Après l’échec de la révolution, toutes les questions doivent se circonscrire en une seule : comment mobiliser une nouvelle conscience révolutionnaire, étant donné la nouvelle série d’antagonismes de classes qui ont été créés par le règne de la terreur et de l’autorité. A quel niveau de la vie sociale, politique et économique devons-nous lancer d’abord notre nouvelle attaque ?

Premièrement, nous les partisans noirs, et notre parti d’avant-garde, vieille gauche comme nouvelle gauche, nous devons admettre que la révolution ouvrière et les partis d’avant-garde n’ont pas réussi à opérer les changements promis dans les rapports de propriété ou dans toute institution qui les soutient. Il faut l’admettre sans amertume, sans animosité ni injures, sans cette profonde rancœur qui se dessine à présent.

george_jackson-4.jpg

Il y a eu deux dépressions, deux grandes guerres, une douzaine de récessions graves, une douzaine de guerres mineures, des crises économiques en série. A plusieurs reprises, pendant les cinquante années écoulées, la cohésion nationale, la cohésion psycho-sociale de la masse a été à deux doigts de se désintégrer par force centrifuge.

Mais à chaque crise, il lui a été donné de se réformer ; à chaque réforme accomplie, la révolution s’est éloignée un peu plus. La cause en est que la vieille gauche n’a pas su comprendre la vraie nature du fascisme.

Jamais nous n’aurons une définition complète du fascisme, parce qu’il est en constante évolution, montrant un visage nouveau chaque fois qu’il doit affronter une série donnée de problèmes, de menaces contre la prédominance de la classe dirigeante, traditionaliste et capitaliste. Mais s’il fallait à toute force, pour parler clair le définir d’un mot assez simple pour être compris de tous, ce mot serait « réforme ». Si on lui ajoute l’adjectif « économique», la définition sera plus précise.

« Réforme économique », voilà qui se rapproche beaucoup d’une définition admissible des forces motrices du fascisme.

Pareille définition peut servir à clarifier les choses, même si elle en laisse beaucoup sans explication. Toute réforme économique de nature à perpétuer l’hégémonie de la classe dirigeante doit être travestie en gain positif pour les masses qui font pression vers le haut. Le travestissement apparaît comme un troisième stade de l’émergence et du développement de l’État fasciste.

L’État industriel, l’État fasciste moderne, a découvert qu’il est capital de dissimuler l’opulence et la vie de loisir de sa classe dirigeante en offrant aux classes inférieures une espèce de marché aux puces qu’on appelle consommation de masse.

Pour permettre à une assez grande partie du « nouvel État » de participer à ce marché aux puces, la classe dirigeante a établi des régulations monétaires et a fait des lois sur le salaire minimum, qui masquent la vraie nature du fascisme moderne. La réforme (l’économie fermée) n’est que le nouveau moyen par quoi le capitalisme protège et développe le fascisme !

Une fois que les SS allemands et les Chemises Noires italiennes ont frappé aux portes et ont envoyé dans les camps de la mort des troupeaux de Juifs et de partisans communistes ; une fois que la Légion Noire de Peg-Leg White, les gardiens de la République [allusion aux « Guardians of Liberty », groupe hostile aux catholiques et aux immigrants, constitué à New York en 1911 par d’anciens officiers et fonctionnaires, dont Nelson A. Miles, ancien chef d’état-major de l’armée des Etats-Unis] et leur engeance ont légitimé le F.B.I. ; en d’autres termes, une fois que les fascistes ont réussi à écraser les éléments d’avant-garde, à écarter la menace qu’ils faisaient planer, alors la classe dirigeante vaque à ses profits comme à l’ordinaire.

La signification de ce « nouvel arrangement fasciste » est dans le fait que ce business-comme- d’habitude s’accompagne de concessions au secteur dégénéré de la classe ouvrière, à dessein de créer une zone¬tampon entre la classe dirigeante et les secteurs des basses classes où demeurent toujours des virtualités révolutionnaires.

