D’où vient le personnage de Tintin ? De qui Hergé s’est-il inspiré pour le concevoir avec ses traits caractéristiques, à savoir principalement son visage poupin, sa houppette et ses culottes de golf (qui disparaîtront à partir des « Vol 714 pour Sydney ») ?
Il existe deux théories à ce sujet. La plus récente de ces deux théories émet l’hypothèse que Hergé se soit inspiré de Palle Huld, un boy-scout danois qui avait gagné un voyage au tour du monde en 1928, avec le journal « Politiken », pour le centenaire de la naissance de Jules Verne. Il est vrai que Hergé qui travaillait au « Petit Vingtième », le supplément pour la jeunesse du journal « Le Vingtième siècle » est, de par milieu son catholique, fortement attiré par le monde des scouts.
Il est donc possible que l’histoire de Palle Huld lui ait donné des idées. D’ailleurs, Hergé a dessiné un personnage de scout nommé Totor, « chef de la patrouille des hannetons » de 1926 à 1930 dans la revue « Le boy-scout belge ». Le style du dessin et l’allure du personnage préfigurent le futur Tintin qui apparaît au moment où Totor prend fin.
De plus, il est vrai que Palle Huld portait des pantalons de golf, à la mode à l’époque.
En revanche, les traits de Tintin ne doivent rien à Palle Huld. Certes, on pourrait facilement prétendre que, de toute façon, lors de ses premières apparition, Tintin est dessiné extrêmement sommairement et ne peut ressembler à aucune personne réelle en particulier.
Pourtant, c’est là qu’intervient la deuxième théorie, de loin la plus plausible car la plus politique. Tintin est en réalité très certainement inspiré du leader rexiste Léon Degrelle. L’observation de photos de jeunesse de Degrelle montre une ressemblance frappante avec Tintin, y compris le détail de la houppette.
A propos de la houppette, il est souvent dit qu’elle apparaît au cours de l’action de « Tintin au pays des Soviets », alors que celui-ci conduit une voiture (p.4 de l’album). En fait, la houppette est bien présente dès la deuxième case où Tintin est dans l’encadrement de la portière du train et encore plus visible sur la troisième case où il lit le journal. La seule différence est que cette houppette est alors orientée vers l’avant et pas clairement vers l’arrière comme elle le sera par la suite. En tout cas, le visage de Tintin qui s’affinera au fil des albums, avec sa houppette caractéristique, empreinte bien des traits ressemblant à Léon Degrelle.
Mais plus encore que la ressemblance physique, c’est bien idéologiquement que Tintin correspond à Léon Degrelle.
En effet, Hergé était ami avec Degrelle, leader du mouvement fasciste appelé « rexisme », dont les composantes étaient l’anti-communisme, le catholicisme, avec bien entendu une tendance au populisme « social » très marqué. L’ambition du rexisme était de mobiliser les masses contre le bolchévisme et il fut le principal pourvoyeur de volontaires à destination la Légion Wallonie engagée au côté des nazis pour combattre contre l’Union Soviétique. Degrelle s’engagea lui-même pour partir sur le front de l’Est et devint une figure « mythique » du nazisme au point d’être symboliquement considéré comme le successeur logique d’Adolf Hitler.
L’anti-communisme est aussi un élément fondamental de Tintin, dont le premier album se déroule « au pays des Soviets ». A ce propos, comment peut-on interpréter la périphrase du titre ? Pourquoi « au pays des Soviets » ? En fait, le soviet représente précisément ce que ne peuvent tolérer les fascistes, à savoir l’instauration de la dictature du prolétariat et l’exercice pouvoir par le peuple.
L’évocation des soviets font naturellement trembler la bourgeoisie, car ils incarnent la fin de son exploitation criminelle. La bourgeoisie fait donc tout pour discréditer les soviets. « Tintin au pays des Soviets » s’échine donc à démontrer que l’Union soviétique est une immense construction mensongère où les usines ne fonctionnent pas vraiment et le peuple est terrorisé.
Pour parvenir à ses fins, la bourgeoisie est prête à toutes les invraisemblances. Ainsi, la page 12 du premier album de Tintin montre des communistes anglais bernés par les bruits en provenance d’une usine… qui sont en fait produits par un homme tapant sur de la tôle ondulé !
L’Union soviétique est ainsi intégrée à la pensée complotiste reposant sur des vérités cachées qu’il s’agit de révéler.
