture un peu plus loin pour se mettre en contact avec le poste et attendre les ordres. Sa voiture s’éloigne sur la route.
Pour Mara et son camarade, aux aguets derrière la fenêtre, c’est un moment d’espoir : ils pensent que les policiers s’en vont ; mais la voiture ne disparaît pas sur la route.
C’est alors qu’ils s’organisent et décident de fuir.
Lui prend les armes et se remplit les poches de grenades à main. Elle court ramasser la « paperasse ». Ils descendent les escaliers en courant.
« Nous étions devant la porte, armés (j’avais une mitraillette M.L., un pistolet et quatre bombes S.R.C.M.)… Mara portait une mitraillette en bandoulière avec son sac, elle tenait une petite valise et un pistolet à la main. Nous sommes restés quelques minutes derrière la porte : Mara insistait pour qu’on prenne les voitures et pour qu’on s’échappe, moi pour qu’on emmène A. (le prisonnier). M’apercevant du pétrin dans lequel nous étions, je décidai de vérifier les positions des policiers. J’enlevai la sécurité de la bombe et je regardai. Je mis la tête dehors et vis un policier à l’angle de la maison. Il me demanda de sortir, je regardai pour voir où étaient les autres. Pendant le temps où je regardai, deux autres policiers sortirent à l’angle et se mirent à découvert. »
C’est à ce moment-là, suivant les dispositions qu’ils se sont fixées, qu’ils jouent la carte de la fuite en organisant l’affrontement avec les policiers, mais cela sans se servir de leur otage comme écran ou en l’utilisant pour sauver leur vie.
« Nous avions cru qu’il n’y avait que trois policiers… Je jetai la bombe : j’entendis un coup énorme, je les vis en débandade, hurlant et pleurant. Je sortis en courant suivi de Mara, je jetai une autre bombe au jugé. »
Tandis qu’ils courent sous les arcades de la ferme pour atteindre leurs voitures, ils entendent des cris et des coups de feu dans leur dos : les policiers les poursuivent .
« Mara me hurla de tirer. Je tirai le premier coup avec la M.L. mais la douille resta coincée et l’arme se grippa. Nous avons tiré tous les deux avec les pistolets et quand nous l’avons vu étendu, Mara a encore tiré. Elle me cria de prendre la voiture et de m’enfuir ».
Ils parviennent à fuir tous les deux, chacun dans sa voiture. Mais la fuite ne dura pas. Les policiers ne sont pas trois. Et la route en lacets en contrebas de la ferme est barrée par la 127 de Pietro Barberis, le « quatrième homme » qui s’était éloigné peu de temps auparavant pour parler à la centrale de police. Mara et son camarade prennent à travers champs, leurs voitures se heurtent. Ils descendent et sont mis en joue par le policier.
« Il hurlait. Au début, je lui dis de ne pas tirer, que nous nous rendions. Il nous ordonna de mettre les mains en l’air sous la menace de son arme… Je fis signe à Mara qu’il me restait deux grenades et qu’à la moindre distraction je le viserais, je lui dis qu’on se cavalait tout de suite après et que si sa tournait mal nous filions dans le bois en dessous : je pris une grenade dans ma poche et ôtai la sécurité. Il se tourna en même temps que je la lançai, il s’aperçut du danger et je ne sais pas s’il se jeta à terre, on entendit une explosion et on le vit tout pâle, mais debout. Ça avait mal tourné. »
Cette dernière occasion manquée, il crie à Mara de courir vers le bois. Pendant qu’il court en zigzag pour ne pas être touché, il entend trois coups de feu. Il parvient à atteindre le maquis et se jette dans un buisson de ronces dont il ne parvient pas à se dégager. Il reprend son souffle et se retourne pour voir comment ça a fini pour Mara.
« je passai la tête à travers les ronces et je la vis assise, les bras levés, en train de maudire le policier. »
Il pense un quart de seconde à tirer son autre grenade mais se rend compte que le policier est trop loin. Il décide alors de continuer sa fuite seul, parce qu’il pense que les renforts ne vont pas tarder à arriver.
