Nous avons souvent indiqué que les douces songeries nées après les révolutions de février et de mars, que les rêves exaltés de fraternisation générale des peuples, de république fédérative européenne et de paix mondiale éternelle ne faisaient au fond que dissimuler la perplexité et l’inaction sans bornes des porte-parole d’alors.
On ne voyait pas, ou on ne voulait pas voir, ce qu’il fallait faire pour sauvegarder la révolution; on ne put, ou on ne voulut imposer aucune mesure vraiment révolutionnaire; l’étroitesse d’esprit des uns, les intrigues contre-révolutionnaires des autres s’accordèrent pour ne donner au peuple qu’une phraséologie sentimentale au lieu d’actes révolutionnaires. Lamartine, ce gredin aux belles paroles, était le héros classique de cette époque de trahison du peuple, dissimulée sous les fleurs de la poésie et le clinquant de la rhétorique.
Les peuples qui ont fait la révolution savent quel prix il leur a fallu payer pour, dans leur généreuse naïveté, avoir cru aux grands mots et aux assurances pompeuses.
Au lieu de la sauvegarde de la révolution, partout des Chambres réactionnaires qui la sapèrent; au lieu de la réalisation des promesses faites sur les barricades, les contre-révolutions de Naples, Paris, Vienne, Berlin, la chute de Milan, la guerre contre la Hongrie; au lieu de la fraternisation des peuples, le renouvellement de la Sainte Alliance sur la base la plus large et sous la houlette de l’Angleterre et de la Russie.
Et les mêmes hommes qui, en avril et en mai, applaudissaient encore aux phrases ronflantes d’alors ne pensent qu’en rougissant à la façon dont ils se sont fait berner par des sots et des coquins.
Une expérience douloureuse nous a appris que la « fraternisation des peuples d’Europe » ne s’établit pas avec de simples phrases et des vœux pieux mais avec des révolutions radicales et des luttes sanglantes; qu’il ne s’agit pas d’une fraternisation de tous les peuples européens sous un drapeau républicain mais de l’alliance des peuples révolutionnaires contre les contre-révolutionnaires, d’une alliance qui se conclut non sur le papier mais uniquement sur le champ de bataille.
Dans toute l’Europe occidentale ces expériences amères mais nécessaires ont privé de tout crédit les belles phrases lamartiniennes.
À l’Est, en revanche, il y a toujours des fractions soi-disant démocratiques et révolutionnaires qui ne se lassent pas de faire écho à cette phraséologie sentimentale et de prêcher l’évangile de la fraternité des peuples européens.
Ces fractions – nous passons sous silence quelques rêveurs ignorants de langue allemande comme M. Ruge et consorts – ce sont les panslavistes démocratiques des différents peuples slaves.
Nous avons devant les yeux le programme du panslavisme démocratique exposé dans une brochure : Appel aux Slaves, éditée à Köthen en 1848 et émanant d’un patriote russe, Michel Bakounine, membre du Congrès des Slaves qui s’est tenu à Prague.
Bakounine est notre ami. Cela ne nous empêchera pas de soumettre sa brochure à la critique.
Écoutons comment, dès le début de son appel, Bakounine renoue avec les illusions de mars et avril derniers.
« Le premier signe de vie de la révolution fut aussitôt un cri de haine contre l’ancienne oppression, un cri de sympathie et d’amour pour toutes les nationalités opprimées.
Les peuples … sentaient enfin l’ignominie dont la vieille diplomatie a chargé l’humanité, et reconnaissaient que le salut des nations n’est jamais assuré tant que quelque part en Europe un seul peuple vit dans l’oppression. À bas les oppresseurs, fut le cri unanime.
Salut aux opprimés, aux Polonais, aux Italiens, à tous ! Plus de guerre de conquête, il faut mener jusqu’à son terme la dernière guerre, le bon combat de la révolution pour la libération définitive de tous les peuples !
À bas les barrières artificielles que les congrès des despotes ont érigées par la violence d’après de prétendues nécessités historiques, géographiques, commerciales et stratégiques ! Il ne doit plus y avoir d’autres lignes de démarcation que les frontières dessinées par la nature et tracées par la justice dans un esprit démocratique, que la volonté souveraine des peuples détermine elle-même sur la base de leurs particularités nationales. C’est ainsi que cet appel retentit chez tous les peuples. »
Nous retrouvons déjà dans ce passage tout l’enthousiasme délirant des premiers mois qui ont suivi la révolution. Il n’est nullement question des obstacles réels à une telle libération générale, des degrés de civilisation complètement différents des peuples et des besoins politiques aussi différents qu’ils déterminent.