Les idéaux corporatifs ont abouti à leur conclusion logique aux Etats¬Unis. Le nouvel État industriel a fait sa trouée, crise après crise ; il a établi ses élites dirigeantes dans toutes les institutions importantes, contracté une association avec le monde du travail (par ses élites), constitué le plus énorme réseau protecteur (bourré d’espions, techniques ou animaux) que l’on puisse trouver en aucun État policier du monde.

La classe dirigeante de ce pays – tout au long de son cheminement vers l’autoritarisme et vers sa forme la plus haute, le fascisme – s’est portée à de tels excès de violence qu’aucune nation de la terre, présente ou passée, ne peut rivaliser avec elle.

A chaque pas accompli vers l’autorité, à chaque affermissement de la maîtrise de la classe dirigeante, correspondait un affaiblissement du mouvement populaire et ouvrier.

Et il y a encore des intellectuels pour discuter sur le point de savoir si l’Amerika est un pays fasciste. Pareil souci est un parfait exemple de cette fuite devant la réalité, devant toute prise de position vraiment extrême qui caractérise la gauche amérikaine. Ce qui se manifeste là en réalité, c’est que l’autoritarisme en vient à s’infiltrer dans sa propre psyché.

A ce stade, le moyen de douter de l’existence d’un « arrangement fasciste » ? Considérons simplement la monstrueuse centralisation du pouvoir, et le fait avéré que la plus grande partie du produit national brut est entre les mains d’une infime partie de la population.

Bien sûr, la révolution a échoué. Pour un temps le fascisme a réussi, sous le masque de la réforme. Le seul moyen que nous ayons de le détruire est de refuser tout compromis avec l’État ennemi et sa classe dirigeante. On a fait des compromis dans les années trente, quarante, cinquante. Les vieux partis d’avant-garde ont fait d’immenses erreurs, stratégiques et tactiques.

Au moment existentiel, celui de la dernière révélation qu’on a sur soi-même, il n’y a pas beaucoup de membres de la vieille avant-garde qui choisissent de risquer tout leur avenir, leur vie, afin de changer ces conditions que Huey P. Newton décrit comme « destructrices de vie ».

On a permis le réformisme. Les éléments les plus dégénérés de la classe laborieuse ont été les premiers à succomber. Les partis d’avant-garde ont soutenu le capitalisme dans ses aventures belliqueuses de la Seconde Guerre mondiale. Puis ils ont aidé, après la fin de la guerre, à promouvoir le marché de la consommation de masse, le marché aux puces qui a dénaturé les exigences authentiques des travailleurs.

Aujourd’hui, nous voici face à une série d’antagonismes visiblement différents, face aux complexités d’un arrangement économique fasciste particulièrement raffiné, où les élites dominantes ont coopté de grandes parties de la classe ouvrière.

Quand nous nous demandons : par où attaquerons-nous l’État ennemi ?

La réponse est : du côté de la production. Logiquement, la question suivante est celle-ci : avec qui, avec quoi attaquerons-nous l’entrée fortifiée du système de production et de distribution, dans une nation de travailleurs à courte vue, satisfaits et conservateurs ? Visiblement, le mouvement fasciste, c’est en sa moelle même la contre-révolution.

Le réformisme fasciste est une réponse calculée à la mobilisation positive des classes travailleuses, voie d’approche classique du socialisme scientifique. Dès ses débuts, le fascisme a tout fait pour créer l’illusion d’une société de masse dans laquelle la classe dirigeante traditionnelle, la classe capitaliste, continuerait à jouer son rôle de conducteur.

Une société de masse qui n’est pas une société de masse ; une société de masse faite par des autoritaires, dont les intérêts matériels à court terme sont parfaitement adaptés au développement du parfait État totalitaire et de son économie centralisée. Les définitions les plus précises du fascisme supposent l’idée de « capitalisme scientifique », ou de « capitalisme dirigé », réponse falsifiée, totalitaire, « savante », au défi du socialisme égalitaire et scientifique. A présent que le voilà victorieusement installé en Espagne, au Portugal, en Grèce, en Afrique du Sud et aux États-Unis d’Amerika, la question se pose à nous de toute évidence : comment susciter une nouvelle conscience ?