« Je courus tout le long de la côte et quand je fus presqu’arrivé sur l’autre versant, près d’un bois en contrebas du château (il s’était écoulé cinq minutes depuis ma fuite) j’ai entendu un ou peut-être deux coups secs, puis deux rafales de mitraillette. J’ai pensé un instant que Mara s’était servi de la sienne puis j’eus un sale pressentiment… »
Son témoignage se termine ainsi : Mara est par terre, elle crie contre le policier. Elle rassemble tout ce qui lui reste de vie. Cinq minutes après, les coups mortels. Aux alentours de la ferme Spiotta, il y a aussi le corps d’un lieutenant blessé par des éclats de grenade l’agent D’Alfonso, blessé par les coups de feu, mourra six jours plus tard.
La version officielle correspond en partie seulement avec celle que donne le journal.
Que ce soit dans la version donnée à la presse dans un premier temps, ou dans la reconstitution définitive faite au procès de Massimo Maraschi, la mort de Mara a été anticipée, pour empêcher tout soupçon sur sa légitimité. Voilà comment a été reconstituée la phase décisive de l’affrontement. Après la tentative de fuite et la collision des deux voitures, Mara et son camarade ont les mains en l’air, mis en joue par Pietro Barberis. Ils ont dit qu’ils se rendaient mais le policier comprend leur intention de lancer la grenade :
« Je le fixe dans les yeux, je vois qu’il est nerveux. Je lui ordonne de se déplacer et dès qu’il est derrière la femme, il sort une grenade de la poche de sa chemise »
(témoignage de Barberis aux assises d’ Alessandria, au cours du procès Maraschi). Le policier esquive l’engin qui éclate derrière lui. Il riposte alors en tirant trois fois : le premier coup atteint Mara : « je tirai trois fois et la première balle toucha la fille ».
« Mort presqu’instantanée » conclut le médecin légiste. Mais la reconstitution officielle n’explique pas comment le camarade de Mara aurait pu lui conseiller de fuir si elle était déjà touchée, pas plus que les hurlements qu’il entend lorsqu’il est caché dans les buissons, le « discours » de Mara avant de mourir; (pourquoi, dans son journal, aurait-il menti et n’aurait-il pas dit que son amie était morte sur le coup, vu que dans la version qu’il rapporte, il fait figure de celui qui l’abandonne, sans essayer de l’aider, entre les mains de la police ?)
Pietro Barberis aussi se contredit du reste, en témoignant au procès qu’il a entendu dire à la jeune fille : « ça va, ça va, nous sommes blessés », Quand Mara aurait-elle pu prononcer ces mots si elle est morte immédiatement ?
Margherita Cagol a trente ans lorsqu’elle meurt.
Elle est née à Sardagna di Trento le 10 avril 1945. Elle est la troisième fille d’un couple de bourgeois tranquilles. Sa mère est pharmacienne, son père tient une parfumerie, « La maison du savon ». Sa biographie est connue, non seulement parce qu’elle a été abondamment racontée, mais parce qu’elle apparaît comme privée de tout caractère exceptionnel. Absolument normale, « tracée », simple. Les éléments que l’on peut en tirer ne font pas référence à une situation d’aliénation propre aux ghettos des grandes villes, pas plus qu’à la misère de la condition du sous-prolétariat ou à la dureté de l’exploitation du prolétariat.
Ces caractères sont au contraire ceux d’une calme vie de province, évoquant une histoire connue : famille, études, université, affections, religion, mariage, désir d’un enfant… Margherita va à l’école (elle est à l’école normale), joue de la guitare, fait du ski, du sport. Elle est gaie, vive, déterminée, intelligente, probablement satisfaite de ses rapports familiaux.
En 1965, elle s’inscrit à la faculté de sociologie de Trente. Ce choix aussi fait partie d’un trajet normal : la faculté est à côté de chez elle, le diplôme d’enseignante n’offre pas grand choix.
