Emmanuel Kant (1724-1804) est un « philosophe » extrêmement connu, et pour cause : nul autre penseur n’a systématisé autant la démarche bourgeoise dans la théorie et dans la pratique. Il n’est pas d’idéalisme aujourd’hui qui ne s’appuie sur Emmanuel Kant pour s’opposer au matérialisme dialectique ; le kantisme est une étude incontournable pour tout penseur bourgeois authentique.
Toutefois, Emmanuel Kant ne représente pas la pensée idéaliste la plus développée – représentant de la bourgeoisie, il a également porté des aspects matérialistes s’opposant à la féodalité, ce qui fait que comprendre Emmanuel Kant, et le kantisme, exige de ne pas avoir en seule perspective le néo-kantisme.
Il faut avoir comme perspective principale, pour la figure d’Emmanuel Kant, les travaux de Galilée et d’Isaac Newton.
Friedrich Engels, à ce titre, parle à plusieurs reprises d’Emmanuel Kant dans son classique La dialectique de la nature. Il y exprime un point de vue qui peut a priori surprendre, tellement on assimile celui-ci à un idéaliste complet, un philosophe bourgeois le plus classique qui soit.
Friedrich Engels attribue même un rôle historique éminent à Emmanuel Kant. Il affirme, de manière indiscutable, qu’il est le porteur de toute une nouvelle époque pour la pensée. Pourquoi ? Parce qu’il est le premier à poser la démarche d’une science reconnaissant la nature, considérant celle-ci comme en mouvement.
La philosophie de la Grèce antique comprenait de nombreux penseurs reconnaissant la nature et interprétant celle-ci comme en mouvement, mais elle ne dominait pas encore la démarche de l’expérience. Les penseurs de la bourgeoisie naissante avait découvert cette démarche, l’avait systématisée, notamment avec Francis Bacon et René Descartes – pour autant, ils pensaient que le monde avait été « donné » par Dieu aux êtres humains.
Galilée et Isaac Newton souffraient encore de cet emprisonnement métaphysique, où les mathématiques étaient d’origine divine.
Emmanuel Kant joue un rôle historique, car il reconnaît l’existence en tant que telle de l’univers. Il inscrit l’être humain non pas dans une humanité abstraite, séparée du monde qui n’est qu’un matériau fourni par Dieu, mais dans l’univers, dans le temps.
A l’espace affirmé par Galilée et Isaac Newton, Emmanuel Kant ajoute le temps.
Voici comment Friedrich Engels explique ce rôle historique d’Emmanuel Kant :
« Autant, dans la première moitié du XVIIIe siècle, la science de la nature était supérieure à l’antiquité grecque par le volume des connaissances et même par le classement de ses matériaux, autant elle lui était inférieure en ce qui concerne l’emprise de la pensée sur ces matériaux, la conception générale de la nature.
Pour les philosophes grecs, le monde était essentiellement quelque chose qui était sorti du chaos, qui s’était développé, qui était le résultat d’un devenir.
Pour les savants de la période que nous considérons, il était quelque chose d’ossifié, d’immuable : quelque chose qui, pour la plupart d’entre eux, avait été créé d’un seul coup. La science était encore prise profondément dans la théologie.
Partout elle cherche et trouve comme principe dernier une impulsion de l’extérieur, qui n’est pas explicable à partir de la nature elle-même.
Même si l’on conçoit l’attraction, pompeusement baptisée par Newton gravitation universelle, comme une propriété essentielle de la matière, d’où vient la force tangentielle inexpliquée à laquelle, au début, les planètes doivent leurs orbites ? Comment sont nées les innombrables espèces végétales et animales ? Et à plus forte raison l’homme, dont il était pourtant établi qu’il n’a pas existé de toute éternité ?
A ces questions, la science de la nature ne répondait que trop souvent en invoquant la responsabilité du Créateur de toutes choses.
Copernic ouvre cette période en adressant à la théologie une lettre de rupture ; Newton la termine avec le postulat du choc initial produit par Dieu.
L’idée générale la plus haute à laquelle se soit élevée cette science de la nature est celle de la finalité des dispositions établies dans la nature, c’est la plate téléologie de Wolff, selon laquelle les chats ont été créés pour manger les souris, les souris pour être mangées par les chats, et l’ensemble de la nature pour rendre témoignage de la sagesse du Créateur.
C’est un grand honneur pour la philosophie de ce temps qu’elle ne se soit pas laissé induire en erreur par l’état limité des connaissances qu’on avait alors sur la nature et qu’elle ait persisté – de Spinoza jusqu’aux grands matérialistes français – à explorer le monde lui-même en laissant à la science de la nature de l’avenir le soin de donner les justifications de détail.
Si je classe encore les matérialistes du XVIIIe siècle dans cette période, c’est qu’ils n’avaient pas à leur disposition d’autres données scientifiques que celles que j’ai décrites plus haut.
L’œuvre décisive de Kant est restée pour eux un mystère et Laplace n’est venu que longtemps après eux. N’oublions pas que cette conception désuète de la nature, tient que les progrès de la science y fissent des accrocs de toute part, a dominé toute la première moitié du XIXe siècle et que l’essentiel en est enseigné aujourd’hui encore dans toutes les écoles.
La première brèche fut ouverte dans cette conception pétrifiée de la nature non par un savant, mais par un philosophe. En 1755, paraissait l’Histoire universelle de la nature et la théorie du ciel de Kant. Il n’était plus question de choc initial ; la terre et tout le système solaire apparaissaient comme le résultat d’un devenir dans le temps.
Si la grande majorité des savants avaient moins donné dans cette aversion de la pensée qu’exprime l’avertissement de Newton : « Physique, garde-toi de la métaphysique », ils n’auraient pu manquer de tirer de cette découverte géniale de Kant des conclusions qui leur eussent épargné des égarements sans fin, une somme énorme de temps et de peine dissipée en de fausses directions.
Car la découverte de Kant était la source de tout progrès ultérieur.
Dès lors que la terre était le résultat d’un devenir, son état géologique, géographique et climatique actuel, ses plantes et animaux étaient aussi, nécessairement, le résultat d’un devenir; elle avait nécessairement une histoire faite non seulement de juxtaposition dans l’espace, mais de succession dans le temps.
Si tout de suite l’on avait poussé résolument les recherches dans cette direction, la science, de la nature serait aujourd’hui beaucoup plus avancée qu’elle ne l’est. Mais pouvait-il rien venir de bon de la philosophie ?
L’œuvre de Kant resta sans résultat immédiat, jusqu’au jour où, bien des années après, Laplace et Herschel développèrent son contenu et lui donnèrent un fondement plus précis en mettant peu à peu en honneur l’ « hypothèse de la nébuleuse ».
D’autres découvertes la firent enfin triompher ; les plus importantes d’entre elles ont été : le mouvement propre des étoiles fixes ; la démonstration de l’existence d’un milieu résistant dans l’espace de l’univers ; la preuve, grâce à l’analyse spectrale, de l’identité chimique de la matière dans l’univers et de l’existence de nébuleuses incandescentes telles que Kant les avait supposées. »
Friedrich Engels attribue ainsi un rôle éminemment positif à Emmanuel Kant, qui a dépassé le matérialisme mécaniste qui refusait de reconnaître la nature, et de considérer celle-ci comme se transformant.