[Article publié pour la première fois dans la revue Crise n° 34]
« Liberation day », le jour de la libération : c’est par cette formule que le dirigeant de la superpuissance américaine Donald Trump a déclenché un véritable orage économique sur la planète le mercredi 2 avril 2025. En l’espèce, il a tenu un discours depuis la Maison blanche en affichant un simple tableau listant le nouveau montant des droits de douane appliqués pour chaque pays (185 territoires concernés, dont l’Union européenne considérée comme un ensemble).
Son discours est extrêmement simple, et outrancièrement populiste : les États-Unis seraient victimes d’une guerre commerciale cachée, consistant parfois en des « arnaques », alors ils doivent répliquer de manière réciproque. Il est parlé de droits de douane réciproques (reciprocal tariffs) appliqués à chaque pays, pour faire correspondre la capacité d’exportation américaine à la capacité d’exportation de chaque pays.
Seulement, les chiffres sont grandiloquents et ils ont interloqué les dirigeants du monde. Il a été considéré notamment que la Chine appliquait 67 % de droits de douane, l’Union européenne 39 %, ou encore le Vietnam 90 %, et il est répliqué respectivement à hauteur de 34 %, 20 %, 46 %, c’est-à-dire en divisant approximativement par deux.
L’administration américaine s’est justifiée en expliquant qu’elle prenait en compte différents paramètres, considérés comme des « tricheries » commerciales, telles que des normes sanitaires, des taxes intérieures, des manipulations sur les devises, etc.
Une équation a ensuite été publiée (avec une méthodologie détaillée) : ∆τ i = (χ i − m i) / (ε × φ × m i ).
i désigne le changement de tarif douanier et la formule correspondrait grosso modo à un calcul du déficit commercial par rapport aux importations, pour chaque pays. En réalité, personne n’a véritablement compris, aucun économiste sérieux n’a fourni d’explication convaincante. Et pour cause, il n’y a en a pas.
L’action de Donald Trump a consisté en un coup de force, pour affirmer la puissance économique de la superpuissance américaine par la peur, le choc psychologique, afin de pousser à la négociation pour chaque pays ; les chiffres initialement annoncés n’étaient qu’un prétexte. C’est une guerre commerciale et cela a très bien fonctionné, l’impact a été immédiat et massif.
Dès le lendemain, pratiquement tous les indices boursiers ont chuté : -3,39 % pour le S&P500, -4,60 % pour le Nasdaq, -3,31 % pour le CAC40, -3,01 % pour le DAX, ainsi qu’un plus bas depuis plusieurs mois pour les indices à Pékin et à Tokyo.
De manière significative, le cours de l’or a flambé (symptôme de panique), alors que le baril de brent (pétrole) a chuté de plus de 7 %, à moins de 70 dollars.
En France, Le Figaro, le quotidien de la bourgeoisie politiquement sérieuse et économiquement tournée vers les affaires, a été jusqu’à parler d’une « attaque massive sur les échanges commerciaux » lancée par Donald Trump, et a décrit la déflagration dans le monde de la finance au lendemain de l’annonce :
« L’action Apple cédait 8,25 %, Amazon 6,8 %, la chaîne de supermarchés Walmart 2,3 %. En Europe, le lunetier EssilorLuxottica perdait 6,95 %.
Du côté des devises, le dollar s’est effondré, l’euro gagnant 2,4 % jeudi.
Partout dans le monde, les rendements des obligations d’État, recherchées par des investisseurs en quête de placements peu risqués, ont reculé. »
L’ensemble des dirigeants mondiaux a réagi peu ou prou, soit en déplorant la situation, soit en s’offusquant et en annonçant des mesures. Les États-Unis en ont donc ajouté une couche par la voix du secrétaire au Trésor Scott Bessent :
« Si vous ripostez, la situation s’aggravera. »
Bien entendu, c’est avant tout la Chine qui est visée, en tant que superpuissance rivale et challenger de l’hégémonie américaine. Pour se justifier, Donald Trump a accusé la Chine d’extorquer l’équivalent de droits de douane, notamment par des « manipulations monétaires » :
« J’ai beaucoup de respect pour le président Xi Jinping, et pour la Chine, mais ils nous tiraient beaucoup trop d’avantages. »
En retour, la Chine a réagi vivement, dénonçant des « pratiques d’intimidations unilatérales », non conforme aux règles du droit international et promettant des représailles.