Margherita est catholique pratiquante, comme sa sœur et sa mère. A travers la religion elle connaît et actualise la générosité, le sacrifice, le « besoin de donner ». Sa sœur Milena rappelle (après la mort de Mara, dans une interview à l’Europeo, le 20 juin 1975) que pour l’aider à déménager alors qu’elle attendait son second enfant, Margherita avait renoncé à passer deux examens. Elle rappelle qu’elle avait l’habitude de rendre visite aux petits vieux des hospices du quartier de Sardagna, qu’elle bavardait avec eux pendant des heures, qu’ils l’appelaient « la Margherita ». Elle rappelle aussi la passion avec laquelle elle suivait les sermons d’un jésuite en l’église de San Francesco Saverio.
Le trait caractéristique qui marque sa jeunesse est donc la religiosité, non pas tant comme donnée en soi, que comme élément contenu dans les modes et les formes qu’assume le christianisme pour Margherita : radicalité, rigueur de la réflexion, conséquence dans les gestes.
C’est donc ce caractère, le seul qui échappe à l’image sociale de la provinciale tranquille ; le seul qui permette de penser à une raison, à une recherche qui la mènera loin ; caractère qui recouvrait peut-être au début, cette recherche.
Puis ce sont les années de la révolte étudiante :
Margherita n’est pas un leader ; elle apprend, elle écoute, elle découvre la politique (dans la « modestie», le refus du leadership est une qualité essentielle du christianisme). Elle rencontre Renato Curcio. Leur amour, lui aussi, est « prévu », fondé sur l’espoir de ces années-là : égalité entre hommes et femmes, recherche d’un camarade-ami avec lequel partager le pain quotidien et le pain politique.
Ils se marient en août 1969 dans une chapelle de Val di Non.
Peu de temps avant son mariage, Mara avait soutenu sa thèse et recueilli la majorité des voix avec une recherche sur le marché du travail dans les diverses phases du développement capitaliste (Francesco Alberoni en est le rapporteur).
Leur voyage de noces passe par Cuba, étape obligatoire pour les étudiants de l’époque. Margherita et Renato vont habiter à Milan en 1970. C’est un déménagement politique : en fait, le groupe de Renato Curcio est un des premiers groupes étudiants qui choisissent le contact et l’expérience avec « la grande classe ouvrière ».
Ils habitent rue Cesana : elle travaille à l’Umanitaria, lui est employé chez Mondadori. Naturellement ils continuent ensemble comme un brave couple de 68, leur engagement politique. Ils constituent avec d’autres camarades le collectif politique métropolitain 2. Lors d’une des premières occupations à Quarto Oggiaro, Margherita perd un enfant qu’elle avait désiré. En 1971, après une perquisition de police dans leur appartement au cours de laquelle il a été dit qu’on avait trouvé un pistolet, Renato perd son emploi.
Margherita continue à entretenir des rapports affectueux avec sa famille (son père vient la voir à Milan, elle l’accueille comme si c’était un jour de fête, tous vont au restaurant. Puis les rapports se détériorent, ils sont presqu’uniquement téléphoniques. Margherita ne donne plus son adresse. La vie clandestine commence pour elle.
La gauche prolétarienne est née du Collectif politique métropolitain. C’est la naissance du débat sur : les formes de lutte et d’auto-défense qui amènera à la constitution des « organisations ouvrières autonomes ». Ce sont les premiers embryons des Brigades Rouges. Margherita a probablement eu un rôle de leader dans ce processus, même si on ne connaît pas exactement les formes d’organisation interne des premières Brigades Rouges. Elle a sans doute été à la tête d’une « colonne » ; elle a peut-être participé à l’enlèvement de Sossi et aux premières actions armées.
On reparlera d’elle à l’occasion de la libération de Renato Curcio, sorti de la prison de Casale Montferrat le 18 février 1975. (Curcio avait été pris le 8 Septembre de l’année précédente, au cours de la longue série d’arrestations − une trentaine environ − qui avait suivi les révélations du Père Girotto, « Frate Mitra » 3.