Le mot « liberté » remplace tout. De la réalité, pas un mot, ou bien, dans la mesure où on la considère, elle est dépeinte comme une création arbitraire des « congrès de despotes et de diplomates » absolument condamnables. Face à cette vilaine réalité, la prétendue volonté du peuple avec son impératif catégorique, avec son exigence absolue de « liberté » tout simplement.
Nous avons vu qui était le plus fort. La prétendue volonté du peuple n’a été aussi ignominieusement dupée que pour s’être laissée entraîner à s’abstraire, de façon si délirante, de la situation réelle.
« De son propre chef la révolution a déclaré dissous les États despotiques, dissous le royaume de Prusse, l’Autriche, l’empire ottoman, dissous enfin l’empire de Russie, cette dernière consolation des despotes … et elle a fixé comme but définitif à atteindre – la fédération générale des républiques européennes. » (p. 8)
Nous autres Occidentaux, nous pouvons en effet trouver curieux que l’on puisse tenir pour grands et méritoires ces jolis plans que nous avons vu échouer à la première tentative de réalisation. Le drame en effet, ce fut que la révolution « prononce » certes « de son propre chef la dissolution » et qu’en même temps, « de son propre chef », elle ne bouge pas le petit doigt pour mettre son décret à exécution.
C’est alors que le Congrès des Slaves fut convoqué. Il adopta entièrement ce point de vue, ces illusions.
Que l’on écoute plutôt :
« Sentant avec force les liens communs de l’histoire » (?) « et du sang, nous jurons de ne plus laisser dissocier nos destins.
Maudissant la politique dont nous avons été si longtemps les victimes, nous avons instauré nous-mêmes notre droit à une indépendance totale et nous avons promis solennellement qu’elle sera désormais commune à tous les peuples slaves. Nous avons reconnu à la Bohême et à la Moravie leur indépendance…, nous avons tendu au peuple allemand, à l’Allemagne démocratique notre main fraternelle. Au nom de ceux d’entre nous qui vivent en Hongrie, nous avons offert aux Magyars, aux ennemis furieux de notre race … une union fraternelle.
Nous n’avons pas oublié non plus dans notre alliance libératrice ceux de nos frères qui gémissent sous le joug des Turcs. Nous avons condamné solennellement la politique criminelle qui a déchiré trois fois la Pologne. Voilà ce que nous avons déclaré, et avec les démocrates de tous les peuples. » (?) « Nous avons exigé : la liberté, l’égalité, la fraternité de toutes les nations. » (p. 10)
Ces exigences, le panslavisme démocratique les formule aujourd’hui encore.
« Nous nous sentions alors sûrs de notre cause la justice et l’humanité étaient toutes deux à nos côtés; nos ennemis n’avaient avec eux que l’illégalité et la barbarie. Ce n’étaient pas des songes creux auxquels nous nous abandonnions, c’étaient les idées de la seule politique vraie et nécessaire, la politique de la révolution. »
« Justice », « humanité », « liberté », « égalité », « fraternité », « indépendance » – jusque-là nous n’avons rien trouvé d’autre dans le manifeste panslaviste que ces catégories plus ou moins morales; elles sonnent bien, certes, mais, dans des questions historiques et politiques elles ne prouvent absolument rien.
La « justice », l’« humanité », la « liberté » peuvent bien exprimer mille et mille fois telle ou telle exigence; si la chose est impossible, elle ne se produit pas et reste malgré tout un « songe creux ».
Partant du rôle que la masse des Slaves a joué depuis le Congrès de Prague, les panslavistes auraient pu dissiper leurs illusions, ils auraient pu se rendre compte que les vœux pieux et les beaux rêves ne sont d’aucun pouvoir contre la dure réalité, que leur politique, pas plus que celle de la république française, ne fut jamais la « politique de la révolution ».
Et pourtant, ils nous reviennent encore aujourd’hui, en janvier 1849, avec les mêmes vieilles phrases, responsables de la déception infligée à l’Europe occidentale par la plus sanglante des contre-révolutions !
