Il faut bien faire attention à ne pas inverser les faits. Ce n’est pas parce qu’ils pensaient que Dieu avait fondé le monde mathématiquement que les scientifiques ont avancé aux XVIe-XVIIe siècles. S’ils ont pensé cela, c’est justement parce qu’ils ont fait des progrès techniques et pratiques.
Leur vision du monde est le reflet de leur activité pratique au service d’une classe poussant à la transformation de la production : la bourgeoisie.
Le protestantisme est né comme apologie de l’activité individuelle au sein d’un monde fourni par Dieu comme « matériel ». Quand on lit Galilée, on retrouve précisément cette conception, qui est la même à différents degrés chez René Descartes, la franc-maçonnerie, degrés décidés par les conditions historiques.
Voici ce que dit Galilée :
« La philosophie est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuellement ouvert à nos yeux (je parle de l’Univers), mais on ne peut le comprendre si d’abord on n’apprend pas à comprendre la langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit.
Il est écrit en langage mathématique, et les caractères sont des triangles, des cercles, et d’autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible d’y comprendre un mot. Dépourvu de ces moyens, on erre vainement dans un labyrinthe obscur. »
Les mathématiques deviennent alors un langage indépendant, au caractère pratiquement divin. Il n’y a plus besoin de se connecter à la réalité ; les mathématiques, dans leur autonomie, peuvent étudier la réalité, puisque celle-ci a été façonné par Dieu au moyen des mathématiques.
On a là un fétichisme d’un simple outil, les mathématiques, qui replonge dans Pythagore et Platon pour s’auto-justifier. De la même manière, lorsque Galilée reprend le principe des atomes, c’est parce qu’il a besoin d’expliquer pourquoi les sens perçoivent les choses « différemment » selon les gens, les situations, etc. : il attribue tout cela aux atomes, qui sont de simples briques sans quantité, qui sont donc de la simple matière première brute façonnée par les mathématiques, c’est-à-dire par les chiffres divins, exactement comme dans le néo-platonisme.
Il y a ici un fétichisme des mathématiques, qui d’outil deviennent vision du monde. C’est cela la clef pour comprendre la polémique célèbre avec l’Église catholique. Et derrière, il y a le besoin de la bourgeoisie : il faut les mathématiques pour progresser techniquement, et cela à tout prix.
Ce sont ainsi les mathématiques qu’attaque en tant que tel le dominicain Tommaso Caccini (1574–1648) lors d’un sermon à l’église Santa Maria Novella de Florence, en décembre 1614, accusant Galilée d’être précisément un de ses principaux promoteurs.
Et c’est par conséquent l’anglais Isaac Newton (1643-1727) qui a réussi à prolonger l’effort de Galilée, dans un contexte bien différent, puisque lui était en Angleterre, pays où la féodalité avait subi un assaut terrible, et où un compromis avec la religion était ainsi bien plus aisé.
Isaac Newton s’appuie directement sur cette perspective mathématique, comme en témoigne le titre de son œuvre principale : Philosophiae naturalis principia mathematica ; c’est-à-dire Principes mathématiques de la philosophie naturelle.
Il reprend directement la perspective de Galilée ; le mathématicien français Alexis Clairaut (1713-1765), dans une œuvre intitulée Du système du monde, dans les principes de la gravitation universelle, critique Isaac Newton mais souligne dès le début :
« Le fameux livre des Principes mathématiques de la philosophie naturelle a été l’époque d’une grande révolution dans la Physique. La méthode qu’a suivie M. Newton, son illustre Auteur, pour remonter des faits aux causes, a répandu la lumière des Mathématiques sur une science qui jusqu’alors avait été dans les ténèbres des conjectures et des hypothèses. »
Quant à Voltaire, il publiera en France Les Eléments de la philosophie de Newton, qui seront republiés vingt-six fois entre 1738 et 1785, alors qu’Émilie du Châtelet, elle-même scientifique, a de son côté traduit les Principes mathématiques de la philosophie naturelle.
Seulement, à la différence de Galilée avec son offensive générale qui faisait qu’il reconnaissait la religion mais ne la plaçait pas de manière détaillée dans sa démarche, Isaac Newton a bien pris soin de préciser le rapport au divin.
Galilée n’avait pas réussi à laïciser l’espace, d’où son agressivité sur l’héliocentrisme. Isaac Newton, lui, a réussi, en formulant le point de vue suivant :
« Il [Dieu] est éternel et infini, omnipotent et omniscient ; c’est-à-dire que sa durée va de l’éternité à l’éternité, sa présence de l’infini à l’infini… Il n’est pas l’éternité et l’infini, mais éternel et infini ; il n’est pas la durée ou l’espace, mais il perdure et est présent.
Il perdure pour toujours, et est présent partout, et en existant toujours et partout, il constitue la durée et l’espace. »
« L’espace n’est pas un être, un être éternel et infini, mais une propriété, ou une conséquence de l’existence d’un être infini et éternel. »
Il résume cela en disant :
« L’espace est comme le toucher de Dieu, puisqu’il touche bord à bord tous les corps comme immédiate extériorité. »
Avec l’héliocentrisme, Galilée rejetait Dieu de l’espace. Chez Isaac Newton, Dieu permet à l’espace d’exister : il pouvait, dans le contexte anglais et sans domination du Vatican, laïciser l’espace.