a) La situation économique et la première rupture avec le populisme (1883-1898)
La révolution socialiste de 1917 a eu lieu dans un pays, la Russie, qui était très fortement marquée par ses retards économiques. Jusque vers 1860 il y a peu d’usines ; le servage est prédominant dans l’agriculture (ainsi encore féodale) ; jusqu’en 1861, son abolition ne modifiera pas réellement la situation. L’Etat tsariste est extrêmement répressif ; la loi prévoit (jusqu’en 1903) les punitions corporelles, et les grèves sont attaquées par la police, les soldats et les cosaques.
A cela s’ajoute le fait que l’Etat russe domine de nombreux peuples, privés de droits.
La situation politique va se modifier avec le développement économique, puisque entre 1865 et 1890 le nombre d’ouvriers double (passant de 706.000 à 1.433.000), chiffre qui ne cessera d’augmenter (2.792.000 à la fin des années 1890). Si les paysans restent en ces années la population majoritaire (les 5/6ème), le poids politique de la classe ouvrière prend de plus en plus d’importance. Un des premières caractéristiques de cela est l’apparition de groupes ouvriers sociaux-démocrates, sur le modèle des partis occidentaux.
Jusqu’au développement des premiers groupes ouvriers, l’ensemble du mouvement révolutionnaire était marqué par le sceau du populisme. Les « Narodniki » (populistes) prennent leur nom des tentatives de jeunes intellectuels révolutionnaires, qui partirent dans les campagnes pour tenter d’y faire avancer l’organisation.
L’échec total de cette campagne amena une déviation militariste et l’éloignement des masses, devenues « méprisables ». Leur groupe militaire, la « Narodnaja Volia » (la volonté populaire), organisa l’exécution du tsar Alexandre II en 1881, remplacé par Alexandre III sous lequel une répression féroce sera menée. Le frère même de Lénine sera exécuté pour participation à un attentat contre le nouveau tsar.
A l’opposé, les premiers marxistes affirment la nécessité d’organiser la classe ouvrière, rejetée par les populistes. Le premier groupe marxiste est formé par Plékhanov en 1883 : il s’agit de la « libération du travail », qui propagea le marxisme dans toute la Russie, traduisant et diffusant de nombreux ouvrages de Marx et Engels (« Le manifeste du parti communiste », « Travail salarié et capital », « Socialisme utopique et socialisme scientifique ») et les diffusant clandestinement.
Plékhanov fut le premier théoricien marxiste de Russie. Il démonta méthodiquement les thèses populistes. Il rejeta leur thèse selon laquelle la Russie pourrait éviter le capitalisme grâce aux communautés paysannes (les « mirs »), montrant que le capitalisme y avait déjà pénétré et que la classe paysanne se divise de plus en plus en paysans riches, les Koulaks, et en paysans pauvres (prolétariens ou semi-prolétariens).
Parmi ses ouvrages, le plus important est « A propos de la question du développement de la vision moniste de l’histoire », écrit en 1895, livre « qui a éduqué toute une génération de marxistes russes » (Lénine).
Lénine, lui, est né en 1870. Etudiant révolutionnaire, il est à Saint-Pétersbourg fin 1893, et unit les marxistes de cette ville en 1895 en une « union de lutte pour la libération de la classe ouvrière ».
Son objectif : passer de la propagande vers les éléments les plus avancés à l’agitation dans les larges masses, relier les luttes économiques à la question centrale de la politique. Les succès de l’union, qui menèrent notamment une grande grève de 30.000 ouvriers du textile en 1896, furent telles que les années 1890 furent marquées par la formation de groupes prenant l’Union comme modèle.