Selon l’historiographie officielle, Hergé n’aurait fait qu’illustrer la couverture d’un ouvrage de Degrelle intitulé « Histoire de la guerre scolaire ». Le dessin de Hergé est en forme de provocation typique d’extrême-droite présentant simplement une croix chrétienne barrée, voulant sans doute signifier la perte des valeurs catholiques traditionnelles dans l’enseignement. En réalité, d’autres dessins à l’intérieur de l’ouvrage sont également signées de la main d’Hergé.
Mais la proximité de Hergé avec le rexisme ne s’arrête pas à une seule illustration. Il s’agit pour Hergé d’un engagement idéologique sur le long terme et nullement dissimulé.
Ainsi, il existe une dimension antisémite fondamentale dans Tintin, car Hergé a dessiné de véritables caricatures de personnes juives dont la manie serait de se frotter les mains à la seule pensée de réaliser une juteuse affaire. En fait, Hergé a commencé très tôt à réaliser ce type de caricature de « juif se frottant les mains ». Dès 1925 (Hergé a alors 18 ans), on trouve une illustration de ce genre dans « L’effort », journal de l’Association Catholique de la Jeunesse Belge.
Les gags de Quike et Flupke, deux enfants de Bruxelles dessinés par Hergé à partir de 1930, lui servent à exprimer un populisme très en phase avec le rexisme et, plus généralement, avec un romantisme de type fasciste.
Ainsi, sur une planche de Quike et Flupke présente une série de discours radiodiffusés de politiciens soviétique, belge et anglais qui ne riment à rien. A noter que dans la caricature du soviétique, il reprend les clichés anti-communistes qu’affectionne la bourgeoisie. On voit ainsi un homme débordant d’agressivité tout en maniant une faucille et un marteau. Dans son discours imaginaire transformé en alphabet cyrillique, on peut reconnaître les mots déformés de « tovarishch » (« camarades » en russe) et de « prolétariat », preuve que la dictature du prolétariat exerce une véritable terreur pour la bourgeoisie.
La planche se conclut par Quick et Flupke bâillonnant une radio anthropomorphisée. Sur la dernière case, Quick et Flupke écoutent ensemble dans la rue un orgue de barbarie qui leur semble beaucoup plus agréable.
Il s’agit là d’un excellent exemple d’anti-capitalisme romantique. Au lieu d’affronter la bourgeoisie sur le terrain de la politique, l’anti-capitalisme romantique consiste à exalter les valeurs traditionnelles d’un « passé » qui respire le bon temps. La bourgeoisie recherche en vérité l’aliénation du « bon peuple » qu’il convient d’écarter des « tumultes du monde » qu’il ne comprend pas de toute façon. Ce populisme est très habile car il flatte la « poésie » au sein du peuple tout en l’enfermant dans une oppression bourgeoise qu’il serait incapable de changer. Les fascistes cultivent en effet le goût d’un passé idéalisé vers lequel il faudrait retourner.
Une illustration dans le style de Quick et Flupke (et reprenant le personnage typique du policier) affichera le soutien de Hergé au rexisme avec ce slogan exprimé en gros caractères : « Rex vaincra ».
Ce militantisme pro rexiste explique aussi pourquoi Hergé, dans les années précédant la guerre, n’affiche pas de proximité envers les fascismes italien ou allemand. Les historiographes d’Hergé en profitent pour construire l’image d’un Hergé « résistant » à la montée du fascisme dans les années 30. Les « preuves » généralement avancées sont les planches de Quick et Flupke où Hitler et Mussolini sont caricaturées.
De même, l’éphémère personnage de Monsieur Bellum (bellum = guerre en latin) paraîtra dans les pages de l’Ouest en décembre 1939 pour défendre la neutralité de la Belgique. Enfin, l’album de Tintin « Le sceptre d’Ottokar » s’inspire directement de l’Anschluss de l’Autriche (alors sous un joug clérical-fasciste) par les nazis allemands et, dans l’histoire, le fomenteur du complot contre le roi de la Syldavie s’appelle Müsttler, contraction évidente de Mussolini et Hitler.