« L’histoire a prouvé que les nouveaux tarifs douaniers ne résoudront pas les problèmes des États-Unis. Cela portera non seulement atteinte à leurs intérêts, mais mettra en danger la stabilité de l’économie mondiale comme des chaînes d’approvisionnement. »
La République populaire de Chine a ensuite répliqué dès le vendredi 4 avril 2025 avec des taxes, douanières équivalentes, ce qui a entraîné de grandes perturbations sur les marchés financiers, en particulier une chute des valeurs de grandes entreprises américaines : Apple, Nvidia, Nike, Amazon ou encore General Motors.
Le vendredi 4 avril, toutes les bourses clôturaient avec une baisse significative : près de 6 % pour le S&P 500 et le Nasdaq, plus de 4 % pour le CAC40 et le DAX, etc. Puis, Donald Trump a commencé à dévoiler son plan, qui consistait effectivement en le fait d’obliger les pays à négocier.
« Les droits de douane nous donnent un grand pouvoir de négocier… Tous les pays nous ont téléphoné… Négocier ? Si quelqu’un nous dit : “Nous allons vous donner quelque chose qui est si phénoménal”… tant qu’ils nous donnent quelque chose de bon… »
Son fils, Eric Trump, personnage dont la voix compte, a également publié un message allant dans ce sens, assumant une perspective (tout à fait américaine dans la forme) de superpuissance mondiale :
« Je n’aimerais pas être le dernier pays qui essayerait de négocier un accord commercial… Le premier à négocier gagnera. Le dernier va absolument perdre. J’ai vu ce film toute ma vie. »
On se croirait effectivement à Hollywood dans un mauvais film, ou plutôt sur Netflix dans une série interminable au scenario alambiqué.
Le dimanche 6 avril, le Premier ministre britannique Keir Starmer, avouant négocier avec les États-Unis, parlait de tempête et déclarait :
« Le monde tel qu’on le connaissait a disparu. »
Le même jour, le conseiller économique de la Maison-Blanche, Kevin Hassett, annonçait plus de 50 pays ayant démarré des négociations, alors que Donald Trump en rajoutait encore une couche dans la provocation :
« C’est une révolution économique et nous allons gagner. »
Le lundi 7 avril 2025, la panique a continué sur les places boursières et les marchés financiers, où le bitcoin notamment décrochait de plus de 8 %, passant sous la barre des 75 000 dollars (contre près de 110 000 le jours de l’investiture de Donald Trump).
Du côté chinois, le ton est monté (« nous lutterons jusqu’au bout ») en réponse aux menaces de Donald Trump d’imposer 50 % de taxes supplémentaires, elles-mêmes décidées en réponse à la réponse chinoise… Le gouvernement a notamment interdit aux compagnies aériennes les livraisons de nouveaux avions Boeing. L’escalade a été ininterrompue tout au long du mois d’avril 2025.
Le mercredi 9 avril, une semaine après l’annonce du « Liberation day », Donald Trump provoquait un nouveau coup de tonnerre, en annonçant suspendre les droits de douanes réciproque pour 90 jours, sauf pour la Chine, impactée dorénavant à 125 % (soit 145 % en tout), en réponse à son augmentation des tarifs douaniers à 84 %.
De manière indéniable, il fut évident ce jour-là que le monde était littéralement suspendu aux moindres faits et gestes de Donald Trump, soufflant le chaud et le froid sur l’économie mondiale. L’affirmation de l’hégémonie économique de la superpuissance américaine a été totale, imparable.
Donald Trump se permettait même de moquer les pays négociant (75 selon lui), en mimant leur réaction :
« S’il vous plaît, monsieur, concluez un accord. Je ferai tout. Je ferai tout, monsieur. »
Il justifiait ensuite la suspension de 90 jours par le fait d’élaborer avec chaque pays des « accords sur mesure », qui ne doivent pas être du prêt-à-porter, mais de la « haute couture ».
Le jeudi 10 avril, le gouvernement français annonçait que 28 000 entreprises françaises exportatrices aux États-Unis pourraient être affectées par cette guerre commerciale et décidait de revoir à la baisse les prévisions de croissance (impactant ainsi l’élaboration du budget 2026).
Le Président chinois Xi déclarait dans une vidéo publiée sur le site du journal du régime Le Quotidien du Peuple dans laquelle il affirmait :
« Le peuple chinois ne provoque pas de troubles, mais il n’en a pas peur. Face aux difficultés et aux risques, leurs jambes ne trembleront pas et leur dos ne se pliera pas. La nation chinoise ne peut être ni intimidée ni écrasée ! »
Le vendredi 11 avril, l’Administration de Donald Trump décidait finalement d’épargner ce qui concerne les appareils électroniques des augmentations de taxes, avec une liste détaillée, incluant les semiconducteurs, les États-Unis étant très dépendants de la Chine de ce point de vue là.
