Discours prononcé par Manuel Azaña, Président de la République espagnole à Valence, le 21 janvier 1937

manuel-azana.jpgMonsieur le Maire, Messieurs,

C’est avec une profonde émotion que je viens d’entendre les paroles de bienvenue que la représentation légitime de la démocratie de Valence a prononcées à mon adresse.

En toute autre occasion, en tout autre lieu de l’Espagne, un salut comme celui-ci resterait profondément gravé dans mon cœur. Mais dans les circonstances actuelles, et venant de l’expression authentique de la démocratie valencienne, ce salut prend une valeur incommensurable.

Valence tire, de son histoire, le titre glorieux d’avoir été un des premiers et des plus puissants foyers du républicanisme espagnol. C’est dans votre pays que se sont réalisées les conditions sociales, économiques et politiques grâce auxquelles l’arbre de la démocratie a pu croître avec la vigueur que nous avons tous eu l’occasion d’admirer dans le passé.

Valence, en temps de paix, était un joyau de la République espagnole. En temps de guerre, elle a su faire face à ses obligations. Un grand nombre de fils de Valence ont perdu leur vie en luttant sur le front pour le salut de tous leurs frères d’Espagne.

Nous connaissons les efforts que les Valenciens ont su déployer sur les champs de bataille. Gloire à eux tous ! Il faut souligner la reconnaissance que nous éprouvons tous pour l’effort que les Valenciens ont accompli en accourant au secours des combattants et en les soutenant dans les régions assiégées par l’ennemi.

De plus, en me saluant par la bouche de son maire, Valence avive en moi des sentiments d’un autre temps que je me permets maintenant d’évoquer, car ces sentiments acquièrent une actualité morale. C’est à Valence, au commencement de mon action politique, si courte mais pourtant excessivement dramatique et orageuse, que je dois ma première élection de député.

Et il y a une année et demie, ou un peu plus, la démocratie valencienne nous fit l’honneur de son auditoire vibrant d’un enthousiasme républicain, à l’occasion de la grandiose manifestation par laquelle on inaugurait cette coalition politique qui, dans la pensée de ceux qui la forgèrent et dans la pure intention de celui qui fut son porte-voix, fut appelée à prêter à la République une large base de collaboration sociale et les bases pacifiques et de développement de la société espagnole.

Et c’est précisément aujourd’hui, alors que j’évoque ce souvenir, ici, à Valence et devant son maire, alors que se pose devant nous le problème de la rébellion militaire qui poursuit le dessein de détruire cette œuvre qui fut commencée à Valence, je suis heureux que ce soit Valence qui me procure l’occasion de vous adresser, après six mois de guerre, quelques paroles tirées de l’expérience passée et qui nous permettront de considérer sérieusement, mais avec cet optimisme serein qui nous est propre, les problèmes de l’avenir immédiat.

Six mois de guerre, une longue période de souffrances, une période d’une durée qui nous aurait paru incroyable au mois de juillet alors que l’avenir nous était caché par le rideau du temps. Mais maintenant, cette période nous paraît courte et nous trouvons, en notre âme, le courage suffisant pour la doubler et la tripler si besoin est, pour défendre la cause de la République. Pendant ces six mois, les données principales des problèmes qui se présentent à nous n’ont pas varié dans leur essence.

Ce qui arrive maintenant c’est que, ainsi que la semence sort de la plante, ce qui était contenu dans le problème, au moment où il s’est posé au mois de juillet, se révèle en pleine lumière. Que fut pour nous le fait de la rébellion ? Il fut pour nous, et nous aurions aimé qu’il continuât à l’être, un problème de caractère national espagnol, un problème interne de la politique espagnole.

Le fait est bien connu : une grande partie des forces armées de la nation, de connivence avec les partis politiques adversaires du régime et jouant le rôle du bras exécuteur, se souleva contre le gouvernement républicain dans le but de renverser, par la force, le régime que la nation s’était donné librement, par le suffrage universel.

Tel est le fait et, en face de celui-ci, l’Etat, ses organes représentatifs dans toute leur hiérarchie surent quel était leur devoir et l’accomplirent sans hésiter une seconde. Quel était ce devoir ? S’opposer de toutes ses forces à la rébellion militaire. On ne transige pas avec la rébellion quand on occupe le pouvoir avec dignité et, comme représentation d’un Etat, on ne peut pas, on ne doit pas transiger avec la rébellion.

La dignité, le devoir, ce que l’on représente pour la nation et ce qu’on lui doit ne le permettent pas, si terribles que soient les conséquences de l’action guerrière. Et l’Etat accomplit son devoir. Mais il arriva, Messieurs, que la plus grande partie des éléments défensifs de l’Etat dont le gouvernement pouvait disposer, ou bien avait fait cause commune avec la rébellion ou bien avait été séquestrée par cette dernière ou encore avait été dissoute ou amoindrie dans son efficacité à cause de la rébellion même.

Et alors survint le fait merveilleux, la surprise espagnole que n’avaient pas prévue les auteurs de la rébellion : Il survint le fait merveilleux suivant, c’est que le peuple entier se mit à remplacer les organismes de l’Etat qui étaient devenus impuissants.

Et il prit les armes pour défendre sa liberté et sa République ou en représentation de l’Etat, alors le problème se posa pour nous de mettre à profit cet enthousiasme, cette loyauté, cette fidélité, cet esprit de sacrifice du peuple pour organiser toutes ces valeurs morales en des organismes nouveaux de défense qui remplaceraient les anciens, pour qu’avec le moins de dégâts possible, avec le moins d’efforts et le moins de perte de temps, d’énergie et le moins de sacrifices possible, le gouvernement de la République, l’Etat républicain accomplît son devoir qui était de rétablir la paix en Espagne et de restaurer la République là où elle avait été temporairement supprimée.