Il faut comprendre qu’à cette époque Hergé défend avant tout une position conservatrice, arc-boutée sur le nationalisme et les « valeurs » de la bourgeoisie traditionnelle catholique qu’incarne le rexisme. Par conséquent, Hitler ou Mussolini dans Quike et Flupke sont des personnages de dérision qu’il ne faut pas traiter avec sérieux. Les deux enfants bruxellois « jouent » ainsi aux dictateurs et Monsieur Bellum, personnage pathétique à l’intrépidité calculée (quand il n’y a aucun risque) inscrit sur un mur : « Hitler est un fou ! ». On voit par là qu’il s’agit davantage d’une distanciation ironique que de politique. En fait, Hergé contribue à « désamorcer » la charge politique du fascisme en lui préparant le terrain en quelque sorte.
La position de Hergé est celle d’un ultra-conservateur nationaliste attaché à la monarchie. C’est ce qui s’exprime d’ailleurs dans « Le sceptre d’Ottokar » où la Syldavie, un petit royaume « paisible » comme la Belgique, est menacée par la Bordurie et son régime, dans le complot des « gardes d’acier » (nom repris des « gardes de fer » roumains) dirigé par Müsstler. Tintin sauve le royaume, et revendique qu’il n’est pas un « anarchiste. »
Mais cela n’empêchera nullement Hergé de se précipiter au journal collaborationniste « Le Soir » pendant l’occupation de la Belgique. Ce n’est évidemment en rien un revirement, mais bien une conséquence logique de l’adhésion idéologique de Hergé au rexisme qui sort des limites strictes du conservatisme d’extrême-droite pour devenir un véritable parti fasciste où la dimension « sociale » est prépondérante.
Il faut aussi noter que Hergé, hormis Degrelle, fournira bien d’autres illustrations pour des auteurs fascistes, comme Raymond de Becker, en particulier l’ouvrage au titre évocateur « Pour un ordre nouveau » en 1932. Ce même Raymond de Becker sera par la suite rédacteur en chef du « Soir » volé par la propagande nazie.
Il s’agit là d’une période charnière dans la vie de Hergé et pas du tout d’un « errement momentané » de quelqu’un qui « cherchait juste à travailler en des temps difficile » (comme il le dira lui-même après la guerre). En effet, Hergé bénéficie avec « Le Soir volé » du plus gros tirage de la presse belge. Il s’agit de la période la plus faste de Hergé qui fait paraître en feuilletons successivement « Le Crabe aux pinces d’or » (entre le 17 octobre 1940 et le 18 octobre 1941), « L’étoile mystérieuse » (du 20 octobre 1941 au 21 mai 1942), « Le secret de la licorne » (du 11 juin 1942 au 14 janvier 1943), « Le trésor de Rackham le rouge » (du 19 février au 23 septembre 1943) et « Les 7 boules de cristal » (du 16 décembre 1943 au 3 septembre 1944 – publication interrompue par la libération).
C’est justement à l’occasion de la parution du premier épisode du « Crabe aux pinces d’or » que Hergé salue en dessin le retour de Tintin en faisant un clin d’oeil appuyé à Degrelle. Sur cette illustration du 17 octobre 1940, on peut voir Tintin marcher d’un pas décidé vers la Belgique. Une borne kilométrique indique qu’il fait route en direction de Bruxelles et vient de Toulouse. Ce détail ne doit rien au hasard, car Degrelle a justement été emprisonné au Camp du Vernet, situé près de la ville de Pamiers (Ariège), à une soixantaine de kilomètres de Toulouse (Haute-Garonne). Il avait été arrêté comme élément subversif à l’ordre public le 10 mai et regagnera finalement la Belgique en juillet de la même année.
Hergé sera lui aussi arrêté en septembre 1944 à quatre reprises mais ne passera en tout et pour tout qu’une nuit en prison. Il est alors admis qu’il n’a publié que des récits d’évasion se tenant éloigné de l’actualité. Cette vérité commode rappelle le faible niveau d’épuration en Belgique, la justice bourgeoise se substituant à la justice populaire et laissant sciemment passé beaucoup de collaborateurs entre les mailles du filet.
En vérité, c’est précisément à cette période que Hergé a commis son album le plus ouvertement antisémite, à savoir « L’étoile mystérieuse ». Cet album sera ensuite retouché mais il n’en demeure pas moins que la période d’occupation de la Belgique aura marqué un tournant dans la carrière d’Hergé qui, pour la première fois, s’appuiera sur un énorme tirage de presse pour publier ses histoires.
Quant à sa proximité avec le rexisme et l’influence de cette relation dans son oeuvre, cet article l’a amplement démontré.