C’est Mara qui dirige le noyau de brigatistes. Les phases de l’action sont précises et rapides. A 16 heures 05, une Fiat 124 immatriculée à Turin s’arrête devant la prison. Deux « ouvriers » de la S.I.P. (compagnie de téléphone), en combinaison bleue, descendent de la voiture. Ils déplient rapidement une échelle d’aluminium qu’ils appuient contre le mur de la prison, ils montent et coupent les fils du téléphone.
Pendant ce temps, deux autres jeunes descendent de la voiture : une femme dans un long imperméable portant une boîte en carton, suivie d’un homme. Ils atteignent la porte de la prison, la femme sonne, elle dit qu’elle a un paquet à remettre à un détenu. Le gardien ouvre sans se méfier. C’est le jour des visites.
Dès qu’elle est à l’intérieur, elle pointe une mitraillette de sous son imperméable : « Ne bouge pas, face au mur ! ». Une autre mitraillette apparaît dans les mains de son camarade. Ils se font donner les clés des cellules. Entre-temps, les deux autres, toujours en combinaison bleue, rejoignent leurs camarades, ils font irruption dans le bureau du directeur où, sous la menace de leurs armes, ils retiennent les agents et le capitaine qui étaient présents. La femme ouvre le guichet : « Renato, viens ! »
C’est une fuite bien tranquille. Ils sortent et ferment la porte derrière eux. Ils jettent les clés dans la rue et s’en vont. Il se passera du temps avant que les gardiens et le directeur, restés prisonniers, parviennent à se faire libérer, en criant, pour demander de l’aide au passant. C’est le dernier épisode public dans lequel on parle de Mara, jusqu’à l’affrontement avec la police dans lequel elle trouve la mort, à la ferme d’Arzello.
A sa mort, les journaux se laissent aller à une émotion qui n’a rien de politique, autorisée lorsqu’on parle des femmes. Mara, la guerrillera morte par amour :
« Elle était prête à suivre Renato Curcio n’importe où, portée par ce souffle révolutionnaire… » (La Stampa, 7 juin 1975).
Mara, la tranquille étudiante :
« La petite étudiante de Sardagna allant à la faculté sans s’éloigner trop de chez ses parents. On se souvient seulement d’elle parce qu’elle était si habile et jouait si bien de la guitare pendant les veillées, parmi ses si nombreuses occupations à la faculté »… (Corriere della Sera, 7 juin 1975).
Mara la bourgeoise s’occupant des ouvriers :
« Appartenant à une famille aisée de Trente… Plongée dans l’atmosphère typique de la petite bourgeoisie dans une ville qui, pendant des siècles, avait eu l’évêque comme prince… » (L’Unita, 7 juin 1975).
Les B.R. aussi commémorent sa mort dans un long communiqué diffusé quelques jours plus tard …
« Que tous les révolutionnaires sincères honorent la mémoire de Mara en méditant l’enseignement politique qu’elle a su dispenser par ses choix et par son travail, par sa vie même. Que mille bras se lèvent pour reprendre son fusil ! Nous le disons dans un dernier adieu, Mara. Une fleur est éclose, et cette fleur de liberté, les Brigades Rouges continueront à la cultiver jusqu’à la victoire ».
Mara, dans le souvenir d’une femme qui a partagé avec elle un moment de militantisme politique :
« Je ne sais pas si j’ai le droit de parler d’elle.
J’ai été proche d’elle de 1968 à 1970. C’est l’époque au cours de laquelle Mara a eu ses diplômes, s’est mariée et a déménagé à Milan.
Le choix qu’elle avait fait de s’installer à Milan pour être en contact avec les situations du capitalisme avancé était précisément déterminé par sa thèse, et par les discussions qu’elle avait eu sur ce sujet avec Renato.