En ce faisant, nous avons tous accompli notre devoir. Cette phase de la situation comporte une valeur démonstrative pour nous tous et pour le monde entier. Quand on fait la guerre, laquelle constitue toujours un mal, quand on fait la guerre, ce qui est toujours abominable et cela d’autant plus quand elle éclate entre des compatriotes, quand on fait une guerre qui est funeste, y compris pour celui qui la gagne, il est nécessaire d’avoir une justification morale de premier ordre qui soit inattaquable et indiscutable. Et de ces faits que je viens d’exposer, et parmi lesquels aucun n’est irréfutable, on déduit l’aspect inattaquable de notre position, la tranquillité pour notre conscience personnelle et la tranquillité pour l’avenir de l’histoire.

Nous menons une guerre terrible, une guerre sur le corps de notre propre patrie. Mais nous faisons la guerre parce qu’on nous la fait, nous sommes les attaqués, nous, c’est-à-dire la République, l’Etat que nous avons l’obligation de défendre. On nous combat et c’est pour cela que nous luttons. La justification de notre attitude est absolue devant la conscience la plus exigeante, devant l’histoire la plus rigoureuse. Jamais nous n’avons attaqué personne. Jamais la République, ni l’Etat, ni ses gouvernements n’ont pu, non pas justifier, mais disculper ou excuser un soulèvement en armes contre l’Etat.

Notre position s’est consolidée au cours de ces six mois. Que le monde entier le sache ainsi que tous les Espagnols, ceux qui combattent d’un côté et ceux qui combattent de l’autre. Nous faisons la guerre par devoir et, dans l’accomplissement de ce devoir nous sommes décidés à persister aussi longtemps qu’il le sera nécessaire pour arriver à nos fins.

C’est pour cela que je disais, Messieurs, que le problème qui se présentait à nous était − et nous aurions aimé qu’il le fût toujours − un problème d’ordre national intérieur, un problème, dirons-nous, qui consiste dans le rétablissement de l’obéissance à la loi, un immense problème d’ordre public.

Malheureusement, il n’en a pas été ainsi. La rébellion militaire espagnole a assumé, dès le premier instant, le caractère d’un très grave problème international. Et j’ajouterai, au risque d’énoncer ainsi un paradoxe, qu’avant ce premier instant − je veux dire avant que le fait physique de la rébellion ne vînt à la lumière − nous étions tous persuadés que si l’on n’avait pas procédé à un intense travail international, la rébellion militaire espagnole n’aurait pas éclaté. A mon avis, la rébellion militaire espagnole s’élève, de deux manières, au rang d’un grave problème international.

D’un côté par son origine marocaine, du moment qu’elle a choisi la zone espagnole du Maroc comme point de départ, comme dépôt et comme base d’opérations, et de l’autre par l’aide en fournitures et en contingents armés que certaines puissances européennes ont fournie et continuent à fournir à la rébellion. En ce qui concerne le premier aspect, il faut avouer que tous les gouvernements de la République, dès l’instant où le soulèvement éclata, lui ont prêté une attention minutieuse, plus que l’opinion publique en général.

Le fait est bien clair : dans la zone du protectorat espagnol, au Maroc, les militaires chargés de la protéger et d’aider le gouvernement dans son protectorat se soulèvent contre le gouvernement légitime de la nation protectrice et ils ne se bornent pas à venir personnellement combattre sur la péninsule, mais en plus des unités péninsulaires cantonnées là-bas, recrutent des soldats parmi les troupes indigènes, ils amènent les Maures, et transforment ce qui était une expansion de l’activité politique de l’Espagne et l’accomplissement d’un compromis international, en une base d’opérations contre le gouvernement légitime de la République. Tel est le fait qu’il faut mettre en relation avec la situation de droit.

Le Maroc est un Etat étranger pour nous. La souveraineté sur le Maroc revient au Sultan. Le Sultan entretient dans notre zone un calife, lequel, comme son nom l’indique, est le délégué du Sultan, son émanation dans le domaine politique et religieux. Les décrets se promulguent en son nom avec l’assistance d’un haut-commissaire espagnol et toutes les forces que l’Espagne entretient ou subventionne à travers le Majzen sont des troupes qui se trouvent placées sous les ordres du protectorat, pour les fins du protectorat même et non pour autre chose.

Le fait que les troupes du protectorat, que les sujets marocains qui ne sont pas espagnols, que le calife, représentant du Sultan, qui n’a pas pu mettre· en doute la légitimité du gouvernement espagnol, qui sait que ce gouvernement est le gouvernement de la République, je dis que le fait que le calife qui se trouve entre les mains des rebelles ou prisonnier ou traître, consent à cela est non seulement contraire aux lois espagnoles, mais également à tous les traités et pactes internationaux en vertu desquels l’Espagne est au Maroc.

L’Espagne est établie au Maroc en vertu du traité d’Algésiras et des traités et pactes complémentaires. Il n’y a pas lieu d’examiner ici pourquoi elle y est. Mais nous sommes installés là-bas en vertu de ce fait et pour accomplir une mission déterminée, et le fait que l’on permet ou dissimule que les autorités du Majzen accordent une approbation tacite au transport de troupes marocaines en Espagne constitue une agression contre les traités internationaux, une violation des pactes en conformité desquels nous sommes établis au Maroc, en plus qu’il constitue une attaque contre le gouvernement de la République. Vous savez quels sacrifices l’Espagne s’est imposés pour maintenir son protectorat au Maroc.