Notre tâche est donc de mobiliser et d’élever la conscience révolutionnaire dans une masse qui est « passée par » un processus autoritaire et anti-positif.

Les éléments de la nouvelle avant-garde semblent être d’accord pour dire que la nouvelle conscience révolutionnaire se formera dans les luttes de retrait. Toutefois, ce point étant acquis, l’accord devient vague et se perd dans un océan de contradictions. Le désaccord tourne autour d’une question primordiale – l’étendue de la violence au sein du processus révolutionnaire.

Après la bataille idéologique qui traîna en longueur, et visiblement sans nécessité, pour savoir au juste si c’étaient les travailleurs blancs ou les noirs qui déboucheraient directement sur la révolution, nous voici devant une autre empoignade aussi peu nécessaire, savoir laquelle des diverses voies d’approche communalistes a le plus de validité révolutionnaire.

A ce problème se mêle le repli quasi apolitique de la faction des Weathermen, et le repli de leurs amis brouillés du campus, vers les potagers « organiques » et une vie de sexe, de musique et de drogue. Leur retrait nietzschéo-hégélien singe l’expérience historique des cinq dernières générations européennes. Dans notre équation, il faut considérer cela comme la partie mineure du syllogisme. Bien que la révolution soit à la mode, la synergie réaliste et cohésive semble toujours se trouver dans les lointains de l’impossible.

Dans l’autre partie de l’équation, nous avons vu Huey Newton et son idée des communes noires, établies au coeur des agglomérations populeuses de l’État ennemi. Cette idée admet la violence, autant qu’il en faudra pour faire aboutir les exigences du peuple et des travailleurs. Ces communes seront reliées par un parti d’avant-garde national et international, et unies aux autres sociétés révolutionnaires du monde. Elles sont la réponse indiscutable à toutes les questions théoriques et pratiques que l’on peut se poser sur une révolution amérikaine – une révolution qui sera principalement accomplie par les Noirs.

Il y a une question que je me suis posée à longueur d’années: qui donc a eu le plus de morts ? qui a fait le plus de travail ? qui a passé le plus de temps en prison (section des « maximums ») ? Qui est bon dernier dans tous les aspects de la vie sociale, politique et économique ? Qui a le moins intérêt – à court terme, et même pas d’intérêt du tout – à voir survivre l’État d’aujourd’hui ? Dans ces conditions, comment croire à une nouvelle génération de fascistes éclairés, qui démantèleraient la base de leur hiérarchie ?

Combien sont-ils, les Amérikains qui accepteraient la destruction physique de certaines parties de leur patrie, afin que le reste du pays et le monde survivent en bonne santé ? Comment amener le travailleur noir de l’industrie à mettre à exécution une politique révolutionnaire valable ? Qu’est-ce, qui est-ce qui le guidera ? La commune.

La société révolutionnaire à l’échelle de la ville centrale. Mais qui bâtira la commune qui amènera le peuple à défier d’importance le droit de propriété ? Tailler une commune dans la ville centrale, ce sera forcément revendiquer comme nôtre certains droits – notre front. Des droits qui n’ont pas été respectés jusqu’à présent. Le droit de propriété. Ce sera forcément bâtir une infrastructure politique, sociale et économique, capable de remplir le vide laissé par la classe dirigeante et l’ordre établi, et de chasser d’au milieu de nous les forces d’occupation de la société ennemie.

La mise en oeuvre de ce nouveau programme social, politique et économique nourrira et consolera le peuple entier, lui donnant au moins le minimum vital, et forcera les « propriétaires » de la société bourgeoise ennemie, soit à lier leurs fortunes tout entière aux communes et au peuple, soit à quitter le pays, en abandonnant outils et marché. Et s’ils ne partent pas volontairement, nous les expulserons – nous nous servirons du fusil de chasse et du lance-fusées antichar !