Ces premiers résultats nécessitèrent une série de clarifications politiques, que Lénine fit en 1894 dans « Ce que sont les « amis du peuple » et comment ils luttent contre les sociaux-démocrates ». En effet, de nombreux sympathisants arrivant avaient une vision déformée du marxisme, notamment à cause des revues tolérées par le tsarisme de ceux qui furent surnommés les « marxistes légaux ». De fait,
« Seule la théorie du marxisme révolutionnaire peut être le drapeau du mouvement de classe des ouvriers, et la social-démocratie russe doit veiller à la développer et à la mettre en pratique, tout en la protégeant contre les déformations et les avilissements auxquels sont si souvent en butte les ‘théories à la mode’ (or, les succès de la social-démocratie révolutionnaire en Russie ont déjà fait du marxisme une théorie ‘à la mode’) ».
En mars 1898, c’est la formation du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (P.O.S.D.R.), regroupant les « Unions » de Saint-Pétersbourg, Moscou, Kiev, Iekaterinoslav, ainsi que le « Bund », regroupant des socialistes d’origine juive.
Lénine, exilé en Sibérie, n’y a aura pas participé. Il contribue théoriquement au P.O.S.D.R. en terminant le très important article : « Le développement du capitalisme en Russie », et écrira la brochure « Les tâches des sociaux-démocrates russes ». C’est le combat pour le développement du parti et la liquidation des premières tendances opportunistes.
b) Le développement du POSDR et la lutte contre la première déviation économiste : Que faire ? (1898-1902)
Les « économistes » avançaient la thèse que le combat politique contre le tsarisme devait revenir à la bourgeoisie libérale, et que le prolétariat ne devait mettre en avant que des revendications économiques.
Leurs théoriciens (Prokopovitch, Kuskowa) publièrent un manifeste attaquant le marxisme révolutionnaire, auquel répondirent Lénine et ses partisans. Ceux-ci mirent en avant la nécessité absolue pour le prolétariat d’avoir son propre parti, rejetant les thèses économistes et leurs sympathisants en occident.
« En la personne de ses fondateurs, les membres du groupe « Libération du travail », comme dans les corps des organisations sociales-démocrates russes qui ont fondé le « Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie », la social-démocratie russe a toujours reconnu les deux principes fondamentaux suivants :
1°L’essence de la social-démocratie est d’organiser la lutte de classe du prolétariat en vue de conquérir le pouvoir politique, de remettre tous les moyens de production à la société toute entière et de remplacer l’économie capitaliste par l’économie socialiste ;
2°La tâche de la social-démocratie russe est d’organiser un parti révolutionnaire ouvrier russe ayant pour objectif immédiat de renverser l’autocratie, de conquérir la liberté politique. Quiconque s’écarte de ces principes fondamentaux (formulés avec précision dans le programme du groupe « Libération du travail » et figurant dans le Manifeste du Parti ouvrier social-démocrate de Russie) s’écarte de la social-démocratie ».
Lénine mènera donc la lutte contre les économistes sur deux fronts : en rejetant leurs thèses liquidatrices, en travaillant à centraliser les groupes éparpillés pour renforcer le Parti.
En décembre 1900 sort le journal l’Iskra (l’étincelle), avec comme sous-titre : « De l’étincelle viendra la flamme ». Sa ligne est celle de Lénine, à l’opposé du « Rabotschaia Mysl » (la pensée ouvrière) en Russie et du « Rabotcheio Diélo » (la cause ouvrière) destinés aux exilés, qui défendent la ligne économiste, et prônent la totale autonomie des groupes ainsi que le refus du Parti (comme Centrale).
L’apogée du combat entre de ces deux lignes est la publication par Lénine de « Que faire ? », où est résumée l’essence du bolchévisme.
Que nous affirme Lénine ?
« On parle de spontanéité. Mais le développement spontané du mouvement ouvrier tend à le subordonner à l’idéologie bourgeoise… car le mouvement ouvrier spontané c’est le trade-unionisme… et le trade-unionisme c’est l’asservissement idéologique des ouvriers à la bourgeoisie ».
Il est faux de considérer avec les économistes qu’il n’est pas besoin pour le prolétariat d’avoir son parti, et que celui-ci doit se contenter de luttes économiques. Car cela signifierait l’esclavage spirituel de la classe ouvrière, seulement capable de se saisir comme telle grâce au Parti. Ce dernier ne naît pas spontanément, mais est le produit du travail scientifique, du matérialisme historique et du matérialisme dialectique.