Nous ne voulons pas discuter cette politique maintenant. Vous savez avec quels scrupules les gouvernements espagnols ont voulu maintenir le protectorat au Maroc et de quelle manière les gouvernements républicains cherchèrent à transformer l’action de l’Espagne dans le Maroc, en lui enlevant son esprit de conquête et en la rendant plus conforme aux intentions de la République et cela pour les fins véritables du protectorat.

Notre pays s’est imposé, dans ce but, des sacrifices immenses qui auraient suffi, s’ils avaient été utilisés à l’intérieur du pays, à favoriser le développement d’une grande partie de nos provinces. Mais du Maroc nous n’avons récolté que des ennuis, tantôt une dictature, tantôt une rébellion militaire, et je me demande si le jour ne va pas arriver, rapidement, où l’opinion publique espagnole s’adressant à son gouvernement lui demandera : « N’est-il pas temps de mettre un terme à une situation outrageante, nocive, situation qui fait fi des traités internationaux, situation créatrice de difficultés pour les puissances signataires du traité d’Algésiras ? » Il n’y a pas autre chose dans la rébellion militaire espagnole provoquée et déclenchée du Maroc.

Il ne m’appartient pas d’approfondir davantage le problème ni de lui chercher une solution, ni de l’énoncer en termes plus nets, Le problème existe, le gouvernement espagnol le sait, l’opinion publique également. Nous nous rendons compte de sa difficulté mais il serait vain de supposer qu’il va dormir éternellement, enfoui sous les événements les plus violents de la rébellion sans que la République espagnole, qui a des droits sur le Maroc et qui peut faire état de ses droits, ne prenne, à la fin, la décision adéquate.

L’autre aspect de la question, par lequel, comme nous le disions auparavant, la rébellion militaire s’élève sur le plan international, c’est l’aide prêtée aux rebelles par certains pays européens. Lorsque les forces marocaines, qui sont des forces étrangères également, ne purent plus suffire aux buts militaires de la rébellion ou lorsqu’elles perdirent leur efficacité militaire, ou pour n’importe quelle autre raison, des contingents armés en provenance d’autres pays ont commencé à gagner l’Espagne.

Et cela change en quelque sorte la situation morale créée par la rébellion. Parce qu’il ne s’agit plus d’un danger pour la République, il ne s’agit plus simplement d’une guerre civile entre Espagnols. Disons-le clairement, nous sommes en présence d’une invasion étrangère en Espagne qui met en danger non seulement le régime politique mais l’indépendance véritable de notre pays.

Il y a quelques mois, dans le courant du mois de juillet, la première fois que j’eus l’occasion de m’adresser à l’opinion publique après le début de la rébellion, je me suis permis de dire que la guerre qui se déclenchait alors était une nouvelle guerre d’indépendance et que, de plus, elle promettait de constituer le premier acte d’une guerre générale européenne non déclarée encore.

Quelques personnes trouvèrent exagérés les termes employés, Mais que cela ait constitué une guerre d’indépendance, vous êtes en train de le voir, non seulement par le fait que le peuple espagnol s’est lancé au combat pour recouvrer ses droits, ce qui est une manière d’être indépendant, mais par le fait plus concret et moins discutable qu’il y a des traces de pas étrangers sur le sol espagnol, des troupes armées contre nous-mêmes et dont le triomphe serait le signe de l’oppression absolue de l’indépendance espagnole.

Telle est la réalité : guerre d’invasion, attaque directe contre l’indépendance de l’Espagne. Et ce nouveau fait, en vertu duquel la personnalité ou la représentation militaire, politique et morale des rebelles passe, un peu, au second plan tandis qu’apparaissent en première ligne d’autres valeurs plus importantes et plus graves, ce fait crée pour tous les Espagnols, y compris les rebelles, un problème de conscience.

Je n’éprouve et n’ai jamais éprouvé aucune peine à me montrer généreux envers nos ennemis. Je ne m’en repens pas et, dans cet accès de générosité, j’arrive même à supposer que dans les rangs des rebelles il se trouve beaucoup de personnes aveuglées par la passion politique, par le fanatisme de parti, par une obéissance mal comprise, par un esprit de camaraderie poussé jusqu’à un excès pernicieux. Mais je n’éprouve également aucune peine à croire que parmi les troupes rebelles il se trouve beaucoup de gens qui ont senti comme Espagnols le rouge leur monter au visage quand ils ont eu conscience que de leur rébellion on avait fait la clef pour ouvrir la porte du territoire national aux armées étrangères.

Et je me figure difficilement que parmi les militaires rebelles, délinquants contre l’Etat − n’allons pas nous dissimuler la gravité de leur crime −, rebelles contre le régime, oublieux de la discipline, j’ai de la peine à me figurer, dis-je, que parmi ces militaires il ne s’en trouve pas à qui il répugne et fasse horreur d’être des criminels à l’égard de l’essence vive de notre patrie. J’ai de la peine à me figurer cela parce que j’ai toujours cru en l’efficacité du sentiment du point d’honneur quand on se fourvoie en nous emportant aux extrêmes de la rébellion que nous sommes en train de vivre.

Se rebeller contre un gouvernement, se rebeller contre l’Etat légitime, je suis disposé à estimer cela naturel quoique non légitime. Ce qui est antinaturel, c’est de favoriser l’invasion de la patrie. C’est pourtant le problème moral qui se pose pour les rebelles par le fait même de leur action puisqu’ils font pénétrer en Espagne des armées étrangères.

Un autre problème, mais sans amertume, se présente pour beaucoup d’autres Espagnols qui n’ont pas voulu prendre parti dans la guerre civile, qui se disent neutres, qui, pour ces raisons et pour d’autres − les unes respectables, les autres misérables −, se croient supérieurs à la lutte qui nous bouleverse.

