Le principe fondamental du matérialisme dialectique est la loi de la contradiction. Si le texte de Mao Zedong posant les bases sur cette question, De la contradiction, est plutôt limpide, il n’est pas toujours évident de réussir à mettre en pratique ce qui y est écrit, notamment du fait de certains automatismes de pensée avec lesquels nous avons grandi.

Un des thèmes centraux de la loi de la contradiction est l’importance des causes internes dans l’analyse d’un objet ou d’un phénomène.

Voici ce que dit Mao Zedong à ce sujet selon le point de vue de la dialectique matérialiste :

« Elle considère que les causes externes constituent la condition des changements, que les causes internes en sont la base, et que les causes externes opèrent par l’intermédiaire des causes internes. L’œuf qui a reçu une quantité appropriée de chaleur se transforme en poussin, mais la chaleur ne peut transformer une pierre en poussin, car leurs bases sont différentes. »

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Le propos est simple, l’exemple édifiant.

Cependant, lorsqu’on cherche d’autres exemples, on peut buter sur certaines difficultés. Un exemple classique pouvant poser problème est celui de l’eau qui bout.

On a une situation concrète : une casserole d’eau en train de bouillir sur le feu d’une gazinière, et une question tout aussi concrète : pourquoi est-ce que l’eau bout ? Si on pose cette question à une personne, il y a de grandes chances pour qu’elle réponde automatiquement : « parce que le feu chauffe l’eau ».

Telle n’est pas, bien sûr, l’analyse faite par la dialectique matérialiste. Mais qu’en est-il ?

Avant de développer la réponse, revenons sur les connaissances actuelles concernant le sujet. La vaporisation – phénomène dont fait partie l’ébullition mais qui inclut aussi l’évaporation – fait partie de ce que l’on appelle les « changements d’état » de la matière.

Les trois états fondamentaux sont l’état solide, l’état liquide et l’état gazeux (il existe encore deux autres états qualifiés d’« exotiques » que sont l’état plasma et le fluide). Les changements d’état de la matière ont été beaucoup étudiés par la science.

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Les changements d’état sont généralement représentés par des diagrammes de phase, les plus simples étant en deux dimensions. On voit que, selon ces diagrammes, les changements d’état se font en fonction de la température et de la pression.

La température d’un corps est définie comme degré d’agitation thermique des particules à l’intérieur de ce corps et la pression d’un corps correspond à la poussée exercée par ce corps sur tout autre corps avec lequel il est en contact. Le schéma ci-contre permet de voir concrètement à quoi ça correspond.

Tant la température que la pression sont donc des manifestations du mouvement des molécules d’un corps. Cependant, les termes « température » et « pression » sont, pour nous qui cherchons les causes internes d’un phénomène, problématiques.

Cela tient au fait que, lorsqu’on parle de température et de pression, on n’emploie pas ces termes dans les définitions strictes que nous venons de donner. Il est en effet tout à fait courant d’employer ces termes dans le sens de causes externes : on dit ainsi couramment qu’on va faire varier la température en augmentant la puissance du feu ou qu’on va augmenter la pression en compressant, par exemple, un corps.

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Il nous faut donc chercher des termes plus adéquats que « température » et « pression ». Si on reprend les définitions que nous avons données, nous en avons conclu que la température et la pression sont en réalité des manifestations du mouvement des molécules d’un corps. Cela pose donc le problème supplémentaires que pression et température sont deux variables qui sont corrélées, elles ne sont donc pas contradictoires.

Toutefois, cela nous donne un indice sur les deux termes de la contradiction à recherche : le mouvement des molécules est caractérisée par la vibration des molécules et la liaison qui peut exister entre elles.

Précisons ici que lorsque nous parlons de la vibration ou la liaison des molécules, nous parlons de la vibration ou la liaison du système de molécules formant un corps. Autrement dit, nous parlons de la vibration ou de la liaison de l’ensemble des molécules de l’eau contenue dans la casserole et non de la vibration ou de la liaison caractérisant chacune des molécules H2O de cette même eau, et encore moins des particules de chacune de ces molécules.

La vibration et la liaison de la matière sont donc les deux aspects contradictoires d’un état de matière. Plus un corps aura des molécules liées, moins il vibrera. Inversement, plus les molécules d’un corps vibreront, moins elles seront liées.