« La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la sphère économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons. Le seul domaine où l’on pourrait puiser cette connaissance est celui du rapport de toutes les classes et catégories de la population avec l’Etat et le gouvernement, le domaine des rapports de toutes les classes entre elles.
C’est pourquoi, à la question : que faire pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques ? – on ne saurait donner simplement la réponse dont se contentent, la plupart du temps, les praticiens, sans parler de ceux d’entre eux qui penchent vers l’économisme, à savoir : « aller aux ouvriers ». Pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques, les social-démocrates doivent aller dans toutes les classes de la population, ils doivent envoyer dans toutes les directions des détachements de leur armée ».
Lénine se revendique d’Engels et de Kautsky (à ce sujet) ; la lutte théorique est fondamentale, elle seule permet de délimiter la pratique.
« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. On ne saurait trop insister sur cette idée à une époque où l’engouement pour les formes les plus étroites de l’action pratique va de pair avec la propagande à la mode de l’opportunisme.
Pour la social-démocratie russe en particulier, la théorie acquiert une importance encore plus grande pour trois raisons trop souvent oubliées, savoir : Tout d’abord, notre Parti ne fait encore que se constituer, qu’élaborer sa physionomie et il est loin d’en avoir fini avec les autres tendances de la pensée révolutionnaire, qui menacent de détourner le mouvement du droit chemin.
Ces tout derniers temps justement, nous assistons, au contraire (comme Axelrod l’avait prédit depuis longtemps aux économistes), à une recrudescence des tendances révolutionnaires non social-démocrates. Dans ces conditions, une erreur « sans importance » à première vue peut entraîner les plus déplorables conséquences, et il faut être myope pour considérer comme inopportunes ou superflues les discussions de fraction et la délimitation rigoureuse des nuances. De la consolidation de telle ou telle « nuance » peut dépendre l’avenir de la social-démocratie russe pour de longues, très longues années.
Deuxièmement, le mouvement social-démocrate est, par son essence même, international. Il ne s’ensuit pas seulement que nous devons combattre le chauvinisme national. Il s’ensuit encore qu’un mouvement qui commence dans un pays jeune ne peut être fructueux que s’il assimile l’expérience des autres pays.
Or, pour cela il ne suffit pas simplement de connaître cette expérience ou de se borner à recopier les dernières résolutions : il faut pour cela savoir faire l’analyse critique de cette expérience et la contrôler soi-même.
Ceux qui se rendent compte combien s’est développé le mouvement ouvrier contemporain, et combien il s’est ramifié, comprendront quelle réserve de forces théoriques et d’expérience politique (et révolutionnaire) réclame l’accomplissement de cette tâche.
Troisièmement, la social-démocratie russe a des tâches nationales comme n’en a jamais eu aucun parti socialiste du monde.
Nous aurons à parler plus loin des obligations politiques et d’organisation que nous impose cette tâche : libérer un peuple entier du joug de l’autocratie. Pour le moment, nous tenons simplement à indiquer que seul un parti guidé par une théorie d’avant-garde peut remplir le rôle de combattant d’avant-garde ».
c) Le développement du bolchévisme et le refus du menchévisme (1903-1904) : un pas en avant, deux pas en arrière
Avec « Que faire ? », Lénine a donné aux véritables révolutionnaires du P.O.S.D.R. une ligne juste, permettant d’avancer. Mais si cette celle-ci est majoritaire, les réticences au sein de l’organisation, qui n’est pas encore réellement centralisée, sont nombreuses.
Les contradictions politiques au sein du parti éclatent lors du second congrès, à Londres en 1903, à propos des statuts du parti. Lors du vote, les Bolchéviks (« majoritaires ») s’opposent aux Menchéviks (« minoritaires »), rejoint notamment par Léon Trotsky.