Et je dis à tous ces Espagnols, aux humbles comme aux hauts placés, à ceux qui sont connus et aux inconnus, où qu’ils soient : Je permets, je tolère, j’admets que la question de la République ne vous importe pas. Mais si la question de l’Espagne ne vous importe pas, si son indépendance vous est indifférente, comment pouvez-vous croire qu’il est licite de continuer à être neutres quand l’Espagne est envahie et qu’elle court le danger de passer sous la domination d’un pays étranger ?

Cela ne peut pas être, cette neutralité équivaut à la trahison. Il faut le crier à tous, à tous que le drapeau républicain a acquis la valeur et le symbole du drapeau de l’indépendance espagnole et que ceux qui n’accourent pas sous ce drapeau et qui n’apportent pas toute l’aide qu’ils peuvent, où qu’ils soient, que ceux-là faillissent à leur devoir, non seulement à leur devoir de républicains mais à leur devoir d’Espagnols.

Il nous apparu à tous, à la lumière des faits auxquels je fais allusion, que la guerre d’Espagne, que la rébellion militaire devait être considérée comme le premier acte d’une guerre générale non déclarée. Telles furent mes paroles. Maintenant, presque tout le monde est d’avis que ce danger existe. Et pourquoi existe-t-il ? Laissons de côté les préoccupations de ces mois derniers concernant le problème de la fourniture de matériel au gouvernement légitime d’Espagne.

On craignait − certainement avec une sincérité honnête − qu’une rivalité pour le meilleur approvisionnement de l’une ou l’autre partie exposerait certains pays à un choc armé. Maintenant, je le répète, je laisse cette question de côté, le danger existe parce que l’invasion de l’Espagne et la dispute pour sa conquête, c’est la rupture de l’équilibre du système occidental européen. Et la rupture de cet équilibre se réalise au détriment des intérêts des puissances qui, jusqu’à aujourd’hui confiantes dans l’amitié de l’Espagne, ont pu regarder, sans crainte, ni préoccupations d’aucune sorte, du côté de l’occident de l’Europe.

Messieurs, je me rends parfaitement compte, comme vous tous, du fait que l’importance politique de l’Espagne dans le monde est inférieure à ses dimensions géographiques ainsi que du fait que notre faible puissance militaire ou, si vous le voulez, que notre puissance militaire nulle diminue le poids de l’Espagne dans le monde européen. Je me rends parfaitement compte encore que le peuple espagnol est un peuple ennemi des aventures internationales et des guerres − il a ses motifs pour cela − et que le point unique sur lequel tous les Espagnols se sont montrés d’accord, dans les dernières décades, c’est qu’ils sont tous partisans d’une position de neutralité.

Par ces caractéristiques, la présence de l’Espagne dans le système occidental européen acquiert une valeur extraordinaire qui est la conséquence de sa position géographique, de ses balcons sur deux mers, de sa position dans le détroit, de ses possessions insulaires détachées en Méditerranée et dans l’océan Atlantique, de ses richesses naturelles et, enfin, du désarmement de ses frontières terrestres et maritimes. C’est précisément cela, c’est-à-dire la faiblesse militaire de l’Espagne et sa volonté de garder une position neutre, qui a fait d’elle une pièce fondamentale dans l’organisation du système de l’équilibre en Europe occidentale.

Quant à la question du Maroc, vous savez bien qu’en dépit de tous les droits historiques de l’Espagne et de toutes les velléités d’expansion ou d’ambition que notre pays a pu montrer à l’égard de l’Afrique, l’unique raison qui nous fit aller et nous installer au Maroc n’était aucune de celles-là mais afin que personne d’autre n’y soit ; c’est précisément pour sauvegarder cet équilibre que l’on cherche à rompre chaque jour. On rompt cet équilibre, mais nous, nous ne constituons pas l’objectif principal de la rupture.

La possession des richesses naturelles espagnoles, des ports de l’Espagne, de ses bases, qui n’ont pas besoin pour être dominées d’arborer un drapeau étranger, cette possession n’exige pas la répartition en provinces du territoire national dans le but de le soumettre à un joug étranger, la possession de tout cela vise un objectif supérieur, un autre objectif que nous-mêmes avons toujours sauvegardé par nos intentions pacifiques et notre situation de désarmement.

C’est là, le danger de guerre. Naturellement, le gouvernement de la République, et je suppose également l’opinion publique du pays, n’ont pas émis la prétention puérile de croire que les autres peuples vont placer notre intérêt national au-dessus du leur. L’intérêt national de chique pays est sacré pour le pays même. Et le gouvernement de la République s’est d’autant moins laissé aller à expliquer, aux autres pays, en quoi consiste leur propre intérêt national.

Cela aurait été d’une impertinence suprême, mais, sans tomber dans cette erreur et sans montrer la candeur qu’elle suppose, il nous suffit de montrer la carte, de marquer la marche des événements pour que chacun puisse en tirer les conséquences voulues. Et si l’équilibre dans l’Ouest de l’Europe doit se rompre, nous aurons à envisager, Messieurs et Amis, s’il ne vaudra pas la peine que cet équilibre se détruisît, en fin de compte, en notre faveur pour que toutes les routes qui s’ouvrent à l’avenir de notre pays ne lui soient pas fermées.

Il faut se souvenir que ce système dont j’ai parlé au sujet de la position espagnole en tant que pièce essentielle de l’équilibre occidental de l’Europe a joué favorablement pour la paix, en 1914. Ne pourrait-il pas jouer encore une fois ? Et si l’Espagne avait couru l’aventure de se créer une puissance militaire, par le fait même que cette puissance militaire se serait formée en Espagne et qu’elle nous aurait coûté d’énormes sacrifices économiques, l’aurait-elle mise à la disposition du système auquel nous nous sommes toujours montrés fidèles.