Mara était quelqu’un de très sérieux, elle travaillait énormément. Je me souviens de sa recherche pour la revue Travail Politique, sur les conditions de vie et de travail des paysans du Trentin. Puis d’une traduction du Français, un condensé du Capital, qu’elle avait ronéoté et diffusé et qui a servi à de très nombreux étudiants de Trente pour comprendre la théorie marxiste. Elle faisait de très méticuleuses recherches qui servaient ensuite à l’élaboration théorique dans le groupe. Alors que Renato travaillait à la théorie et entretenait des contacts avec diverses personnalités et avec les intellectuels, elle passait tout son temps à organiser son groupe de travail.
J’avais connu Renato pendant l’expérience de l’Universita Negativa, ou dans un cours qu’il avait donné avec Mauro Rostagno à l’université de Trente, alors occupée.
Au début, Mara et Renato étaient tous les deux au P.C.M.L. Ensuite, ils se sont joints au mouvement étudiant. En une nuit, Renato avait remis en question et découvert ses divergences avec son histoire de « M.L. ». Après quoi il a rompu avec le groupe. A cette occasion, c’est lui qui a pris la décision, et décidé pour Mara.
Lorsque nous étions à Trente, Mara devait être tous les soirs à 7 heures chez elle. C’est à cette heure-là que finissait la « Mara politique » et qu’elle redevenait « la Margherita de la famille ». Elle n’était pas enchantée de ce « part-time » qui l’excluait. Renato avait une vision globale de ce qui se faisait, il théorisait le militantisme total. Dès cette époque, il avait voulu habituer tout le monde aux règles du contrôle et de la clandestinité, il voulait tout formaliser. Mara n’était pas d’accord, elle ne l’a jamais été, en particulier avec le fait qu’elle était d’un côté la femme et « l’épouse de », et de l’autre, dans les réunions politiques, une simple camarade. Elle discutait beaucoup de ces choses-là.
Je me souviens d’elle comme du seul élément de gentillesse de ce P.C.M.L. activiste, distant, très dur.
Mara avait été croyante mais non pas moraliste.
Une fois passée au marxisme, il semblait que les structures antérieures n’influaient plus sur son caractère. Pour tout dire, elle n’était pas imprégnée d’esprit catholique. Même son mariage à l’église n’avait été pour elle qu’une sorte de compromis avec sa famille. Un acquiescement au désir de ses parents. Mara et Renato s’aimaient beaucoup, et tant que je suis restée proche d’eux, ils sont restés fidèles l’un à l’autre. Ils s’entendaient très bien. Elle voulait plus de temps pour elle et elle aurait voulu un enfant ; lui, au contraire, théorisait le militantisme rigoureux et comprenait la politique comme un sacrifice. Elle acceptait tout cela, mais elle en plaisantait.
Mara était du genre propre, loyal, quelqu’un de bien moralement. Elle ne faisait pas de séduction, elle ne jouait pas, elle ne demandait jamais rien à personne, donc elle n’opprimait pas. Je ne l’ai jamais entendu dire « je vais mal ».
Dans les premiers temps à Milan, elle voyait souvent sa sœur qui venait d’avoir un enfant et qu’elle essayait d’aider. Mais elle se sentait presque culpabilisée parce qu’elle prenait du temps à la politique. Ça lui semblait un péché.
D’ailleurs nous étions tous un peu comme ça : notre passion politique était très forte. Nous en faisions de toutes les couleurs, nous ne sentions pas la fatigue, nous passions les nuits dehors en réunions, nous dormions très peu, et quand il y avait une rencontre, nous nous y déplacions tous ensemble avec enthousiasme. Les problèmes personnels n’existaient pas. La lutte était le seul but.
Mara au contraire tenait sa vie privée à distance, elle était partagée entre la politique et la famille, c’était la seule parmi nous qui n’arrivait pas à séparer les deux choses. Apparemment, c’était à cause de son père, très rigide et sévère, c’était lui qui devait imposer ces règles. Mais il est vrai qu’elle les acceptait, sinon elle aurait balancé sa famille ; mais elle ne l’a jamais fait.
