Si Karl Marx a tellement apprécié Don Quichotte, c’est parce que l’oeuvre révèle sur la réalité humaine.

Comme on le sait, le fond du roman s’appuie sur l’interprétation que fait Don Quichotte de la réalité : il transforme les faits afin de les voir conformément à son imaginaire d’un monde où il y a des chevaliers errants, des enchanteurs, des princesses à sauver, etc.

Voici un exemple de ce décalage, où le réalisme est double. Il y a en effet la réalité qui est montrée, mais il y a également la présentation réaliste de ce qui se passe dans l’imaginaire de Don Quichotte.

« Les deux aventuriers s’entretenaient ainsi, quand, sur le chemin qu’ils suivaient, don Quichotte aperçut un épais nuage de poussière qui se dirigeait de leur côté. Dès qu’il le vit, il se tourna vers Sancho, et lui dit :

« Voici le jour, ô Sancho, où l’on va voir enfin la haute destinée que me réserve la fortune ; voici le jour, dis-je encore, où doit se montrer, autant qu’en nul autre, la valeur de mon bras ; où je dois faire des prouesses qui demeureront écrites dans le livre de la Renommée pour l’admiration de tous les siècles à venir.

Tu vois bien, Sancho, ce tourbillon de poussière ? eh bien ! il est soulevé par une immense armée qui s’avance de ce côté, formée d’innombrables et diverses nations.

– En ce cas, reprit Sancho, il doit y en avoir deux ; car voilà que, du côté opposé, s’élève un autre tourbillon. »

Don Quichotte se retourna tout empressé, et, voyant que Sancho disait vrai, il sentit une joie extrême, car il s’imagina sur-le-champ que c’étaient deux armées qui venaient se rencontrer et se livrer bataille au milieu de cette plaine étendue.

Il avait, en effet, à toute heure et à tout moment, la fantaisie pleine de batailles, d’enchantements, d’aventures, d’amours, de défis, et de toutes les impertinences que débitent les livres de chevalerie errante, et rien de ce qu’il faisait, disait ou pensait, ne manquait de tendre à de semblables rêveries.

Ces tourbillons de poussière qu’il avait vus étaient soulevés par deux grands troupeaux de moutons qui venaient sur le même chemin de deux endroits différents, mais si bien cachés par la poussière, qu’on ne put les distinguer que lorsqu’ils furent arrivés tout près.

Don Quichotte affirmait avec tant d’insistance que c’étaient des armées, que Sancho finit par le croire.

« Eh bien ! seigneur, lui dit-il, qu’allons-nous faire, nous autres ?

– Qu’allons-nous faire ? reprit don Quichotte : porter notre aide et notre secours aux faibles et aux abandonnés. Or, il faut que tu saches, Sancho, que cette armée que nous avons en face est conduite et commandée par le grand empereur Alifanfaron, seigneur de la grande île Taprobana [c’est-à-dire Ceylan], et que cette autre armée qui vient par derrière nous est celle de son ennemi le roi des Garamantes [en Afrique], Pentapolin au bras retroussé, qu’on appelle ainsi parce qu’il entre toujours dans les batailles avec le bras droit nu jusqu’à l’épaule. »

S’il n’y avait pas un tel double réalisme, le roman n’aurait pas pu fonctionner, car Don Quichotte n’aurait été qu’une sorte de rêveur, de personnage délirant marginalisé par ses inventions. Ce qui est absolument fou dans l’oeuvre, c’est que Don Quichotte parvient à agir malgré ses interprétations hallucinées.

Bien entendu, les situations l’amènent à être ridicule. Néanmoins, il existe comme protagoniste dans la réalité. Autrement dit, Don Quichotte est une œuvre qui présente les choses selon un angle réaliste populaire, afin de présenter la puissance de l’imaginaire dans la conscience, de l’interprétation du monde, de l’idéologie.

Citons ici Karl Marx parlant de ce qu’est l’idéologie comme superstructure, dans La critique de l’économie politique.

« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles.

L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées.

Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. »

La conscience « imaginaire » de Don Quichotte est exemplaire du fait qu’une conscience peut se tromper, avoir une interprétation du réel en décalage avec ce qu’est réellement le réel dans sa tendance, dans sa transformation, dans ce qu’il porte.

C’est cela le vrai génie du roman de Cervantès : montrer qu’une personne peut se tromper idéologiquement. C’est un manifeste matérialiste, au sens où c’est une expression historique de l’humanité dans sa capacité à disposer d’un recul sur elle-même.

C’est d’ailleurs par là que naît le roman comme forme historique. Et c’est exactement pour cela que Staline et Gorki eurent ces mots impeccables de vérité : « un écrivain est un ingénieur des âmes ».


Revenir en haut de la page.