Peut-on rompre cet équilibre d’une autre manière ? Je le crains, mais je ne fais que le craindre et j’espère que la sagesse de ceux qui gouvernent et de ceux qui dirigent les destinées de l’Europe saura se rendre compte que la loyauté, la fidélité et l’état de désarmement de la nation espagnole présentent une valeur. Mais aussi le réarmement de la nation espagnole a une valeur ou peut l’avoir.

Ces dangers de guerre, de guerre générale − nous en avons suffisamment avec la nôtre − ces dangers ont pu faire penser à beaucoup que l’extension de la guerre espagnole en une guerre générale européenne aurait son avantage dans la supposition que, dans le tumulte des grandes rencontres entre les pays européens, la cause espagnole, la juste cause espagnole que nous représentons, reviendrait à flot plus facilement. Pour ma part, je ne le pense pas.

Le gouvernement non plus, en premier lieu parce que la guerre est, par elle-même, une catastrophe et qu’il n’est pas licite de chercher à faire la guerre et, en second lieu, parce que la guerre générale, si par malheur elle arrivait à se déclencher, laisserait enfouies les aspirations espagnoles et la juste cause espagnole sous les grandes divisions qui se posèrent au monde européen à la suite de la lutte militaire et nous courrions le risque de voir notre juste cause échouer, même si cette guerre se terminait alors, pour des raisons ou des motifs ou des conditions qui ne répondent pas aux désirs des Républicains que nous sommes.

Non, nous avons à sauvegarder, en premier lieu, la valeur nationale de notre cause et nous ne devons pas la laisser se confondre en une autre. Nous devons faire valoir notre cause, par elle-même, et non en la jugeant comme un facteur international, dans des litiges qui, à la fin, ne nous regardent pas !

C’est pour ces différents motifs que la République, ainsi que les gouvernements de la République, n’ont rien fait qui puisse favoriser ou conseiller ou amener une conflagration générale. Au contraire, ils ont fait tout leur possible pour éviter un choc européen armé.

Maintenant, on parle de limiter la guerre et d’y mettre fin. La limiter dans le sens, si je ne fais erreur, que le conflit armé ne franchisse pas les frontières espagnoles et que la guerre civile espagnole ne se transforme pas en une conflagration générale. Voilà pour la localisation de la guerre. Et éteindre le foyer de la guerre c’est mettre fin à cette dernière, naturellement, et rétablir la paix en Espagne.

Pour la localisation de la guerre nous ne pouvons rien. Si le danger de guerre provient du fait que d’autres peuples transportent en Espagne leurs armées, en avouant ainsi des visées qui dépassent la cause espagnole proprement dite, alors nous ne possédons aucun moyen matériel d’éviter cette manière de faire. Nous n’avons aucun pouvoir pour cela. C’est à d’autres de localiser la guerre, c’est à d’autres de rétablir l’observance du droit international scandaleusement violé sur notre sol, c’est à d’autres de prendre les précautions nécessaires pour que ces dangers de guerre qui desservent la cause espagnole soient écartés.

Ah ! mais pour éteindre la guerre, oui, pour éteindre la guerre nous n’avons, nous autres, qu’un seul moyen, c’est de la continuer. Pour arrêter la guerre, il nous faut mettre en déroute les rebelles et, une fois déroutés, nous verrons bien si ceux qui doutent le plus, si ceux qui se disent les plus réalistes ne finiront pas par reconnaître que nous avons raison.

Pour limiter la guerre, le gouvernement de la République a consenti des sacrifices à l’égard de ses droits, comme vous le savez bien. Il s’est plié à l’inspection ou contrôle de l’importation des armes en Espagne. Nous avons toujours soutenu le principe de l’intangibilité du droit d’un Etat légitime, d’un gouvernement légitime, à commercer avec d’autres pays.

Nous maintenons ce principe. On nous a dit : « Il convient, pour la paix internationale, de ne pas se montrer trop intransigeants » et nous avons transigé. Le gouvernement responsable a accepté les réserves et les conditions qui ont déjà été rendues publiques, je crois, mais nous avons transigé en principe. Maintenant, que ce soit pour limiter la guerre, pour l’arrêter de n’importe quelle façon, nous ne sommes pas disposés, pour autant, à admettre que l’on mette en doute ni que l’on recouvre de la plus petite ombre l’autorité de la République, la légitimité du régime, l’autorité du gouvernement que ce régime personnifie, ainsi que n’importe quelle émanation de l’Etat officiel espagnol. Sur cela, nous ne transigerons pas. Plutôt périr !

Bien qu’il soit un pléonasme de le dire, il est évident que ma présence, en ce lieu, revêt le sens d’une continuité de l’Etat légitime républicain, continuité qui trouve dans le Président de la République, le Gouvernement responsable en fonctions et les Cortès les organes suprêmes de son expression représentative et d’autorité. Telle est la représentation de la République et, au moins par ma présence, celle du gouvernement et de l’opinion publique, aucune tâche ne doit salir toutes ces entités.

Mais nous, c’est-à-dire l’Etat et le peuple espagnol − c’est bien cela que j’entends lorsque je dis, nous − nous ne nous battons pas seulement pour cette conception formelle du droit de l’Etat. Non. C’est le contenu passionnant, pathétique, arraché du cœur qui est l’objet de la lutte.

