Herbert Marcuse fut mis de côté au moment du départ de l’Institut de recherche sociale aux États-Unis, il travailla pour les services secrets américains, espérant toujours revenir dans le giron de l’Institut, mais n’y parvint pas en raison notamment de la jalousie de Theodor Adorno qui monopolisait la figure de Max Horkheimer. Ce dernier resta toutefois en contact très étroit avec Herbert Marcuse, qui se situait tout à fait dans sa perspective de dénonciation de l’industrialisme.
Herbert Marcuse va même devenir la figure la plus connue de « l’école de Francfort », en raison de son engagement, puisqu’il assumait de maintenir Georg Lukács comme référence essentielle, avec celle du philosophe existentialiste, historiquement pro-nazi, Martin Heidegger.
Il considérait même que l’œuvre d’ultra-gauche Histoire et conscience de classe de Georg Lukács et le manifeste existentialiste pessimiste de l’ultra-droite Être et temps de Martin Heidegger disaient purement et simplement la même chose, mais de manière différente.
C’est que s’il acceptait la thèse selon laquelle l’industrialisme était la source de tous les maux, il pensait qu’il était possible de sortir de cette situation historique au moyen d’une association du marxisme et de la psychanalyse de Freud, ce qui fait de lui la figure la plus connue du « freudo-marxisme ».
De fait, Herbert Marcuse publia en 1955 Éros et civilisation (ou Eros et culture, ou encore Structure pulsionnelle et société), qui prône une civilisation « non répressive » dans des termes qui sont ceux du premier freudo-marxiste, Wilhelm Reich, un disciple de Freud qui rompit avec lui en raison de la « soumission » de celui-ci à la répression des pulsions comme source nécessaire et inévitable de la civilisation.
Herbert Marcuse reprend la thèse de Wilhelm Reich selon laquelle il faut au contraire libérer les pulsions pour réaliser l’utopie, ce que l’industrialisme empêche justement. Son obsession est une sorte d’individu spontané exerçant des choix conscients qui seraient fondamentalement justes s’ils sont individuels.
Il y a ainsi une critique de la société moderne fondée sur l’industrialisme :
« Il y a domination chaque fois que sont donnés par avance à l’individu, et vécus par lui comme tels, les buts auxquels il aspire et les moyens d’y atteindre. »
« Les camps de concentration, les génocides, les guerres mondiales et les bombes atomiques ne sont pas des rechutes dans la barbarie, mais les résultats effrénés des conquêtes modernes de la technique et de sa domination. »
Mais ce faisant, Herbert Marcuse critique-t-il le capitalisme ou le communisme ? En fait, il critique le capitalisme conservateur et le communisme, considérés par toute une série d’auteurs à l’époque comme convergeant dans un esprit à la fois étatique et bureaucratique.
On est ici à la pointe de ce qu’on appelle les « liberals » aux États-Unis, formant un équivalent de ce qu’on appelle la « seconde gauche » en France, c’est-à-dire celle hostile au communisme. Herbert Marcuse publia d’ailleurs dans la foulée Le marxisme soviétique en 1958 comme fruit de son travail à l’Institut russe de l’Université de Columbia.
Herbert Marcuse converge ici avec le développement d’une consommation de masse exigeant une remise en cause des normes dominantes, pour laisser des espaces libres aux nouvelles formes de vie consommatrice.
Herbert Marcuse rejoignit pour cette raison l’Université Brandeis, près de Boston, une université mise en place par la communauté juive, dans un esprit résolument ancré dans le Parti démocrate américain. Louis Brandeis (1856-1941) a d’ailleurs été un très important juge de la Cour suprême américaine développant une approche « sociale » particulièrement prononcée, mêlant conformément à l’approche du Parti démocrate une mise en avant du bien public et un appui à l’élargissement des droits individuels.
Et c’est avec L’homme unidimensionnel, un « Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée » publié en 1964, que Herbert Marcuse obtint une célébrité intellectuelle mondiale. On y retrouve les principes de Éros et civilisation :
« L’autodétermination (individuelle) ne sera effective que lorsqu’il n’y aura plus des masses mais des individus libérés de toute propagande. »
Sauf que, dans cet ouvrage, il dresse le portrait général d’une société devenue civilisation et programmant pour ainsi dire la production étouffant par conséquent les initiatives individuelles valorisées dans Éros et civilisation.
En apparence, Herbert Marcuse dénonce l’aliénation et la société de consommation capitaliste, mais en réalité il dénonce le fait que la civilisation l’emporte, avec son principe d’organisation et d’efficacité, sur les instincts individuels, ce qui est très différent dans le fond.
On lit dans l’introduction de L’homme unidimensionnel :
« Le totalitarisme n’est pas seulement une uniformisation politique terroriste, c’est aussi une uniformisation économico-technique non terroriste qui fonctionne en manipulant les besoins au nom d’un faux intérêt général. Nous pouvons distinguer de vrais et de faux besoins.
Sont « faux » ceux que des intérêts sociaux particuliers imposent à l’individu : les besoins qui justifient un travail pénible, l’agressivité, la misère, l’injustice. Le résultat est alors l’euphorie dans le malheur.