Un mot seulement sur la « fraternisation générale des peuples » et le tracé de « frontières que la volonté souveraine des peuples détermine elle-même sur la base de leurs particularités nationales ». Les États-Unis et le Mexique sont deux républiques; dans les deux, le peuple est souverain.
Comment se fait-il qu’entre ces deux républiques qui, conformément à la théorie morale, devraient être « fraternelles » et « fédérées », comment se fait-il qu’une guerre ait éclaté ait sujet du Texas ? Comment se fait-il que la « volonté souveraine » du peuple américain, appuyée sur la vaillance des volontaires américains, ait déplacé à quelques centaines de lieues plus au Sud les frontières tracées par la nature « pour des nécessités géographiques, commerciales et stratégiques » ?
Et Bakounine reprochera-t-il aux Américains une « guerre de conquête » qui porte, certes, un rude coup à sa théorie fondée sur la « justice et l’humanité » mais qui fut menée purement et simplement dans l’intérêt de la civilisation ?
On bien est-ce un malheur que la splendide Californie soit arrachée aux Mexicains paresseux qui ne savaient qu’en faire ?
Est-ce un malheur que les énergiques Yankees, en exploitant rapidement les mines d’or qu’elle recèle augmentent les moyens monétaires, qu’ils concentrent en peu d’années sur cette rive éloignée de l’Océan Pacifique une population dense et un commerce étendu, qu’ils fondent de grandes villes, qu’ils créent de nouvelles liaisons maritimes, qu’ils établissent une voie ferrée de New York à San Francisco, qu’ils ouvrent vraiment pour la première fois l’Océan Pacifique à la civilisation et que, pour la troisième fois dans l’histoire, ils donnent au commerce mondial une nouvelle direction ?
L’« indépendance » de quelques Californiens et Texans espagnols peut en souffrir, la « justice » et autres principes moraux peuvent être violés ça et là, mais qu’est-ce en regard de faits si importants pour l’histoire du monde ?
Nous remarquons d’ailleurs que cette théorie de la fraternisation générale des peuples qui, sans égard à leur situation historique, au degré de leur évolution sociale, ne veut rien d’autre que fraterniser dans le vague, a été combattue longtemps déjà avant la révolution par les rédacteurs de la Nouvelle Gazette rhénane et ce, contre leurs meilleurs amis, les démocrates anglais et français.
Les journaux démocratiques anglais, français et belges de cette époque en fournissent la preuve 1.
Quant au panslavisme en particulier, nous avons développé dans le n° 194 de la Nouvelle Gazette rhénane comment, abstraction faite des illusions partant d’un bon naturel, les panslavistes démocratiques n’ont en réalité pas d’autre but que de donner d’une part en Russie, et d’autre part dans la double monarchie autrichienne dominée par la majorité slave et dépendante de la Russie, un point de ralliement aux Slaves autrichiens dispersés et sous la dépendance historique, littéraire, politique, commerciale et industrielle des Allemands et des Magyars.
Nous avons développé comment des petites nations remorquées depuis des siècles contre leur propre volonté par l’histoire, étaient nécessairement contre-révolutionnaires, et comment leur position dans la révolution de 1848 fut réellement contre-révolutionnaire. Face au manifeste panslaviste démocratique qui réclame l’indépendance de tous les Slaves sans distinction, il nous faut revenir sur ce point.
Remarquons d’abord que le romantisme et la sentimentalité politiques des démocrates au Congrès des Slaves ont beaucoup d’excuses.
À l’exception des Polonais – les Polonais ne sont pas panslavistes pour des raisons évidentes – ils appartiennent tous à des peuples qui, ou bien comme les Slaves du Sud sont nécessairement contre-révolutionnaires de par toute leur position historique, ou bien qui, comme les Russes, sont encore bien loin de faire une révolution et sont de ce fait contre-révolutionnaires, du moins pour l’instant.
Ces fractions démocratiques, grâce à la culture qu’elles ont acquise à l’étranger, cherchent à mettre en harmonie leurs opinions démocratiques et leur sentiment national qui, on le sait, est très marqué chez les Slaves; et comme le monde réel, la véritable situation de leur pays n’offre à cette réconciliation que des amorces inexistantes ou imaginaires, il ne leur reste rien que le lointain « royaume aérien du rêve 2 », le royaume des vœux pieux, la politique de la fantaisie.
