Second plus gros promoteur immobilier chinois, c’est un mastodonte à la dette colossale, inséré dans une économie mondiale elle-même entièrement dépendante du crédit. La crise Evergrande est une première brèche importante dans l’édifice capitaliste et ses montagnes d’argent magique.

Le groupe Evergrande (恒大集团 – Héngdà Jítuán en chinois) a 260 milliards d’euros de dette. Cela représente près de 3% du PIB chinois, l’équivalent de 10% du PIB français. Actuellement, 700 programmes immobiliers du groupe sont en cours dans 230 villes chinoises, soit environ 1,5 millions d’appartements à achever.

Vue de Shanghai, la ville la plus peuplée de Chine

C’est gigantesque, alors forcément tout est scruté de prêt. Le 5 août 2021, deux agences de notation de référence, Standard & Poor’s et China Chengxin International, ont dégradé la note d’Evergrande en le considérant comme un emprunteur à risque élevé. Ces agences, dont le métier est d’évaluer la capacité de remboursements des emprunteurs, leur crédibilité, ont donc considéré le risque de faillite (défaut de paiement) comme très probable.

Une telle dégradation est tout autant la photographie d’une situation en cours, qu’elle a aussi des répercutions entraînant une spirale négative. Cela abîme la confiance en l’entreprise bien sûr, c’est le principe, mais il y a également des conséquences directes très concrètes. Par exemple, dès lors l’entreprise ne peux plus utiliser ses obligations (des reconnaissances de dette) comme garantie pour ses opérations de refinancement. Son capital propre s’effondre.

C’est là un point majeur pour comprendre le fonctionnement actuel du capitalisme et sa seconde crise générale. Le capitalisme se développe par et pour la dette, à tous les niveaux et de manière systématique. De la dette sert à garantir d’autre dette, de la dette est remboursée avec de la dette, de l’argent est prêté avec de la dette, et le tout de manière interconnecté internationalement. Alors quand un groupe aussi puissant qu’Evergrande se retrouve à ne plus pouvoir soutenir sa dette, les conséquences vont bien au-delà : c’est tout le cycle de l’accumulation du capital à l’échelle mondiale qui est touché.

Le vent de panique fût donc immense quand le groupe a effectivement annoncé le 14 septembre 2021 ne pas être en mesure d’honorer ses obligations. Par exemple en France, l’indice boursier CAC 40 a été directement affecté par cette annonce selon les commentateurs nationaux, avec une séance du 20 septembre 2021 clôturant à -1,74% pour 6455 points, soit un plancher remontant au mois de juillet (cela signifie que la valorisation des 40 plus grandes entreprises françaises a reculé en septembre à son niveau de juillet).

Précisons cependant une chose. Il ne faut pas faire l’erreur de croire que la question de la dette est la substance de la seconde crise générale du capitalisme. La crise relève du mode de production capitaliste lui-même en ce qu’il est dépassé historiquement, et non pas car il aurait été fait de mauvais choix de gestion, qu’il aurait été pris « trop » de risque, etc.

La crise de la dette n’est donc qu’une manifestation particulière de la crise, mais elle a ceci de particulièrement importante qu’elle incarne très bien la crise dans sa dimension générale.

D’abord, car la dette a été le moyen de nier et repousser les crises de surproduction de capital et de marchandises, en les absorbant tel un ressort, avec le risque ensuite que tout explose d’un coup et généralise les problèmes à tous les secteurs de l’économie.

Ensuite, car la dette par définition généralise le capitalisme, en reliant des situations particulières (en fait quasiment toutes les situations économiques particulières) à l’économie mondiale en générale, via les marchés financiers (tout le monde prête à tout le monde, chacun profite des remboursements de chacun, etc.)

C’est pour cela que la crise Evergrande reflète très bien la situation actuelle et est d’importance mondiale : tous les acteurs du système financier voient très bien qu’ils sont assis sur un château de carte et que tout menace de s’effondrer. Le monde entier est concerné par ces 260 milliards d’euros de dette insoutenable en Chine, qui ne sont qu’un arbre cachant une immense forêt de dettes.