Néanmoins, le même jour, la directrice générale de l’Organisation mondiale du commerce Ngozi OkonjoIweala déclarait :
« La guerre commerciale pourrait réduire jusqu’à 80 % les échanges de marchandises entre les deux pays [les États-Unis et la Chine]. »
En visite au Vietnam (puis au Cambodge et en Malaisie) pour s’organiser régionalement contre les attaques commerciales américaines, le Président chinois Xi Jinping déclarait mardi 15 avril :
« Nos deux pays doivent fermement préserver le système commercial multilatéral, la stabilité des chaînes industrielles et d’approvisionnement mondial ainsi qu’un environnement international d’ouverture et de coopération. »
La directrice générale du Fonds monétaire international déclarait le vendredi 18 avril que l’économie mondiale ne devrait pas être touchée par une récession, mais au moins par un ralentissement « notable », avec des prévisions de croissance en baisse. Elle avertissait également à propos de la guerre commerciale :
« Cela aura des conséquences car pendant que les grands s’affrontent, les plus petits pays sont pris entre deux feux. La Chine, l’Union européenne et les États-Unis sont les plus gros importateurs. La conséquence ? La taille importe et ils sont capables de provoquer d’énormes retombées sur le reste du monde ».
Du côté chinois, c’était le branle-bas de combat avec le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères affirmant que son pays « n’a pas peur de se battre », alors que la presse faisait état de nombreuses actions financières chinoises contre le rival américain (jeu sur la valeur de renminbi, la version internationale du yuan, sur la dette américaine possédée par la Chine ainsi que sur des actifs en particulier).
Du côté américain, Donald Trump a poursuivi sa stratégie très offensive de choc psychologique mondial, visant en particulier le président de la banque centrale américaine (la FED) Jerome Powell, critique face à sa politique :
« Je ne suis pas content de lui. Je lui ai fait savoir et si je veux qu’il parte, il partira vite fait, croyez-moi. »
Ce dernier avait déclaré face à l’Economic Club de Chicago que les augmentations des droits de douane auraient un impact négatif sur l’emploi et la croissance, ainsi que sur l’inflation :
« Il est très probable que les droits de douane entraînent une hausse au moins temporaire de l’inflation. Les effets inflationnistes pourraient également être plus persistants ».
Mardi 22 avril, la valeur de l’or (valeur « refuge ») a connu un nouveau record à environ 3500 dollars l’once. Le même jour, le FMI publiait un rapport débutant ainsi :
« L’économie mondiale est à un moment critique. »
Complètement déboussolés par les manœuvres à la fois brutales et offensives de Donald Trump, les économistes du FMI affirmaient notamment :
« Des revirements majeurs de politique économique remettent en cause le commerce mondial et engendrent une incertitude susceptible de fragiliser la résilience de l’économie mondiale. »
Le lendemain, nouveau revirement américain : Donald Trump annonçait renoncer à limoger le président de la FED ainsi que baisser « de façon substantielle » les droits de douane de 145 % imposés à la Chine, concluant ainsi une longue séquence de pratiquement un mois de guerre commerciale lancée au moyen du choc psychologique.
Le mois d’avril 2025, qui a littéralement bouleversé le monde, est bien un moment clef de la guerre mondiale pour le repartage du monde, qui consiste principalement, comme nous l’affirmons depuis des années, en affrontement brutal entre la Chine et les États-Unis.
Cet épisode montre à quel point, ici du côté américain, mais c’est la même chose en face, il est considéré que la situation est arrivée à point de non-retour et que l’affrontement doit être entièrement assumé.
De manière typique, anecdotique en apparence mais très significative en réalité, Donald Trump affirmait tout simplement le 30 avril 2025 à quel point il était prêt à sacrifier une partie du mode de vie américain (fondé sur le made in China) pour conserver les États-Unis comme superpuissance mondiale face à sa rivale chinoise : il assumait que les petites filles américaines n’auraient maintenant plus droit qu’à deux poupées Barbie plutôt que « trente » auparavant…
On reconnaît bien là la dimension ignoble et cynique du personnage. On ne saurait toutefois s’arrêter à ça. Si les apparences sont grotesques, c’est que le capitalisme ne « pense pas » et que, par conséquent, ce qu’il met en place passe par d’étranges détours.
Il suffit de penser à comment l’Allemagne nazie a industrialisé son armée au moyen d’un agité comme Adolf Hitler, ou comment l’Italie a modernisé son État à travers un tribun bouffon comme Benito Mussolini.
Il faut voir au-delà et porter son regard sur les tendances historiques, sur les lois auxquelles le capitalisme est assujetti. Les mesures de Donald Trump ont un sens.
Allons droit au but et expliquons ce qu’il en est. La situation américaine est à l’inverse de celle de 1945.