De fait, c’est la conception de Lénine contre celle de Martov. Pour ce dernier il suffit d’être en accord avec le Parti et de payer des cotisations pour en faire partie. Lors de grèves, n’importe qui peut s’affirmer membre du Parti. Pour Lénine, au contraire, le Parti doit posséder une forme politico-militaire, combinant « légalité » et « illégalité ».
Les Menchéviks cèdent en fait au spontanéisme le plus plat, parce qu’ils considèrent que c’est la bourgeoisie libérale qui doit jouer le principal rôle politique, et que les sociaux-démocrates doivent absolument s’effacer pour éviter que celle-ci ne joue plus son rôle.
Lénine prône lui la dictature du prolétariat, et donc un parti centralisé pour mener la lutte pour le pouvoir. Il s’oppose sur tous les points aux menchéviks qui rejettent un parti centralisé et tous les principes en découlant (programme, statuts, hiérarchie, etc.).
« Parmi ces considérations destinées à justifier la formule de Martov, il faut ranger en particulier la phrase dans laquelle Trotsky déclare que l’opportunisme a des causes beaucoup plus complexes (ou beaucoup plus profondes) que tel ou tel point des statuts, qu’il découle de la différence du développement de la démocratie bourgeoise et du prolétariat…
Il ne s’agit pas de savoir si les points du statut peuvent créer l’opportunisme, il s’agit de forger, avec ces points, une arme plus ou moins efficace contre l’opportunisme.
Plus les causes de l’opportunisme sont profondes et plus cette arme doit être tranchante. C’est pourquoi justifier par les causes profondes de l’opportunisme la formule qui lui ouvre la porte, c’est tout simplement se ranger du côté des « suiveurs ».
Lorsque Trotsky était contre Liber [un social-démocrate menchévik], il comprenait que les statuts sont comme la « méfiance organisée » de l’avant-garde contre l’arrière-garde ; mais quand il s’est trouvé du côté de Liber, il a oublié ses déclarations et s’est mis à justifier par des « raisons complexes », par le niveau de développement du prolétariat le fait que cette méfiance n’est chez nous que faiblement organisée.
Voici encore un autre argument de Trotsky :
Il est beaucoup plus facile pour les jeunes intellectuels organisés d’une façon ou d’une autre de s’inscrire sur les listes du parti.
En effet, et c’est pourquoi cette formule, en vertu de laquelle des éléments même non organisés se déclarent membres du Parti, est entachée d’amorphisme intellectualiste, contrairement à la mienne qui refuse à ces éléments le droit de « s’inscrire sur les listes du Parti ».
Trotsky dit que si le Comité Central « ne reconnaît pas » les organisations des opportunistes, c’est uniquement à cause du caractère des personnes, mais que ces personnes étant connues comme individualités politiques, elles cessent d’être dangereuses et peuvent être éliminées par le boycottage du Parti.
Cela n’est vrai que pour les cas où il faut éliminer du Parti (et encore n’est-ce vrai qu’à moitié, car un parti organisé élimine par un vote et non par un boycottage). Mais cela est complètement faux pour les cas beaucoup plus fréquents où il serait stupide d’éliminer et où il ne faut que contrôler.
Dans certaines conditions, le Comité Central peut intentionnellement inclure dans le Parti une organisation incomplètement sûre, mais capable de travailler, afin de l’éprouver, afin d’essayer de la diriger dans la bonne voie, afin de paralyser ses déviations partielles, etc. Une telle admission n’est pas dangereuse si l’on ne permet pas aux organisations de « s’inscrire » elles-mêmes « sur les listes du Parti ».
Elle sera même souvent utile pour la mise en lumière des vues erronées ou d’une tactique fausse.
Mais si les normes juridiques doivent correspondre aux rapports réels, la formule de Lénine doit être rejetée, déclare plus loin Trotsky. Là encore, il parle en opportuniste.