Comme ce serait beau si Croates, Pandoures et Cosaques constituaient la première ligne de la démocratie européenne, si l’ambassadeur de la république de Sibérie remettait à Paris ses lettres de créance ! Perspectives certainement très réjouissantes, mais même le panslaviste le plus enthousiaste n’exigera pas que la démocratie européenne attende leur réalisation – et ce sont présentement les nations dont le manifeste réclame particulièrement l’indépendance qui sont tout particulièrement les ennemies de la démocratie.
Nous le répétons : en dehors des Polonais, des Russes et à la rigueur des Slaves de Turquie, aucun peuple slave n’a d’avenir pour la simple raison que les conditions premières de l’indépendance et de la viabilité, conditions historiques, géographiques, politiques et industrielles manquent aux autres Slaves.
Des peuples qui n’ont jamais eu leur propre histoire, qui passent sous la domination étrangère à partir du moment où ils accèdent au stade le plus primitif et le plus barbare de la civilisation, ou qui ne parviennent à ce premier stade que contraints et forcés par un joug étranger, n’ont aucune viabilité, ne peuvent jamais parvenir à quelque autonomie que ce soit.
Et tel a été le sort des Slaves autrichiens. Les Tchèques au nombre desquels nous compterons même les Moraves et les Slovaques, bien qu’ils soient linguistiquement et historiquement différents, n’ont jamais eu d’histoire. Depuis Charlemagne, la Bohême est enchaînée à l’Allemagne.
La nation tchèque s’émancipe un instant et forme le royaume de Moravie, pour être aussitôt assujettie de nouveau et servir cinq cents ans de ballon avec quoi jouent l’Allemagne, la Hongrie et la Pologne.
Puis la Bohême et la Moravie passent définitivement à l’Allemagne, les régions de Slovaquie restant hongroises. Et cette « nation » qui, historiquement n’existe pas, a des prétentions à l’indépendance ?
Il en est de même de ceux qu’on appelle les Slaves du Sud.
Où est l’histoire des Slovènes d’Illyrie, des Dalmates, des Croates et des Scholazes 3 ?
Depuis le XI° siècle, ils ont perdu la dernière apparence d’indépendance politique et ont été placés sous la domination ou allemande ou vénitienne ou magyare. Et, avec ces loques déchirées, on veut bâcler une nation vigoureuse, indépendante et viable ?
Bien plus. Si les Slaves d’Autriche formaient une masse compacte comme les Polonais, les Magyars, les Italiens, s’ils étaient en mesure de réunir sous leur direction un État de douze à vingt millions d’hommes, leurs prétentions auraient au moins encore un caractère de sérieux.
Mais c’est tout le contraire ! Les Allemands et les Magyars ont enfoncé jusqu’à l’extrémité des Carpathes, presque jusqu’à la Mer Noire, un large coin dans leur masse; ils ont séparé les Tchèques, les Moraves et les Slovaques des Slaves du Sud par une large bande de soixante à quatre-vingts lieues.
Au Nord de cette bande, cinq millions et demi de Slaves, dans le Sud cinq millions et demi, séparés par une masse compacte de dix à onze millions d’Allemands et de Magyars que l’histoire et la nécessité coalisent.
Mais pourquoi les cinq millions et demi de Tchèques, de Moraves et de Slovaques ne pourraient-ils former un empire, et pourquoi les cinq millions et demi de Slaves du Sud ne pourraient-ils en faire autant avec les Slaves de Turquie ?
Que l’on considère sur la première carte linguistique venue la répartition des Tchèques et de leurs voisins.
Ils sont enfoncés comme un coin en Allemagne, parlant une langue analogue, mais mangés, refoulés des deux côtés par l’élément allemand. Le tiers de la Bohême parle allemand; en Bohême pour vingt-quatre Tchèques il y a dix-sept Allemands.
Et ce sont justement les Tchèques qui doivent former le noyau de l’empire slave que l’on se propose de créer; car les Moraves sont mêlés aux Allemands tout comme les Slovaques le sont aux Allemands et aux Magyars; ils sont de plus complètement démoralisés au point de vue national.