Nous nous battons pour l’unité essentielle de l’Espagne, nous nous battons pour l’intégrité du territoire espagnol, nous nous battons pour l’indépendance de notre patrie et pour le droit du peuple espagnol à disposer librement de son destin. C’est pour cela que nous nous battons.

J’entends dire par des propagandes intéressées, bien que mon hygiène mentale me prévienne contre elles, j’entends dire, chaque jour, que nous sommes en train de nous battre pour le communisme. C’est une énorme sottise, sinon une malignité. Si nous nous battions pour le communisme, seuls les communistes seraient en train de se battre. Si nous nous battions pour le syndicalisme, seuls les syndicalistes accourraient à la lutte. Si nous nous battions pour le républicanisme de gauche, ou du centre, ou de droite, seuls combattraient les Républicains. Ce n’est pas cela.

Nous luttons tous, l’ouvrier et l’intellectuel, le professeur et le bourgeois − car les bourgeois se battent, eux aussi −, et les syndicats et les partis politiques et tous les Espagnols qui se sont groupés sous le drapeau républicain. Nous luttons pour l’indépendance de l’Espagne et pour la liberté des Espagnols, pour la liberté des Espagnols et de notre patrie, pour cela seulement.

Objets d’une campagne diffamante d’ordre politique en dehors de l’Espagne et à l’intérieur de l’Espagne, nous n’exportons pas de politique, nous autres. Je sais bien que nous ne sommes pas en mesure de l’exporter. Mais nous n’avons pas non plus l’intention d’exporter nulle part une politique espagnole. Et nous n’importons pas non plus de politique étrangère, nous n’admettrions pas cette importation. Personne ne nous l’a demandé, personne ne nous l’a proposé, personne ne le désire. Et je suis autorisé, par mes fonctions, à déclarer que la République espagnole n’a conclu aucune espèce de compromis politique avec aucun pays du monde.

Cela demande-t-il beaucoup d’efforts de comprendre l’impulsion nationale d’un peuple qui ne veut pas se laisser enchaîner ? Le concept de la liberté, de la dignité humaine et de la dignité nationale est-il devenu si étrange pour beaucoup d’Espagnols qu’il leur paraisse invraisemblable de se battre pour quelque chose qui ne concerne pas les intérêts d’une classe ou l’idéologie d’un parti ? Mais, le sentiment propre à l’homme libre, la dignité d’être Espagnol ne suffisent-ils pas pour se faire tuer dans les tranchées ?

J’entends parler d’un mouvement national et c’est ainsi, je crois, que les auteurs de la rébellion qualifient leur action rebelle. Un mouvement national peut-il exister s’il commence par séquestrer la liberté de la nation ? J’estime, moi, qu’un mouvement national deviendrait irrésistible, dans quelque sens qu’il se prononçât, s’il constituait véritablement un mouvement national.

Mais pour qu’il y ait un mouvement national, la première condition à réaliser c’est qu’il y ait des nationaux libres qui puissent manifester leur volonté, et un mouvement politique armé, un mouvement de guerre qu’on proclame national n’a qu’à se soumettre à l’épreuve de laisser la possibilité à ses sujets, à ses esclaves, à ses opprimés de dire ce qu’ils pensent et ce qu’ils veulent.

Ah ! si ces gens déclaraient vouloir la dictature militaire, je m’engagerais à souscrire à leur désir parce que je suis sûr que très peu d’Espagnols voteraient en faveur de la dictature militaire. Alors, où est le mouvement national ?

Le mouvement national se trouve ici, là où respire le peuple libre en prêtant son aide au gouvernement légitime de la République dans sa terrible entreprise. Nulle part je n’ai observé de défaillances. Personne n’a été contraint de combattre, personne n’a été contraint d’embrasser le drapeau de la République. Peuvent-ils en dire autant ceux qui se parent du qualificatif de mouvement national ? Je suppose que non.

C’est sur cette base de l’union du peuple espagnol dans la défense de ses libertés essentielles, de ses libertés d’homme libre, ainsi que dans la défense des libertés et de l’indépendance de sa patrie, c’est sur cela qu’est édifiée cette énorme coalition des forces politiques et sociales ainsi que de celles du gouvernement, pour la défense de l’Espagne. Et j’estime que cette coalition et que cette union doivent continuer à se manifester au moins jusqu’à la paix, au moins jusqu’à la victoire.

J’ai l’impression que plus tard, lorsque la guerre sera terminée et qu’il faudra, forcément, diriger son attention sur une quantité de problèmes qui sont latents maintenant, il me semble que la guerre nous paraîtra un jeu, après coup, si terrible que se présente le problème de la guerre même, en comparaison des problèmes du moment qui se révéleront beaucoup plus difficiles et plus graves. Et alors, la cohésion des Espagnols et leur esprit d’abnégation et de sacrifice qui règne, aujourd’hui, parmi vous tous, seront également nécessaires.

Mais, en attendant, qu’on me permette d’ajouter qu’il nous faut suivre une politique de guerre. Nous sommes en train de livrer une guerre politique et il nous faut suivre une politique de guerre. Même mot d’ordre sur les fronts de bataille qu’à l’arrière, une politique de guerre qui ne soit pas qu’un vain mot : Discipline et obéissance au gouvernement responsable de la République. C’est en cela que tout se résume.

Nous pourrions développer longuement ce thème, mais ce mot d’ordre résume bien ma façon de penser au sujet de la conduite même de la guerre, de l’aspect moral du problème. Je ne me lasserai pas de répéter qu’il n’y a pas deux façons de faire la guerre, ou plus exactement, qu’il y a un grand nombre de manières de la faire, toutes mauvaises moins une, celle qui conduit à la victoire. Et c’est cette manière-là qu’il faut appliquer.