Depuis les années 1990, le capitalisme chinois a recouru de manière faramineuse aux crédits en tous genre. En 2019, c’est-à-dire avant la crise sanitaire mondiale, le niveau officiel de la dette publique chinoise était déjà de plus de 250 % du PIB. La situation de la Chine n’est pas directement comparable à celle d’autre pays comme la France ou les États-Unis, en raison du contrôle fort de sa banque centrale et du fait que la Chine dispose d’énormément de réserves internationales (de l’argent provenant d’autres pays, notamment des dollars) liées aux exportations, pour garantir sa dette.

Cela ne forme pas pour autant un totem d’immunité. De toutes façons, le marché de l’immobilier chinois était déjà dans une situation vulnérable sur cette question, notamment depuis le printemps 2020 lorsque le gouvernement a durci la réglementation en ce qui concerne le crédit dans ce secteur, en raison de la forte spéculation. La Chine est en effet face à une contradiction : d’un côté ce fût l’emballement économique depuis 30 ans, avec une croissance ultra-soutenue, de l’autre il y a des déséquilibres immenses qui se forment dans le pays en raison de cette croissance et qui risquent de tout faire exploser.

Le groupe Evergrande est ici typique de cette accumulation capitaliste à la chinoise. D’un côté c’est une entreprise de type monopoliste ultra-puissante et se voulant sociale, de l’autre c’est un groupe privé avec son PDG-fondateur étant un milliardaire parmi les plus riche du monde (5 milliards d’euros de fortune estimée en 2010, 43 milliards en 2017 selon l’indice Bloomberg, puis moins de 9 milliards depuis la crise du groupe).

Evergrande se présente pourtant avec un romantisme nationaliste chinois tout ce qu’il y a de plus institutionnel. Le nom, qui signifie en français quelque-chose comme « à jamais grand » ou « grand depuis toujours » est ainsi expliqué sur son site internet :

« Evergrande a une connotation unique, « déjà » (ever) pour une existence incessante à travers les âges, tandis que « grand » (grande) signifie la croissance universelle. »

Il est ensuite affirmé :

« Depuis sa création en 1996, Evergrande Group persiste dans le concept de développement basé sur le bien-être des personnes et la prospérité nationale afin de déployer des efforts inlassables pour améliorer le niveau de vie des personnes. Cette aspiration originelle profondément ancrée dans la culture Evergrande n’a jamais été abandonnée depuis vingt ans. »

Le discours est typique de l’idéologie du régime et de son révisionnisme fascisant. Le PDG fondateur raconte d’ailleurs sans-cesse être un enfant du Parti communiste de Chine et de son système éducatif et économique, lui qui petit voulait quitter la campagne pauvre et ne se serait nourri que de patates douces et de pain cuit à la vapeur tout au long de sa scolarité…

La réalité, c’est surtout qu’Evergrande n’a fait qu’accompagner l’abominable expansion du capitalisme chinois détruisant et polluant le pays, en raison notamment de l’exode rural. Il s’est produit la même chose qu’en Europe aux XIXe et XXe siècles, mais à une échelle bien plus massive, et surtout de manière beaucoup plus rapide. Rien que ces dernières années, il a été considéré une migration de 250 millions de personnes vers les centres urbains. En 2017, le taux d’urbanisation chinois était déjà de près de 60 %.

La paysannerie, cœur des masses populaires chinoises ayant conquis le pouvoir en 1949, s’est dissoute non pas en formant une classe ouvrière puissante et consciente, mais en devenant un nouveau prolétariat entièrement soumis à l’expansion du capitalisme chinois et sa nouvelle bourgeoisie d’origine étatique aux ambitions impérialistes.