Les rapports réels ne sont pas immuables ; ils vivent et se développent. Les normes juridiques peuvent correspondre au développement progressif de ces rapports, mais elles peuvent aussi (si elles sont mauvaises) correspondre à une régression ou à un arrêté dans le développement. Ce dernier cas est celui de Martov ».
Le deuxième congrès marque donc la victoire des positions de Lénine, comme celui-ci le raconte dans « Un pas en avant, deux pas en arrière (la crise dans notre parti) ».
« Si nous jetons un coup d’œil d’ensemble sur le développement de la crise dans notre parti, nous verrons aisément qu’à peu d’exceptions près, la composition des deux camps adverses est toujours restée à peu près la même.
Cela a été une lutte entre l’aile révolutionnaire et l’aile opportuniste de notre parti (…). Le bilan du développement dialectique de la lutte dans notre parti se réduit à deux révolutions. Le congrès du parti a été une véritable révolution, comme l’a très justement fait remarquer le camarade Martov dans sa brochure Encore une fois en minorité.
Les beaux esprits de la minorité ont aussi raison quand ils disent : le monde est mû par des révolutions, et c’est pourquoi nous avons fait une révolution !
Ils ont vraiment fait une révolution après le congrès ; et il est vrai aussi que le monde, en thèse générale, est mû par des révolutions. Mais la signification concrète de chaque révolution concrète n’est pas encore définie par cet aphorisme général ; il est des révolutions qui sont comme la réaction, dirons-nous en paraphrasant l’expression inoubliable de l’inoubliable camarade Makhov.
Il faut savoir si c’est l’aile révolutionnaire ou l’aile opportuniste du parti qui a été la force réelle ayant accompli la révolution ; il faut savoir si ce sont les principes révolutionnaires ou les principes opportunistes qui ont animé les combattants, pour pouvoir établir si l’une ou l’autre des révolutions concrètes a fait avancer ou reculer le « monde » (notre parti).
Notre congrès du parti a été un événement unique en son genre, sans précèdent dans l’histoire du mouvement révolutionnaire russe.
Pour la première fois, un parti révolutionnaire conspiratif a pu sortir des ténèbres de l’illégalité pour paraître au grand jour, et montrer à tous et à chacun la marche et l’issue de notre lutte au sein du parti, la physionomie de notre parti et de chacun de ses éléments un peu marquants, dans les questions de programme, de tactique et d’organisation.
Pour la première fois nous avons pu nous libérer des traditions de ce relâchement de discipline et du philistinisme révolutionnaire propres au système des cercles ; réunir des dizaines de groupes les plus divers, souvent très hostiles les uns aux autres, uniquement liés entre eux par la force d’une idée et prêts (prêts en principe) à sacrifier leur particularisme et leur indépendance de groupe au profit d’un tout grandiose, le Parti que, véritablement, nous sommes en train de constituer pour la première fois.
Mais en politique les sacrifices ne s’obtiennent pas pour rien ; il faut les gagner de haute lutte. Inévitablement, la lutte autour de la dissolution des organisations a été des plus acharnées. Le vent frais de la lutte ouverte et libre s’est fait tourbillon.
Celui-ci a balayé – et il a bien fait ! – tout ce qui subsistait encore de tous les intérêts, sentiments et traditions de cercle, et il a créé pour la première fois de véritables collèges compétents dans le parti.
Mais il y a loin du nom à la chose. Sacrifier en principe l’esprit de cercle au profit du parti est une chose ; autre chose est de renoncer à son cercle (…). Un pas en avant, deux pas en arrière… Cela se voit dans la vie des individus, dans l’histoire des nations et dans le développement des partis (…).
Le prolétariat n’a pas d’autre arme dans sa lutte pour le pouvoir que l’organisation. Divisé par la concurrence anarchique qui règne dans le monde bourgeois, accablé sous un labeur servile pour le capital, rejeté constamment « dans les bas-fonds » de la misère noire, d’une sauvage inculture et de la dégénérescence, le prolétariat peut devenir – et deviendra inévitablement – une force invincible pour cette seule raison que son union idéologique sur les principes du marxisme est cimentée par l’unité matérielle de l’organisation qui groupe les millions de travailleurs en une armée de la classe ouvrière.