Mara n’a jamais été superficielle. Même si ses choix étaient nés d’un moment d’affect, comme son amour pour Renato, ils devenaient ensuite des choix profonds, qu’elle faisait siens, qu’elle assimilait vraiment. Elle ne confondait pas les sentiments et la politique, elle ne confondait pas le~ limites et ne mélangeait pas les cartes. C’est peut-être pour cette raison qu’elle arrivait à maintenir les moments sépares.
Quand elle a été tuée, elle était très différente de ce que j’avais connu. Je m’en souviens comme d’un jeune garçon, très beau, avec un visage délicat et les cheveux courts. Il me semble qu’ensuite elle avait changé de visage, elle n’était plus la petite fille timide et gentille, je ne reconnaissais plus sa bouche, qui avait perdu tout relief, alors qu’avant, elle était plutôt « spéciale ».
Elle était devenue une femme. Une femme qui avait fait tant d’expériences. »
Anna-Maria a été tuée à Rome, le 8 juillet 1975.
Il est une heure du matin, elle rentre chez elle vers la rue Flaminia, rue Due Ponti, au numéro 46. Une patrouille anti-terroriste est postée dans l’appartement. La police s’était fait remettre les clés par le concierge, le matin même, munie d’un mandat de perquisition.
La jeune femme tourne la clé dans la serrure ; derrière la porte, le brigadier Antonio Tuzzolillo attend debout, pistolet au poing. La porte se referme à peine : le policier l’ouvre violemment et lui tire en plein visage, entre le nez et la bouche. Anna-Maria meurt sur le coup. Les journalistes arrivent quelques instants plus tard, mais on ne les autorise pas à monter. Le cadavre a déjà été emporté, le sang inonde encore l’escalier. Les questions et les objections se pressent. On ne connaît pas le nom de la jeune morte, une jeune fille aux longs cheveux châtains, en T.shirt et en jean.
La police est dans l’embarras, elle communique d’abord à l’agence de presse que la jeune fille a été trouvée morte dans le passage de la maison. Elle soutient ensuite la thèse d’une bagarre entre la jeune fille et le policier, bagarre au cours de laquelle elle aurait sorti un pistolet, le policier aurait alors laissé partir le coup mortel. La version définitive est déconcertante : « la fille a mis la clé dans la serrure. S’apercevant de la présence de quelqu’un de l’autre côté de la porte, elle a essayé de la refermer en la tirant vers elle. Le brigadier la tirait de l’autre côté et le pistolet dont le canon pointait sur la serrure a laissé partir un coup accidentellement ».
Mais, même si l’on privilégie la version officielle, de nombreuses questions restent ouvertes. Les policiers ne savaient pas qui allait rentrer dans l’appartement, l’identité d’Anna-Maria ne sera découverte que plusieurs jours après. Les policiers ont affirmé que, pendant la perquisition, ils avaient trouvé un véritable arsenal, sans parler des 31 millions de l’inépuisable rançon de l’enlèvement de Moccia, plus d’autres billets provenant de séquestrations non encore attribuées aux N.A.P. (celles de l’ingénieur Niso Villani de Milan, libéré contre 450 millions, et du petit Lucciano Privitera de Catania libéré contre 400 millions), plus divers faux papiers dont certains portant la photo de la jeune morte. Mais on ne comprend pas comment un tel matériel, si compromettant, ait pu être laissé si peu gardé, au point que le concierge pouvait venir y mettre son nez tous les jours.
On lit dans le Manifesto du 9 juillet 1975 :
« quels qu’aient pu être les soupçons de la police sur les habitants de cet appartement, il s’agit là d’un assassinat brutal et sauvage qui rappelle tout à fait la cruauté dévastatrice des pièges tendus aux gangsters de Chicago ».
Même le Corriere della Sera verse une larme sur la mort d’Anna-Maria :
« Les larmes ne sont le signe ni de la faiblesse ni de la condescendance, écrit-il le 10 juillet 1975. Il y a dans le destin d’Anna-Maria une ligne amère qui mène à une triste mort. Une main toute puissante qui la sort des rails d’une vie qui devait être comme mille autres, et qui la conduit, à travers des choix inquiets, jusqu’à l’autodestruction. La balle qui l’a tuée, l’a atteinte lorsqu’elle était seule, dans la solitude qui touche ceux qui se sentent différents et qui le sont. »…
Anna-Maria Mantini meurt à 22 ans. Elle est étudiante à Florence. Quelques jours plus tard, son ex-fiancé va la reconnaître à Rome; c’est Massimo Troise, étudiant en architecture. On ne retrouve pas de parents plus proches.