Ainsi, les corps solides ont des molécules fortement liées, qui vibrent très peu, cela se traduit par un corps qui a une forme et un volume propre, difficilement compressible.

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Les corps liquides, quant à eux, ont des molécules qui vibrent beaucoup plus et qui sont plus faiblement liées qu’à l’état solide. On a donc un corps dont la forme peut varier mais pas son volume, il est difficilement compressible. Toutefois, les molécules sont tout de même liées, ce qui se traduit par des corps ayant une cohésion que ne possèdent pas les corps gazeux.

Les corps gazeux enfin, ont des molécules très faiblement liées, qui vibrent beaucoup. Les gaz ne possèdent ni forme propre, ni volume propre.

Le couple vibration et liaison forme donc la contradiction au sein de l’état de la matière. C’est le rapport entre la vibration des molécules et leur liaison qui va déterminer le saut qualitatif de l’eau se transformant en vapeur d’eau.

Cette affirmation peut sembler incomplète dans la mesure où on peut se demander alors qu’est-ce qui fait que le rapport entre entre la vibration et la liaison va se modifier. En se posant cette question, ce qu’on a forcément à l’esprit c’est que c’est le feu de la gazinière qui est responsable de cette modification.

Mais penser de cette façon est une erreur. Voici pourquoi.

Dans la citation du début de cet article, Mao Zedong expliquait que la chaleur peut transformer un œuf en poussin mais pas une pierre en poussin. C’est exactement la même logique qu’il faut appliquer à l’ébullition de l’eau.

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Le feu va permettre à l’eau de se transformer en vapeur d’eau mais il ne permettra jamais à l’alcool de se transformer en vapeur d’eau. La cause interne – la contradiction entre la vibration et la liaison des molécules – détermine donc la nature du saut qualitatif tandis que la cause externe – le feu – détermine le moment de ce saut qualitatif.

Voici le sens de l’affirmation : « les causes externes constituent la condition des changements, […] les causes internes en sont la base, et […] les causes externes opèrent par l’intermédiaire des causes internes »

Cependant, l’exemple de l’eau qui bout peut paraître moins évident que celui du poussin puisqu’on a l’impression que le feu peut transformer tout corps liquide en corps gazeux. Cela tient en fait au caractère universel de la contradiction. Tous les corps sont composés de molécules et obéissent aux mêmes lois. Il est donc normal que la contradiction entre vibration et liaison se retrouve dans de nombreux cas.

Toutefois, la nature des vibrations et des liaisons de l’ensemble des molécules d’un corps ne sera pas identique d’un corps à l’autre : c’est le caractère spécifique de la contradiction, propre à chaque corps. L’eau donnera de la vapeur d’eau selon un processus d’une nature particulière, de même pour le processus donnant de la vapeur d’alcool à partir de l’alcool, de la vapeur de mercure à partir du mercure , etc, etc.

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On pourrait croire que le passage du couple de causes température-pression au couple de causes vibration-liaison n’apporte pas grand-chose de nouveau. Mais c’est là passer à côté de quelque chose de très important : le couple vibration-liaison introduit une idée qui n’est pas du tout abordée par la vision classique de la science de l’époque bourgeoise.

Cette idée, c’est que les choses sont liées justement. Tant les termes de « température » que de « pression » sont liées au mouvement de la matière et se restreignent à l’idée que les molécules sont isolées : elles bougent plus ou moins, elles se resserrent plus ou moins, et ça se limite à cela.

Nous disons que le mouvement des molécules ne peut se concevoir dans le fait qu’elles puissent se lier les unes aux autres. En effet, si les molécules n’étaient pas liées entre elles, elles ne pourraient pas transmettre de mouvement. Et si il n’y avait pas de mouvement, il ne pourrait pas y avoir de liaison. L’un engendre l’autre et, en un sens, le détruit.

Il est fascinant de voir à quel point un cas concret aussi commun qu’une casserole d’eau qui bout peut mener à des questions aussi nombreuses que celles qu’on a pu exposer dans cet article. Cela montre à la fois la richesse de la loi de la contradiction, et à la fois à quel point notre pensée est profondément façonnée par la métaphysique et, par conséquent, du travail à fournir pour réussir à comprendre pleinement la loi de la contradiction.


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