Chez les Noirs, les traits autoritaires sont surtout les effets du terrorisme et de l’absence de stimulation intellectuelle. La commune les rachètera. Pour l’heure, le travailleur noir se borne à choisir la stratégie de survie la moins dangereuse et compliquée. Toutes les classes et toutes les personnes sont sujettes au syndrome autoritaire. C’est une régression atavique vers l’instinct grégaire. Mais il suffit du traumatisme convenable, de l’ensemble de pressions voulu, économiques et sociologiques, pour mettre au monde une conscience révolutionnaire.

Le racisme, au niveau psychosocial, contracte la forme d’une peur morbide et traditionnelle, et des Noirs et des révolutions. La rancune des Noirs, et la tendance consciente ou inconsciente à faire souffrir les Noirs, tout au long de l’histoire des systèmes esclavagistes d’Amerika, tout cela se trouva mis au point, comme on dit d’une image, quand les Noirs se mirent à quitter le Sud pour le Nord, la campagne pour la ville, pour entrer en concurrence avec les Blancs dans l’industrie, et s’engager en général dans la course au rang social.

La rancune, la peur, l’insécurité, et l’isolement qui est le lot invariable, intime, de toute vie en société moderne, capitaliste et industrielle (plus complexes sont les produits, plus grande est la division du travail; plus haute est la pyramide, plus large en est la base, et plus la brique individuelle tend à s’y sentir petite) : tout cela est multiplié par dix quand le racisme s’en mêle.

On ne manque assurément pas de preuves pour établir l’existence d’un programme raciste, entreprise ancienne, bien ancrée dans les esprits, d’assassinat de la personnalité.

Quelle classe a la haute main sur les services de l’éducation nationale, imprime les journaux et revues qui diffusent les petites caricatures, nous passe sous silence ou nous dénature jusqu’à la nausée ?

Ce racisme voulu a toujours servi à détourner les sentiments de destitution et d’humilité sociale qui tourmentent de vastes couches de la population situées immédiatement au-dessus des Noirs. Et puis, soit dit aussi pour expliquer la soi-disant double nature que l’on trouve dans la personnalité autoritaire (le conformisme, mais aussi un penchant à détruire, étrange et latent).

On s’est toujours servi du racisme comme soupape de sûreté pour l’appétit destructeur du psychopathe, appétit que témoigne un peuple historiquement dressé à craindre, à désirer un maître qui décide, à haïr la liberté.

La révolution est mise hors la loi. Le révolutionnaire noir « est un homme condamné». Toutes les forces de la contre-révolution s’amassent au-dessus de sa tête. Il se tient dans la fosse antichar qu’il a creusée. Il vit dans le collimateur. Nul autre que lui ne peut comprendre ce sentiment. « Dès le début » de sa prise de conscience révolutionnaire, il doit recourir à tous les expédients pour demeurer en vie.

La violence lui est une issue obligatoire. Elle est de son devoir. Les tout premiers programmes politiques, on a dû les défendre par des duels à mort. Les programmes de cantines pour enfants n’ont pas été épargnés. La prochaine reprise, celle de l’édification des communes, pourrait bien provoquer la troisième grande guerre de ce siècle.

Nous devons bâtir, mais avec les doigts d’une main agrippés à un fusil (une arme anti-personnel). Nous ne pouvons pas quitter la ville centrale. Il faut que les autres révolutionnaires le comprennent si nous devons aller ensemble à l’action décisive.

La guerre se fera dans les centres nerveux de la nation, les villes où l’on a fini par capturer Angela tandis qu’elle était à l’oeuvre pour la révolution, où Huey, caché et travaillant, a été découvert par l’appareil de propagande du gouvernement.

Nous ne pouvons pas nous retirer des villes. Afin de compléter le syllogisme révolutionnaire, il faut forcer les fascistes à se retirer. Et sous la protection des fusils qui les forceront à partir, nous bâtirons les nouvelles communes noires.

UNE LAME DANS LA GORGE DU FASCISME.


Revenir en haut de la page.