Il n’y a pas deux façons d’organiser une armée et une guerre : on gagne avec une armée bien organisée. Je sais que pendant longtemps, pendant des décades, des professionnels ont fait croire au public espagnol qu’il y avait une façon de faire la guerre, à l’espagnole, qui ne ressemblait pas au système de guerre adopté par les grands pays du monde. C’était l’œuvre inconsciente de gens s’efforçant d’abaisser l’intelligence des Espagnols à une catégorie de second ordre. Il n’y a qu’une seule façon de faire la guerre.

Comme, dans la guerre, en dépit de tous les apports de la mécanique et des progrès des arcs industriels, le facteur décisif est l’homme, le soldat, le combattant, le facteur moral de la guerre est celui qui nous préoccupe le plus. Et le facteur moral de la guerre se traduit en discipline, en obéissance, en capacité, en commandement et en responsabilité. Tout le reste, ou bien est un non-sens, propre aux gens sans cervelle, sans discipline et sans connaissance exacte des questions, ou bien est un pur suicide involontaire auquel nous ne saurions exposer ni la République, ni la nation.

A l’arrière, l’esprit d’obéissance et de discipline est non moins nécessaire, esprit qui n’est pas irresponsabilité chez ceux qui commandent mais reconnaissance de la capacité de gouvernement des autorités compétentes. Et, pendant que ces autorités gouvernent, qu’elles fonctionnent, que ce sont elles qui sont responsables de la direction du pays, c’est à elles qu’il faut apporter le respect et l’aide sans lesquels il n’y a pas de gouvernement possible.

Il faut se défier que l’enthousiasme national populaire ne se perde en initiatives personnelles ou particulières bien intentionnées mais qui, par leur indiscipline et leur dispersion, sont destinées à échouer. Il faut se défier de la spontanéité espagnole, de celle dont j’ai fait l’éloge le plus chaleureux que l’on puisse adresser à une qualité nationale, il faut se défier de ce que cette indépendance même personnelle de chaque Espagnol ne devienne préjudiciable à notre cause. Et surtout, il faut se défier de la réapparition, en cette époque de troubles et de créations, des vices les plus répugnants et les plus discrédités de notre vieille politique.

J’ai pu me rendre compte, ici, que les caciques ont ressuscité en changeant de nom et même de procédés et qu’au lieu d’être des curiales, au lieu d’être légalitaires et de porter dans leur poche une lettre de recommandation, ce qu’ils font, c’est de porter un fusil sur l’épaule, mais ils n’ont pas le courage du nombre de fusils qu’ils portent. Voilà une manifestation de caciquisme et d’indiscipline à l’extirpation de laquelle il faut aider le gouvernement de la République.

M. le Maire, au cours des paroles émouvantes qu’il a prononcées, a déjà parlé de la paix. Personne ne la désire plus fermement que moi, mais on ne peut pas obtenir la paix sans consentir des sacrifices et le sacrifice est d’autant plus dur qu’il faut plier, discipliner et brûler sur le bûcher de la cause commune un grand nombre de qualités personnelles. Je me crois autorisé à rappeler à tous les défenseurs de la République, où qu’ils soient, au gouvernement, à la présidence, qu’ils travaillent sur une route ou qu’ils conduisent un camion, je tiens à rappeler à chacun que beaucoup jugent nos actions.

Les uns sont présents, les autres absents. Les uns vivent aujourd’hui, d’autres viendront demain et nous sommes obligés, par la cause que nous représentons, de faire tout ce qui est nécessaire pour que la sentence de tous ces juges nous soit favorable. Et de tous ces juges, qui sont les uns la conscience personnelle, les autres, l’opinion publique, l’opinion du monde étranger, celle de l’Histoire, de tous ces juges, les plus importants, les plus autorisés sont les combattants ; les véritables combattants, ceux qui se font tuer dans les tranchées, ceux qui sont en train de se faire tuer, en ce moment-ci, ceux qui se préparent à mourir demain.

Ceux-là sont nos juges les plus immédiats et ce serait un crime, non pas de lèse-patrie mais de lèse-humanité que des erreurs de conduite, que des erreurs − je ne parle que des erreurs − exposassent à un échec le sacrifice de ces hommes grâce à qui nous existons.

Je ne trouve pas de mots suffisamment expressifs, Messieurs, pour adresser aux combattants l’hommage qu’ils méritent, à tous ceux qui luttent les armes à la main. Et parmi tous ces combattants je mentionne, entre tous, ceux de Madrid parce que Madrid a assumé, comme le disait très bien Cano Coloma, une représentation éminente.

Madrid, ses fils assassinés, ses monuments détruits, ses trésors d’art en flammes ! La grandeur même de son martyre confère à ces flammes une grandeur morale qu’aucun peuple espagnol n’a connue jusqu’à présent. Et c’est la vérité, Cano.

Madrid, où jamais rien ne s’était passé, devient maintenant la plus grande ville de l’histoire contemporaine espagnole et il sera nécessaire qu’il s’écoule beaucoup de temps pour que les Madrilènes eux-mêmes, non encore assassinés, qui ont accepté joyeusement leur terrible destin, puissent se rendre compte des répercussions que la résistance sans limite de leur ville va avoir sur les destinées de l’Espagne. Oui, Madrid mérite une fois de plus le titre de capitale morale de tous les Espagnols. Je n’ajouterai pas une parole de plus au sujet de Madrid. Le silence vaut toute admiration et gratitude.

Madrid pourra être considérée comme le symbole de toute l’attitude du peuple espagnol et de ses ruines surgira une nouvelle capitale, comme des ruines du pays surgira une nouvelle patrie.