A cette armée ne pourront résister ni le pouvoir décrépit de l’autocratie russe, ni le pouvoir en décrépitude du capital international. Cette armée resserrera ses rangs de plus en plus, en dépit de tous les zigzags et pas en arrière, malgré la phraséologie opportuniste des girondins de l’actuelle social-démocratie, en dépit des louanges, pleines de suffisance, prodiguées à l’esprit de cercle arriéré, en dépit du clinquant et du battage de l’anarchisme d’intellectuel ».
De fait, pour Lénine,
« Trotsky commet une erreur fondamentale : il ne voit pas le caractère bourgeois de la révolution et ne comprend pas comment s’opérera le passage de cette révolution à la révolution socialiste. De cette erreur fondamentale découlent des erreurs partielles, que Martov répète en reproduisant et en approuvant certains passages de Trotsky.
Afin d’éclaircir cette question embrouillée par Martov, nous allons démontrer l’inexactitude des raisonnements que Martov approuve chez Trotsky.La coalition du prolétariat et de la paysannerie présuppose qu’un des partis bourgeois existants s’annexera la paysannerie ou bien que la paysannerie créera son propre parti, puissant et indépendant.
Cela est faux, tant au point de vue théorique qu’au point de vue de la révolution russe. La coalition des classes ne présuppose nullement l’existence d’un parti en général. On confond ici la question des classes et la question des partis.
La coalition des classes susmentionnées ne présuppose nullement que l’un des partis bourgeois existants s’annexe la paysannerie, ni que la paysannerie crée son propre parti puissant et indépendant.
Au point de vue théorique cela est évident, tout d’abord parce que la paysannerie répugne particulièrement à l’organisation en partis, ensuite parce que la création de partis paysans est particulièrement longue et difficile au cours de la révolution bourgeoise, de sorte qu’un parti paysan « puissant et indépendant » ne peut guère apparaître qu’à la fin de cette révolution.
D’autre part, l’expérience de la révolution russe montre clairement que la coalition du prolétariat et de la paysannerie s’est réalisée des dizaines et des centaines de fois sous les formes les plus diverses, quoiqu’il n’existât aucun parti paysan puissant et indépendant…
Le bloc politique se réalise à différents moments historiques soit par un accord pour la coalition des forces dans l’insurrection, soit par une entente parlementaire pour l’action commune contre les réactionnaires et les cadets. Au cours de la révolution, l’idée de la dictature du prolétariat et de la paysannerie a trouvé son expression pratique sous mille formes, depuis la signature du manifeste sur le refus des impôts et le retrait des dépôts (décembre 1905), depuis la signature des appels à l’insurrection (juillet 1906) jusqu’aux votes à la deuxième et la troisième Douma, en 1907 et 1908.
La deuxième affirmation de Trotsky, rapporté par Martov, est également inexacte. Il n’est pas vrai que toute la question est de savoir qui fournira le contenu de la politique gouvernementale, qui groupera une majorité homogène.
Cela est particulièrement faux quand Martov s’en sert comme argument contre la dictature du prolétariat et de la paysannerie. Trotsky admet lui-même ma « participation des représentants de la population démocratique » au « gouvernement ouvrier », c’est-à-dire un gouvernement formé des représentants du prolétariat et de la paysannerie.
A quelles conditions peut-on admettre la participation du prolétariat au gouvernement de la révolution, c’est là une question spéciale, sur laquelle il est fort possible que les bolchéviks ne tombent pas d’accord non seulement avec Trotsky, mais aussi avec les sociaux-démocrates polonais. Mais la question de la dictature des classes révolutionnaires ne se ramène nullement à la question de la majorité dans tel ou tel gouvernement révolutionnaire, à la question des conditions d’admission des sociaux-démocrates dans tel ou tel gouvernement.
