Il est ainsi possible de résumer la démarche de Georges Sorel par cet extrait des Réflexions sur la violence :
« Le danger qui menace l’avenir du monde peut être écarté si le prolétariat s’attache avec obstination aux idées révolutionnaires, de manière à réaliser, autant que possible, la conception de Marx. Tout peut être sauvé si, par la violence, il parvient à reconsolider la division en classes et à rendre à la bourgeoisie quelque chose de son énergie ; c’est là le grand but vers lequel doit être dirigée toute la pensée des hommes qui ne sont pas hypnotisés par les événements du jour, mais qui songent aux conditions du lendemain.
La violence prolétarienne, exercée comme une manifestation pure et simple du sentiment de lutte de classe, apparaît ainsi comme une chose très belle et très héroïque ; elle est au service des intérêts primordiaux de la civilisation ; elle n’est peut-être pas la méthode la plus appropriée pour obtenir des avantages matériels immédiats, mais elle peut sauver le monde de, la barbarie.
À ceux qui accusent les syndicalistes d’être d’obtus et de grossiers personnages, nous avons le droit de demander compte de la décadence économique à laquelle ils travaillent.
Saluons les révolutionnaires comme les Grecs saluèrent les héros spartiates qui défendirent les Thermopyles et contribuèrent à maintenir la lumière dans le monde antique. »
Une telle vision ne pouvait qu’être catégoriquement rejeté par la social-démocratie. L’éclectisme de Georges Sorel était bien trop bourgeois, trop permissif dans son absence de principes, pour ne pas apparaître comme un recul.
Dans la revue socialiste, en 1908, Louis Oustry résume très bien l’idéologie de Georges Sorel, dans un article intitulé Réformes – révolution, traitant de la question de la tactique dans la social-démocratie. Voici ce qu’il en dit :
« Les vives discussions qui s’élèvent tant en Allemagne qu’en France, les circonstances toutes particulières de la politique actuelle mettent à l’ordre du jour le grave problème de la tactique et de l’action des socialistes français (…).
Comme je l’ai déjà dit, je le répète, qu’importe la route par laquelle on vient au socialisme pourvu qu’on acquière cette double conviction : renverser l’ordre des choses établi et lui substituer un ordre nouveau tout de justice et de liberté. « Tous les chemins mènent à Rome, dit le proverbe, toute investigation conduit aussi à la vérité » (Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle).
Et c’est alors que se pose cette deuxième question : puisque je suis socialiste et que je me propose de substituer le régime socialiste au régime capitaliste, puisque je désire hâter, faciliter, préparer l’accouchement du régime nouveau, quels moyens employer ? Comment agir ? (…)
On pourrait croire que la violence soit uniquement un mode d’agir, un moyen, et en ce sens ne prendre en considération que ceux qui la pratiquent ou la préconisent comme telle. Jusqu’alors, banquistes, marxistes, anarchistes avaient estimé qu’un catastrophe était nécessaire pour détruire l’ancien monde et engendrer le nouveau (…).
Aujourd’hui, un métaphysicien social, M. Georges Sorel, a considéré la violence non plus comme un moyen mais comme un but, qu’il pose devant les volontés humaines, comme une fin dernière, comme un agent de moralité et de civilisation.
Remarquable par son excès de fidélité à Marx et à sa théorie, — ne se distinguant de lui que par son amour de la lutte, sans terme ni réconciliation ultime, — il l’est aussi par son respect d’écolier pour les doctrines de M. Bergson et par son effort à y assouplir les faits.
Curieux aussi par son souci d’unir idéologiquement le principe de la lutte de classe avec les théories des syndicalistes révolutionnaires ainsi que par sa volonté de réduire encore la doctrine, l’action et les cadres du socialisme, il l’est encore, lui, l’intellectuel et l’idéologue par excellence, par sa haine féroce contre les intellectuels et le parlementarisme comme par sa critique acerbe, acariâtre et toujours lourde, contre tout penseur et tout talent.
Singulier, peut-être plus encore, par son désir d’être violent… en écrits, croyant que pour être terrible, il suffit de le paraître, il reste original entre tous par son Wagnérisme socialiste, son horreur de la clarté, de la logique, du bon sens et de la précision.
Puritain dans sa reconstitution du dogme et de la religiosité, dans sa lutte contre la libre-pensée et le progrès; autoritaire et entier dans son système au point de manifester une certaine tendresse pour M. Clemenceau et pour les troupes de cavalerie qui l’appliquent vigoureusement ; aprioriste et exclusif, véritable moine mystique et guerrier, vaticinant et excommuniant, il donne le spectacle bizarre de la lutte contre l’idéologie par l’idéologie, contre l’utopie par l’utopie, contre la finalité par la finalité, contre la justice romanesque par la violence romanesque.
La violence qu’il définit suivant les besoins de sa thèse, est nécessaire, elle est belle, elle est une source d’énergies et peu s’en faut qu’il la déclare divine.