Et que serait cet empire slave où finalement régnerait la bourgeoisie allemande des villes ?
Il en est de même pour les Slaves du Sud.
Les Slovènes et les Croates séparent l’Allemagne et la Hongrie de la Mer Adriatique; l’Allemagne et la Hongrie ne peuvent pas se laisser couper de l’Adriatique pour des « nécessités géographiques et commerciales » qui ne sont certes pas un obstacle pour l’imagination de Bakounine, mais qui cependant existent et sont pour l’Allemagne et la Hongrie des questions vitales, comme par exemple la côte halte de Dantzig à Riga pour la Pologne.
Et là où il s’agit de l’existence, du libre déploiement de toutes les ressources de grandes nations, comment la considération sentimentale de quelques Allemands ou de quelques Slaves dispersés serait-elle décisive !
Abstraction faite de ce que ces Slaves du Sud sont aussi partout mêlés à des éléments allemands, magyars et italiens, qu’ici aussi, le premier coup d’œil jeté sur la carte linguistique fait éclater en lambeaux incohérents l’empire projeté des Slaves du Sud et que, dans le meilleur des cas, tout l’empire sera livré aux mains des bourgeois italiens de Trieste, Fiume et Zara, et des bourgeois allemands d’Agram, Laibach, Karlstad, Semlin, Pancsova et Weisskirchen !
Mais ces Slaves du Sud ne pourraient-ils pas se rattacher aux Serbes, aux Bosniaques, aux Morlaques 4 et aux Bulgares ? Bien sûr si n’existait pas, en plus des difficultés indiquées, la haine ancestrale du frontalier autrichien pour les Slaves de Turquie au-delà de la Save et de l’Unna; mais ces gens qui se connaissent mutuellement depuis des siècles comme canailles et comme bandits se haïssent malgré leur parenté de race infiniment plus que les Slaves et les Magyars.
En fait, comme la position des Allemands et des Magyars serait agréable si les Slaves autrichiens recevaient de l’aide pour obtenir leurs prétendus « droits » ! Un État moravo-bohémien indépendant enfoncé comme un coin entre la Silésie et l’Autriche, l’Autriche et la Styrie coupées par la « république des Slaves du Sud », de leur débouché naturel l’Adriatique et la Méditerranée, l’Est de l’Allemagne déchiqueté comme un pain rongé par des rats !
Et tout cela en remerciement de la peine prise par les Allemands pour civiliser les Tchèques et les Slovènes à la tête dure, et pour introduire chez eux le commerce, l’industrie, une exploitation agricole rentable et la culture !
Mais le joug imposé aux Slaves sous prétexte de les civiliser constitue précisément un des grands crimes des Allemands et aussi des Magyars ! Voyons donc :
« C’est à bon droit que vous vous courroucez, c’est à bon droit que vous crachez votre vengeance contre cette maudite politique allemande qui n’a rien médité d’autre que votre perte, qui vous a asservis durant des siècles. » (p. 5)
« … Les Magyars, les ennemis acharnés de notre race qui, comptant à peine quatre millions d’habitants, eurent la prétention de vouloir imposer leur joug à huit millions de Slaves … » (p. 9)
« Ce que les Magyars ont fait contre nos frères slaves, ce qu’ils ont commis contre notre nationalité, la façon dont ils ont foulé aux pieds notre langue et notre indépendance, je sais tout cela. » (p. 30)
Quels sont donc les grands et terribles crimes commis par les Allemands et les Magyars contre la nation slave ? Nous ne parlons pas ici du partage de la Pologne qui n’est pas du tout notre sujet, nous parlons du « tort séculaire » qu’on aurait fait aux Slaves.
Dans le Nord, les Allemands ont reconquis sur les Slaves le terrain autrefois allemand et plus tard slave qui s’étend de l’Elbe à la Warthe ; c’était une conquête déterminée par des « nécessités géographiques et stratégiques » issues du partage de l’empire carolingien.
Ces contrées slaves sont complètement germanisées, l’affaire est entendue et ne peut être remise en question à moins que les panslavistes retrouvent les langues sorabes, wendes et obotrites 5 qui se sont perdues et obligent les habitants de Leipzig, de Berlin et de Stettin à les parler. On n’a jusqu’à présent jamais mis en doute que cette conquête ait favorisé la civilisation.