Evergrande, avec les autres groupes immobiliers chinois, a eu pour rôle d’accompagner l’ultra-urbanisation du pays, et sa particularité a été de faire payer cela à la population au moyen de la dette et de l’accession à la propriété privée de son logement. Sauf que la crise sanitaire a enrayé la machine : pénurie de matières premières, baisse de l’activité générale, flambée des prix immobiliers. Les logements sont alors devenus inabordables en quelques mois (il y aurait de quoi loger 90 millions de personnes rien qu’avec les logements vides existants), rendant finalement vulnérable le secteur tout en entier ; les revenus pour rembourser les dettes ne suivent plus et c’est la défaillance.

Evergrande n’est pas le seul groupe concerné, car c’est en fait tout le secteur immobilier chinois qui est face à un mur. Tous les promoteurs ont eu recours à la dette de manière forcené ces dix dernières années, particulièrement aux obligations dites high yield, c’est-à-dire à haut rendement, permettant de beaucoup spéculer pour ceux qui y souscrivent. Les dix principaux groupes du secteur en Chine sont à l’origine de plus de la moitié de ces obligations « HY » en 2020.

Déjà en octobre 2021, deux autres groupes immobilier chinois font face à d’immenses difficultés de remboursement : le groupe Fantasia spécialisé dans l’immobilier de luxe n’a pas pu honorer ses créanciers pour 180 millions d’euros, alors que le groupe Sinic a vu sa note dégradée par l’agence Standard & Poor’s selon qui sa « capacité de service de la dette est presque épuisée ».

Le gouvernement chinois ne réagit pas officiellement pour l’instant, il y simplement eu une réunion début octobre de la banque centrale chinoise appelant à calmer le jeu, en s’adressant directement aux institutions financières pour demander de « stabiliser les prix des terrains et des logements » et de « ne pas utiliser l’immobilier comme moyen de stimuler l’économie sur le court terme ».

Le communiqué esquive la question Evergrande, se contentant de rappeler (de manière populiste car le problème n’a rien de nouveau) que « les logements servent à se loger, pas à spéculer ».

C’est que le régime chinois est probablement pris à la gorge par cet effondrement lié à la dette, alors que l’économie tout entière du pays est d’une manière ou d’une autre dans une situation similaire.

Les chiffres du régime sont par nature difficile à connaître, mais on peut souligner une étude récente de l’agence de notation Goldman Sachs (qui relève toutefois de l’impérialisme américain, superpuissance en concurrence directe) ; cette étude évoque un endettement global des gouvernements locaux équivalent à 8 200 milliards de dollars.

C’est incommensurable, mais typique de la situation actuelle du capitalisme. C’est en tous cas un rude coup pour la superpuissance chinoise, dont l’agressivité (à l’extérieur de ses frontière) et le nationalisme (à l’intérieur) vont s’exacerber. Les choses vont vites, très vite, elles s’emballent. En 2009 le groupe Evergrande levait à la bourse de Hongkong des sommes records, faisant de lui la plus grande société immobilière privée chinoise ; un peu plus de dix ans après, le 4 octobre 2021, Evergrand au bord de la faillite, suspendait ses opérations à la bourse d’Hongkong sans que personne ne puisse présager de la suite.

L’État chinois n’a pas d’autre choix que de presser à nouveau le bouton de l’argent magique pour endiguer la crise Evergrande, ce qui ne fera que renforcer la crise de la dette en général.

S’il ne le fait pas, ce qui n’est pas à exclure tant la situation est compliqué, alors l’effondrement entraînera directement avec lui des millions de personnes, avec l’équivalent de milliards d’euros de capital partant en fumée et une crise de panique sur le marché mondial de la dette.

Dans tous les cas, c’est déjà concrètement un emballement de la crise qui s’amorce sur cet aspect particulier de la dette.

La crise Evergrande est déjà à considérer comme un moment marquant de la seconde crise générale du capitalisme. Il faudra comprendre et suivre cela de très près dans la période à venir.


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