Lorsqu’intervient la première crise du capitalisme avec la première guerre impérialiste et la révolution russe d’Octobre 1917, il n’y a que deux pays qui y échappent, de manière relative : les États-Unis et le Japon.
Par la suite, ils seront rattrapés, notamment avec la crise de 1929. Néanmoins, le capitalisme américain avait une base pour élargir son existence. Et en 1945, il se retrouve avec une gigantesque capacité productive, alors que les autres pays sont ruinés, sauf l’URSS bien sûr.
Le Plan Marshall a servi ici à donner des moyens financiers, et dans une moindre mesure à en prêter, afin que toute une liste de pays deviennent des clients des États-Unis. Leur capitalisme a été intégré dans le dispositif américain, en particulier au moyen de la République fédérale d’Allemagne, qui était littéralement une semi-colonie américaine.
Dans ce contexte, le dollar a pris une place prépondérante. Avoir des dollars revenait à posséder une monnaie forte, liée à la superpuissance impérialiste américaine. C’était une valeur sûre.
En 2025, on a la situation inverse. La mondialisation est passée par là. Les États-Unis sont eux-mêmes des clients de différents pays, et ce de manière prononcée. Quant au dollar, il est tellement internationalisé que les États-Unis ne sont plus en mesure de procéder à une dévaluation, afin d’éponger les dettes.
Donald Trump inverse donc le plan Marshall, au moyen de droits de douane. Ceux-ci sont des dons inversés du plan Marshall, et également un moyen de relancer l’industrie américaine, en la surprotégeant.
Les médias ont beaucoup parlé de Stephen Miran comme le concepteur des mesures protectionnistes de Donal Trump. La revue conservatrice Le Point publie ainsi un article intitulé « Stephen Miran, architecte du chaos économique de Donald Trump », où il est dit que « Le principal conseiller économique du président américain veut utiliser la surtaxe douanière comme un levier de négociations pour restaurer l’hégémonie de Washington ».
De manière générale, il est considéré que tous les responsables économiques des différents pays se sont précipités sur le document de Stephen Miran de novembre 2024, A User’s Guide to Restructuring the Global Trading System (Guide d’utilisateur pour la restructuration du système commercial mondial).
Le quotidien Le Figaro raconte ici fin mars 2025 :
« L’influent conseiller de Donald Trump se doute-t-il qu’il alimente depuis un mois toutes les conversations des économistes européens ? Cela ne le préoccupe sans doute pas beaucoup.
Stephen Miran laisse bien volontiers la lumière à son exubérant patron. L’éminence grise de 41 ans, fines lunettes sur un visage rond, soigne d’autant plus son image d’austère technicien que ses travaux traduisent une vision très politique de la défense des intérêts américains.
’’S’agissant des motivations des États-Unis, je vous invite à lire l’économiste Miran : il y a une véritable idéologie à l’œuvre‘‘, conseille lui-même le ministre français des Finances, Éric Lombard.
Ceux qui l’ont croisé à Harvard pendant son doctorat, à la fin des années 2010, évoquent un garçon discret et travailleur, qui frayait peu avec les étudiants étrangers. Le jeune homme savait aussi déjà très bien ce qu’il voulait : pour directeur de thèse, il avait choisi Marty Feldstein, figure de l’orthodoxie républicaine. »
Mais si tout cela a une part de vérité, c’est bien trop complotiste et surtout considéré comme « organisé », « pensé ». Ce n’est pas ainsi que fonctionne le capitalisme. Il y a d’ailleurs toute une série d’autres conseillers aux thèses similaires, comme Peter Navarro.
Et, de toutes façons, tous partagent le même fond idéologique : l’ennemi, c’est la Chine, et toutes les mesures doivent viser celles-ci en priorité. On ne doit donc pas voir les mesures douanières en les séparant les unes des autres, ou en considérant que l’incertitude est le maître-mot, qu’on ne sait pas où on va.
Si, on sait très bien où on va : au conflit sino-américain pour l’hégémonie mondiale. On ne commence pas une guerre commerciale sans avoir de grandes ambitions. Donald Trump est là pour casser, pas pour détruire ; il agit conformément aux intérêts du capital financier américain, avec l’idée que « pour que rien ne change, tout doit changer ».
On ne saurait se laisser piéger par les apparences et les commentaires simplistes. Le capitalisme américain est extrêmement puissant, s’il ne « pense » pas, s’il ne sait pas ce qu’il fait, il dispose d’une capacité d’initiatives qui est tout à fait cohérente, et ce depuis qu’il a l’hégémonie dans le camp capitaliste ; cela date de tout de même 1918 !