Au Sud, ils ont trouvé les tribus slaves déjà dispersées. Les Avares 6 – non slaves – qui occupaient le territoire dont se saisirent plus tard les Magyars s’en étaient chargés. Les Allemands se firent payer tribut par ces Slaves et entrèrent souvent en lutte avec eux.
Ils combattirent de la même façon les Avares et les Magyars à qui ils prirent tout le pays qui va de l’Ems à la Leitha.
Tandis qu’ils germanisaient cette région par la force, la germanisation des pays slaves se déroula sur un pied beaucoup plus pacifique par l’immigration, par l’influence de la nation la plus développée sur celle qui ne l’était pas. L’industrie allemande, le commerce allemand, la culture allemande apportèrent d’eux-mêmes la langue allemande dans le pays.
En ce qui concerne « l’oppression », les Slaves n’ont pas été plus opprimés par les Allemands que la masse des Allemands elle-même.
Quant aux Magyars, il y a aussi quantité d’Allemands en Hongrie et les Magyars n’ont jamais eu à se plaindre de la « maudite politique allemande », bien qu’ils fussent « à peine quatre millions » ! Et si, durant huit siècles, ila fallu que les « huit millions de Slaves » supportent le joug de quatre millions de Magyars, voilà qui seul prouve suffisamment qui était plus viable et plus énergique, la masse des Slaves ou le petit nombre des Magyars !
Mais le plus grand « crime » des Allemands et des Magyars est certes d’avoir empêché ces douze millions de Slaves de devenir Turcs ! Que serait-il advenu de ces petites nations émiettées qui ont joué dans l’histoire un si piètre rôle, que serait-il advenu d’elles si elles n’avaient pas été maintenues et conduites par les Magyars et les Allemands contre les armées de Mohammed et de Soliman, si leurs soi-disant « oppresseurs » n’avaient pas joué un rôle décisif dans les batailles livrées pour défendre ces faibles peuplades !
Le destin de « douze millions de Slaves, Valaques et Grecs écrasés jusqu’à ce jour par « sept cent mille Osmans » (p. 8), ne voilà-t-il pas un témoignage suffisant ?
Et finalement, quel « crime », quelle « maudite politique » est-ce donc, si à une époque où d’ailleurs en Europe les grandes monarchies devinrent une « nécessité historique », les Allemands et les Magyars ont réuni en un grand empire des groupuscules nationaux, étiolés et impuissants et les ont ainsi rendus capables de participer à une évolution historique qui leur serait restée complètement étrangère s’ils avaient été livrés à eux-mêmes !
Évidemment, de semblables réalisations sont impossibles sans écraser brutalement quelques tendres fleurettes nationales. Mais dans l’histoire rien ne se produit sans violence et sans une brutalité implacable.
Et si Alexandre, César et Napoléon avaient montré la sensiblerie à laquelle le panslavisme fait appel en faveur de ses clients 7 décadents, que serait devenue l’histoire ! Et les Perses, les Celtes et les Germains convertis au christianisme ne valent-ils pas les Tchèques, les militaires d’Ogalin et les Manteaux rouges ? 8
Or maintenant, du fait des progrès puissants de l’industrie, du commerce et des communications, la centralisation politique est devenue un besoin encore plus pressant qu’au XV° et au XVI° siècle. Tout ce qui peut encore se centraliser se centralise.
Et maintenant les panslavistes arrivent et exigent que nous « libérions » ces Slaves à demi germanisés, que nous supprimions une centralisation imposée à ces Slaves par tous leurs intérêts matériels !
Bref, il s’avère que ces « crimes » des Allemands et des Magyars envers les Slaves en question appartiennent aux actions les meilleures et les plus remarquables dont notre peuple et le peuple magyar puissent se vanter dans l’histoire.
Quant aux Magyars d’ailleurs, il faut encore remarquer spécialement que depuis la révolution notamment, ils ont procédé avec trop d’indulgence et de faiblesse avec les Croates pleins de suffisance. Il est notoire que Kossuth leur a fait toutes les concessions possibles, sauf celle de laisser leurs députés s’exprimer en croate à la Diète. Et cette indulgence envers une nation contre-révolutionnaire par nature est le seul reproche qu’on puisse faire aux Magyars.