Enfin, la troisième opinion de Trotsky, encore qu’elle paraisse juste à Martov, est la plus fausse de toutes.
Qu’elle [la paysannerie] le fasse [c’est-à-dire se rallie au régime de la démocratie ouvrière], même avec aussi peu de conscience que lorsqu’elle se rallie au régime bourgeois.
Le prolétariat ne saurait tabler sur l’inconscience et les préjugés de la paysannerie, à l’instar des bourgeois qui s’appuient sur elle, ni admettre la persistance en période révolutionnaire de l’inconscience et de la passivité ordinaire de la paysannerie…
En tout cas, la conclusion de Martov, qui déclare que la conférence est tombée d’accord avec Trotsky sur la question des rapports entre le prolétariat et la paysannerie dans la lutte pour le pouvoir, ne correspond nullement aux faits, car la conférence n’a pas eu l’intention d’examiner cette question et, en réalité, ne l’a pas examinée ».
d) L’opposition bolchévisme / menchévisme en pratique : les deux tactiques de la social-démocratie à l’aube de la révolution de 1905
Mais les menchéviks lancent après leur défaite au congrès un « soulèvement contre le léninisme » (Martov). S’alliant à Plékhanov, qui prône la réconciliation des deux tendances du mouvement social-démocrate, ils se sont approprié la rédaction de l’Iskra, prônant dans ses colonnes l’autonomie absolue des organisations du P.O.S.D.R.
C’est le début de la lutte organisationnelle et idéologique contre le menchévisme, qui plus est avec la formidable accélération de l’histoire qu’a été la révolution de 1905, qui va culminer en Octobre.
En janvier 1905 une grève à Saint-Petersbourg devient l’étincelle d’une grève générale, dans un climat marqué par la guerre russo-japonaise. La manifestation de 140.000 personnes, encadrée par les popes et totalement pacifique, avec des revendications démocratiques, est écrasée dans le sang ; le bilan est de 1.000 morts et 2.000 blessés.
La grève est alors portée par 400.000 ouvriers. Les mois suivants sont marqués par de nombreuses grèves, et en juin c’est le cuirassé Potemkine qui se mutine, dont l’action n’est pas suivie, et les soldats arrêtés en Roumanie.
Le Tsar lâche du lest en autorisant un parlement consultatif, que les Bolchéviks rejettent, à l’opposé des Menchéviks. La scission était de toute manière consacrée en avril, lorsque les Bolchéviks tinrent leur congrès à Londres, les Menchéviks à Genève.
Lénine écrit alors en juin-juillet une brochure intitulée « Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique ». Il y explique que
« l’issue de la révolution dépend de ceci : la classe ouvrière jouera-t-elle le rôle d’un auxiliaire de la bourgeoisie, puissant par l’assaut qu’il livre à l’autocratie, mais impuissant politiquement, ou jouera-t-elle le rôle de dirigeant de la révolution populaire ? (…)
Les mots d’ordre tactiques justes de la social-démocratie ont maintenant, pour la direction des masses, une importance particulière. Rien n’est plus dangereux que de vouloir amoindrir en temps de révolution la portée des mots d’ordre tactiques conformes aux principes ».
Lénine rejette à la fois les Menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, il défend le point de vue correspondant aux intérêts de la classe ouvrière.
« Les marxistes sont absolument convaincus du caractère bourgeois de la révolution russe.
Qu’est-ce à dire ? C’est que les transformations démocratiques du régime politique, et puis les transformations sociales et économiques dont la Russie éprouve la nécessité, loin d’impliquer par elles-mêmes l’ébranlement du capitalisme, l’ébranlement de la domination de la bourgeoisie, au contraire déblaieront véritablement, pour la première fois, la voie d’un développement large et rapide, européen et non asiatique, du capitalisme en Russie ; pour la première fois elles rendront possibles dans ce pays la domination de la bourgeoisie comme classe.