Se détendre, s’amuser, agir et consommer conformément à la publicité, aimer et haïr ce que les autres aiment ou haïssent, ce sont pour la plupart de faux besoins.
Plus l’administration de la société répressive devient rationnelle, productive, technique et totale, plus les individus ont du mal à imaginer les moyens qui leur permettraient de briser leur servitude et d’obtenir leur liberté.
Choisir librement parmi une grande variété de marchandises et de services, ce n’est pas être libre si pour cela des contrôles sociaux doivent peser sur une vie de labeur et d’angoisse – si pour cela on doit être aliéné.
Le refus intellectuel et émotionnel du conformisme paraît être un signe de névrose et d’impuissance. Tel est l’aspect socio-psychologique de l’événement politique le plus marquant de l’époque contemporaine : la disparition de ces forces historiques qui, au stade précédent, représentaient des possibilités et des formes de vie nouvelles. »
Ce dernier point est le plus important pour saisir l’arrière-plan de la démarche de Herbert Marcuse, car celui-ci était le plus « marxiste » de l’école de Francfort, cependant c’est un marxisme sans lutte de classes, où le protagoniste est l’individu spontané, instinctif, anti-répressif.
En fait, si l’on cherche un ouvrage strictement équivalent sur le plan de l’approche, c’est le roman Le Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley, où un individu à la marge parvient seul à saisir le conditionnement dans une société où les masses non seulement acceptent mais veulent une consommation confortable bloquant toute créativité, toute spontanéité.
Ce faisant, Herbert Marcuse se dresse en théoricien des marges comme refuge d’une possibilité d’une vie nouvelle, car les marges vivraient à l’écart des mécanismes de l’industrialisme. Seules les marges abritent des gens qui ne seraient pas devenus « unidimensionnels », c’est-à-dire ayant un comportement façonné par l’industrialisme. Il expose la chose ainsi dans L’homme unidimensionnel :
« Au-dessous des classes populaires conservatrices, il y a le substrat des parias et des « outsiders », les autres races, les autres couleurs, les classes exploitées et persécutées, les chômeurs, et ceux qu’on ne peut pas employer.
Ils se situent à l’extérieur du processus démocratique leur vie exprime le besoin le plus immédiat et le plus réel de mettre fin aux conditions et aux institutions intolérables.
Ainsi leur opposition est révolutionnaire même si leur conscience ne l’est pas. Leur opposition frappe le système de l’extérieur et de ce fait le système ne peut pas l’intégrer ; c’est une force élémentaire qui viole les règles du jeu et, en agissant ainsi, elle montre que c’est un jeu faussé. »
Cette fascination pour un nouveau « sujet » d’une contestation l’amène à appeler à reproduire ce modèle marginal, en mode conscient. La scène spontanéiste de Francfort des années 1960, autour de la revue Pflasterstrand avec Daniel Cohn-Bendit, visait justement à la formation de petits groupes communautaires alternatifs comme porteurs d’une alternative.
Herbert Marcuse dira à ce sujet que :
« Vous savez peut-être que parmi les nombreuses choses qui m’ont été reprochées, il y en a deux qui ont récemment attiré une attention particulière.
Premièrement, j’aurais affirmé que l’opposition étudiante en tant que telle est capable aujourd’hui déjà de faire la révolution. Deuxièmement, j’aurais affirmé que ce que nous appelons en Amérique les hippies et ce que vous appelez les beatniks constitue la nouvelle classe révolutionnaire. Je n’ai jamais rien prétendu de ce genre.
Je voulais simplement dire qu’il y a aujourd’hui dans la société des tendances – des tendances anarchiques, désorganisées, spontanées – qui annoncent une rupture totale avec les besoins de la société répressive.
[Ces groupes] dénotent un état de désintégration l’intérieur du système : le phénomène en lui-même n’est pas encore vraiment une force révolutionnaire, mais il pourra peut-être jouer un rôle le jour où il sera relié à d’autres forces objectives beaucoup plus fortes. »
Le ton général reste cependant à un pessimisme général sur une portée de changement en général, tout en appelant à maintenir l’esprit de révolte.
C’est pourquoi il expliquera en juillet 1967 à l’Université libre de Berlin-Ouest, en présence notamment du dirigeant étudiant gauchiste Rudi Dutschke, qu’un changement fondamental s’avère concrètement impossible en raison de l’industrialisme. Dans ses propos rassemblés dans l’ouvrage La fin de l’utopie dans la foulée, Herbert Marcuse présente ainsi les choses :
« Pour développer les nouveaux besoins révolutionnaires il faut d’abord supprimer les mécanismes qui maintiennent les anciens besoins.
Mais pour supprimer les mécanismes qui maintiennent les anciens besoins, il faut d’abord qu’il y ait le besoin de supprimer les anciens mécanismes. C’est exactement le cercle en présence duquel nous nous trouvons et je ne sais pas comment en sortir. »
Il maintiendra cependant toujours un appel à l’engagement ; dans Contre-révolution et révolte en 1973, il se revendique ouvertement du processus de contestation mondiale, appelant à la révolution. Herbert Marcuse avait totalement convergé avec la contestation étudiante des années 1960 et cet ouvrage est un appel à renforcer la « Nouvelle gauche ».