Elle exalte la force de l’individu, développe en lui l’esprit d’abnégation et de sacrifice ; elle est pour lui l’école du sublime ; elle concrétise le but révolutionnaire et socialiste qui n’est point la recherche du bonheur par la justice et de la liberté par l’égalité, non plus que l’organisation volontaire et méthodique d’un régime dont les lignes essentielles depuis longtemps dégagées par l’analyse et à laquelle il préfère le confusionnisme de l’inconscient.
Pour lui, la marche à la délivrance est la ruée de l’humanité dans la violence et le chaos.
A ce propos il exalte les guerres religieuses, l’état de prospérité des castes et des classes conquérantes, oubliant que tous luttaient pour des idées ou pour des richesses et non par amour de la lutte, méconnaissant l’état de misère où se trouvaient les classes vaincues, refusant de reconnaître, dans son explication idéolo-métaphysique, que tous les soubresauts de la révolte des opprimés n’étaient que l’explosion de leurs tendances, de leurs volontés entravées.
Oui, il est une marche à la délivrance, c’est celle des éternels opprimés et non celle des oppresseurs, qu’ils soient les moins guerriers de l’église conquérante, les hobereaux de la noblesse oisive, les jouisseurs du capitalisme parasite (…).
En retranchant l’homme de son milieu, en faisant volontairement abstraction des circonstances, – chose curieuse pour le grand pontife du Mouvement socialiste – en faisant appel au mythe, à l’inconscient, on risque fort d’obscurcir la conscience claire des militants, de les détourner de l’oeuvre d’organisation hardie et continue, de propagande et d’effort, de résistance et d’action (…).
Ce mouvement ne pourra être fructueux qu’avec un prolétariat conscient, éduqué, organisé et prêt à toutes les œuvres positives, généreuses, bienfaisantes, dont il devra assumer la direction et la responsabilité (…).
Puisque l’auteur des Réflexions sur la violence aime les organisations militaires, le bruit des armes et des combats, il devra se rendre compte que des troupes sans enthousiasme, sans autre but positif que de lutter sans limite pour que ce principe, essentielllement moral et beau, à son gré, ne prenne jamais fin, sont des troupes mûres pour la défaite et pour l’oppression.
Les « soldats des guerres de la liberté » – dont il est beaucoup parlé dans les Réflexions sur la violence – ne faisaient pas la guerre pour la guerre ; ils défendaient un idéal et des avantages pratiques menacés. Là était le sens de leur mission morale, le sentiment du devoir (…).
M. Sorel, qui aime la violence comme on aime un vice, qui sacrifie tout pour sauver la lutte de classes, qu’il élève à la hauteur d’un principe immuable et qu’il vénère à l’égale d’une idole ; qui, en tant qu’ancien polytechnicien, admire sans réserve la « bataille napoléonienne » et son illustre inventeur, a paraît-il, fondé une « nouvelle école » : elle n’est pas, nous dit-il, celle qui fait les docteurs de la « petite science » ; je croirais plutôt qu’elle formera, si elle prospère, les docteurs de l’incompréhension.
II a fondé une doctrine que je ne pourrais mieux désigner que sous le nom de négatisme turbulent et de militarisme socialiste. Est-là le fin du fin ? On me permettra de croire que non. »
Georges Sorel n’eut donc aucun impact : il espérait briser la social-démocratie avec le syndicalisme révolutionnaire, devenir l’anti-Marx, il n’en fut rien.
Il continua alors son activité d’intellectuel, ayant de nombreux contacts et participant à différentes revues, se rapprochant même de l’Action française, sans pour autant abandonner ses idées.
L’origine de cette convergence est simple. Georges Sorel disait en 1908, dans La décomposition du marxisme, que :
« L’affaire Dreyfus peut être comparée fort bien à une révolution politique, et elle aurait eu pour résultat une complète déformation du socialisme, si l’entrée de beaucoup d’anarchistes dans les syndicats n’avait, à cette époque, orienté ceux-ci dans la voie du syndicalisme révolutionnaire et renforcé la notion de lutte de classe. »
Georges Sorel lui-même considérait l’antisémitisme comme une aberration, même s’il céda de plus en plus aux préjugés antisémites. La raison en est que l’affaire Dreyfus n’avait un sens que pour la social-démocratie, car la charge démocratique aidait le socialisme.
Georges Sorel défendait Dreyfus, mais rejetait la social-démocratie française et voyait que celle-ci profitait de l’affaire Dreyfus, capitalisant là-dessus. Il ne pouvait que converger vers l’extrême-droite, alors que de toutes façons ses conceptions pavaient la voie au principe du combattant.
Dans un premier temps, la convergence s’exprimera par la naissance du Cercle Proudhon, sous l’égide de l’Action française.
Puis le saut sera fait en tant que tel, avec le fascisme italien, assimilant le positionnement de Georges Sorel, en abandonnant la prétention au socialisme, tout simplement en appuyant la dimension unificatrice – civilisatrice, l’éclectisme et la figure du combattant.