Anna-Maria est orpheline de père (Dino, employé des tramways de l’A.T.A.F., mort en 1966 lorsqu’Anna-Maria avait 13 ans) ; sa mère est mourante à l’hôpital au moment des événements, et personne n’ose lui avouer que sa fille a été tuée. Son frère Luca est mort quelques mois plus tôt, le 29 octobre 1974, tué par un policier pendant l’attaque d’une caisse d’épargne, Place Alberti à Florence, en même temps qu’un de ses camarades, Sergio Romeo. Luca aussi appartenait aux N.A.P. et l’attaque était une « spoliation politique ». Ce sont ses liens profonds avec son frère qui guident les choix d’Anna-Maria.
Elle l’avait suivi dans son parcours politique, elle avait partagé avec lui, au début uniquement idéalement, les étapes les plus importantes de sa vie, reflétées dans leur rapport affectif : militantisme à Lotta Continua, arrestation pendant une manifestation organisée en 1972 contre un congrès du M.S.I. (Luca avait fait plusieurs mois de prison pour « rassemblement séditieux » à la suite de ça), liaison avec les révoltes de prisonniers, adhésion aux N.A.P.
A l’enterrement de Luca, en guise de dernier adieu, elle lui avait murmuré : « toujours plus loin, jusqu’à la victoire ». C’est à partir de cette mort que se forme le noyau du « 29 octobre », organisé par Anna-Maria, pour poursuivre l’action de son frère.
Anna-Maria abandonne dès cet instant tout ce qui la relie à Florence et à sa vie passée : son fiancé, ses études (elle était inscrite en troisième année de lettres et philosophie), la maison (elle dit avoir trouvé du travail à Milan mais ne laisse pas son adresse). Elle vit à Rome dans la clandestinité. Après sa mort, on lui a attribué plusieurs actions sans vérifier la véracité de sa participation, entre autres la séquestration du juge Di Gennaro, un vol dans une armurerie romaine, la location de plusieurs « planques ».
C’est un de ses oncles, lui aussi employé des tramways de l’A.T.A.F. et qui a toujours vécu avec ses neveux, qui raconte la courte vie d’Anna-Maria. Il décrit les liens affectifs qui existaient entre le frère et la sœur, la vie plutôt simple de la famille rue Brunetto Latini à Florence, son espoir de voir sa nièce ne pas suivre la politique qui avait « ruiné » Luca, de la voir se marier avec ce Massimo Troise :
« un brave garçon, la tête sur les épaules, tranquille… Mais je n’avais pas compté avec le destin, ajoute-t-il, les rapports entre les deux jeunes gens avaient changé au cours des derniers mois. Peut-être à cause d’Anna-Maria qui, après la mort de Luca s’était jetée corps et âme dans la politique ». (Oggi du 21 juillet 1975).
« Maintenant qu’elle aussi, la pauvre petite, a été tuée, rien n’a plus d’importance dans notre vie. » (La Stampa du 10 juillet 1975)
Le 9 février 1976, le brigadier Antonio Tuzzolillo rentre chez lui à 9 heures du soir. Il habite dans une petite rue sombre dans le quartier du Trionfale à Rome. Il s’arrête devant le portail d’entrée. Il sonne à l’interphone, il attend quelques minutes.
Une Lancia Beta, bleu foncé, deux personnes à son bord, se range sans bruit au bord du trottoir. Un pistolet pointe par la vitre, cinq coups sont tirés. Antonio Tuzzolillo tombe à terre sans un cri : trois coups l’ont touché aux jambes et à un bras. Les N.A.P. revendiquent l’action peu de temps après.