C’est à cette œuvre que me voue le maire de Valence. Ce serait, pour moi, un grand honneur de pouvoir y collaborer. Mais il ne faut pas oublier que reconstruire un pays et, surtout − parce qu’il ne s’agit pas seulement de reconstruire des ponts et des édifices détruit − refaire l’esprit moral et tirer les fruits politiques et moraux de la victoire est une entreprise que nous ne saurions mener à chef si l’on perd l’esprit actuel qui anime les défenseurs de la République.

La guerre d’Indépendance, à laquelle je fais souvent allusion chaque fois que je parle de cette guerre, couvrit et protégea la naissance d’un mouvement politique espagnol, le premier mouvement au cours duquel la nation espagnole prenait conscience de son propre être et faisait ses premiers pas d’indépendance politique. Et ce mouvement politique, à l’abri de la guerre, s’effrita, comme vous le savez tous mieux que moi et s’il s’effrita, ce fut, entre autres causes, par le manque de têtes politiques suffisamment lucides pour tirer les conséquences morales et d’ordre politique qui étaient impliquées dans le triomphe du mouvement.

J’espère que cette fois il n’en sera pas de même et que Je peuple espagnol, beaucoup mieux averti et plus conscient de sa position et de ses droits que le peuple espagnol d’alors, saura trouver la voie, le, personnalités, les programmes et les faits indispensables à sa reconstruction morale, libérale, politique et sociale, reconstruction qui nous importe davantage que la reconstruction matérielle des villes détruites, si importante qu’elle soit.

Je n’ai pas l’intention, à cette place, de développer un programme politique ni social, mais je peux exprimer mon sentiment intime. J’ai foi en les créations qui vont sortir de cette commotion terrible qui ébranle l’Espagne et je pense avec plaisir au moment de paix où la majesté du peuple libéré et racheté de la tyrannie administrera ses destinées d’après les expériences faites, en confrontant ces destinées avec les idéals populaires qui se manifestent, maintenant, avec tant de vigueur. Je pense à ce jour-là.

Je ne sais pas quel sera, alors, le régime politique de l’Espagne. Il sera celui que le peuple aura voulu. Mais ce que je désire, moi, c’est un régime où les droits de la conscience et de la personne humaine soient défendus et consacrés par tout l’appareil politique de l’Etat, un régime où la liberté morale et politique de l’homme soit assurée, où le travail récupère en Espagne ce que la République a voulu faire de l’homme : l’unique catégorie qualificative du citoyen espagnol, et où soit assurée la libre disposition des destinées du pays par le peuple espagnol dans sa masse, dans sa collectivité, dans sa représentation totale.

Si, un jour, il faut retourner combattre contre la tyrannie, je dirai : « Présent ! »
Contre n’importe quelle tyrannie, Messieurs, parce que nous ne soutenons pas ce combat terrible où périssent les sentiments les plus nobles de notre vie morale, où se déchirent les fibres les plus intimes de nos sentiments espagnols, nous ne sommes pas en train de livrer ce combat contre la tyrannie, ni contre le despotisme, pour le refuser une autre fois.

Contre toute autre tyrannie, contre tout autre despotisme. Et je suis sûr que le peuple espagnol a acquis la grandeur morale suffisante, en cette épreuve, pour ne pas vouloir se soumettre jamais ni à la déraison des mitrailleuses, ni à la dictature du pistolet.

Où qu’il soit et quand que ce soit, pour lutter contre la tyrannie votre Président actuel, Président ou non, ou simple habitant de Madrid, sera un soldat dans les rangs. C’est au peuple et à son émanation légitime de dire quelle est son ambition dans d’autres entreprises.

Aucun régime ne sera possible en Espagne si l’on ne garde pas pour base ce que je viens de dire et si l’on n’a pas, comme moi dans ma vie publique, deux passions : la passion espagnole et la passion de la liberté. Je concentre ces deux choses en une seule : être un homme libre avec la dignité de citoyen espagnol dans une République d’hommes libres.

Telle est pour moi ma plus grande ambition et je crois, également, pour tous ceux qui m’écoutent. La paix viendra et j’espère que vous déborderez tous d’allégresse.

Moi, non, Messieurs. Permettez-moi de vous faire ce terrible aveu, que, du poste que j’occupe, je ne peux, dans les circonstances actuelles, éprouver, en mon âme d’Espagnol et de Républicain, que de terribles tortures. Aucun de nous n’a voulu ce destin tragique.

Aucun ne l’a voulu. Nous avons accompli le pénible devoir de nous élever à la hauteur de ce destin. Viendra la paix et viendra la victoire, mais la victoire sera une victoire impersonnelle, la victoire de la loi, la victoire de la justice, la victoire de la République. Elle ne sera pas le triomphe d’un chef parce que la République n’en a pas et parce que nous n’avons pas voulu remplacer l’antique militarisme oligarchique et autoritaire par un militarisme démagogique et tumultueux plus funeste que l’autre et plus inefficace encore dans le domaine professionnel.

La victoire sera impersonnelle parce qu’elle ne sera pas le triomphe d’aucun d’entre nous, ni d’aucun de nos partis, ni d’aucune de nos organisations. Elle sera le triomphe de la liberté républicaine, le triomphe des droits du peuple, le triomphe des entités morales devant lesquelles nous nous inclinons.

Elle ne sera pas un triomphe personnel parce que, lorsqu’on éprouve, en son âme d’Espagnol, une douleur aussi vive que je la sens moi-même, on ne triomphe pas, personnellement, contre des compatriotes. Et lorsque votre premier magistrat brandira le trophée de la victoire, son cœur d’Espagnol se brisera certainement et l’on ne saura jamais qui aura le plus souffert pour la liberté de l’Espagne.


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