Les socialistes-révolutionnaires ne peuvent pas comprendre cette idée, par ce qu’ils ignorent l’abc des lois du développement de la production marchande et capitaliste, et ne voient pas que même le triomphe complet de l’insurrection paysanne, même une nouvelle répartition de toutes les terres conformément aux intérêts et selon les désirs de la paysannerie (le « partage noir » ou quelque chose d’analogue), loin de supprimer le capitalisme, donnerait au contraire une nouvelle impulsion à son développement et hâterait la différenciation de classes au sein de la paysannerie.
L’incompréhension de cette vérité fait des socialistes-révolutionnaires les idéologues inconscients de la petite bourgeoisie (…).
Mais il n’en découle nullement que la révolution démocratique (bourgeoise par son contenu économique et social) ne soit pas d’un immense intérêt pour le prolétariat. Il n’en découle nullement que la révolution démocratique ne puisse revêtir aussi bien des formes avantageuses surtout pour le gros capitaliste, le manitou de la finance, le propriétaire foncier « éclairé », que des formes avantageuses pour le paysan et pour l’ouvrier ».
Contrairement aux socialistes-révolutionnaires, qui mythifient la paysannerie, et aux anarchistes qui nient la lutte politique, Lénine souligne que la politique révolutionnaire considère comme positive l’existence d’une société démocratique bourgeoise par rapport au féodalisme.
« Le marxisme nous enseigne qu’une société fondée sur la production marchande et pratiquant des échanges avec les nations capitalistes civilisées, doit inévitablement s’engager elle-même, à un certain stade de son développement, dans la voie du capitalisme.
Le marxisme a rompu sans retour avec les élucubrations des populistes et des anarchistes qui pensaient, par exemple, que la Russie pourrait éviter le développement capitaliste, sortir du capitalisme ou l’enjamber de quelque façon, autrement que par la lutte de classe, sur le terrain et dans les limites de ce même capitalisme.
Toutes ces thèses du marxisme ont été démontrées et ressassées dans leurs moindres détails, d’une façon générale et plus particulièrement en ce qui concerne la Russie. Ces thèses montrent que l’idée de chercher le salut de la classe ouvrière ailleurs que dans le développement du capitalisme est réactionnaire.
Dans des pays tels que la Russie, la classe ouvrière souffre moins du capitalisme que de l’insuffisance du développement du capitalisme.
La classe ouvrière est donc absolument intéressée au développement le plus large, le plus libre et le plus rapide du capitalisme. Il lui est absolument avantageux d’éliminer tous les vestiges du passé qui s’opposent au développement large, libre et rapide du capitalisme (…).
Aussi la révolution bourgeoise présente-t-elle pour le prolétariat les plus grands avantages. La révolution bourgeoise est absolument indispensable dans l’intérêt du prolétariat. Plus elle sera complète et décisive, plus elle sera conséquente, et plus assurées seront les possibilités de lutte du prolétariat pour le socialisme, contre la bourgeoisie ».
Comme on le voit, Lénine rejette les socialistes-révolutionnaires parce qu’ils nient la possibilité d’une révolution démocratique, mais il rejette également l’attentisme menchévique, dont la position consiste à « suivre » la bourgeoisie dans sa révolution, afin que celle-ci soit réellement « purement » bourgeoise.
Selon Lénine, au contraire, le prolétariat doit prendre les choses en main, et faire avancer les choses afin que sa révolution puisse avancer, car la bourgeoisie n’a pas intérêt à mener totalement une révolution démocratique. Cela est permis par l’existence d’un allié pour le prolétariat : la paysannerie.
De fait,
« le prolétariat doit faire jusqu’au bout la révolution démocratique, en s’adjoignant la masse paysanne, pour écraser par la force la résistance de l’autocratie et paralyser l’instabilité de la bourgeoisie. Le prolétariat doit faire la révolution socialiste en s’adjoignant la masse des éléments semi-prolétariens de la population, pour briser par la force la résistance de la bourgeoisie et paralyser l’instabilité de la paysannerie et de la petite-bourgeoisie ».