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Le marxisme, en tant que tel, aboutit à une démarche totalitaire : c’est indéniable. Le marxisme est un déterminisme complet, qui considère que les êtres humains sont de la matière et, à ce titre, obéissent à des lois physiques, chimiques, expliquées par le matérialisme dialectique (développement inégal, mouvement en spirale, saut qualitatif, ce qu’on résume par la « loi de la contradiction » universelle).
La Gauche Prolétarienne comme moment clef
André Glucksmann, philosophe qui est mort hier, l’a très bien compris. Lui et d’autres avaient été les intellectuels liés à la Gauche Prolétarienne, qui avait initié un processus révolutionnaire. Or, la « GP » a capitulé juste avant d’assumer l’affrontement avec l’État.
Assumer la bataille contre l’État, c’est assumer la dictature du prolétariat, et donc l’ouverture de camps pour les ennemis de la révolution, ennemis politiques mais aussi sociaux. Grands bourgeois, mafieux, éléments anti-sociaux comme les prostituées, fascistes… terminent en camp de travail, au mieux.
La base intellectuelle ne voulait pas assumer cela et a joué un rôle important dans cette capitulation de la Gauche Prolétarienne. Pour se justifier, comme elle était bourgeoise dans ses conceptions, sa vision du monde, et elle a développé le thème de la « morale ». Ce serait une morale universelle qui devrait triompher et les « camps » seraient le cauchemar ultime, un cauchemar à la fois communiste et nazi.
Cela correspond, grosso modo, à la philosophie de Jean-Paul Sartre, chef de file de ces intellectuels, auteur notamment de L’être et le néant de L’existentialisme est un humanisme. Son « existentialisme », qui est une position nihiliste sur la condition humaine, faisait de l’être humain une page blanche, où l’on doit écrire tout tout seul en fonction de ses choix, le tout étant de ne pas devenir un « salaud » et donc de « s’engager ».
C’est cette ligne subjectiviste va amener l’auto-destruction de la Gauche Prolétarienne en plaçant toute la stratégie sur le dos d’un « choix individuel » – « s’engager » jusqu’à la violence ou pas devenant le problème de base, la question philosophique individuelle, isolée de tout contexte, de toute histoire.
La Fraction Armée Rouge reprendra exactement cette problématique à la Gauche Prolétarienne – dont elle avait rencontré des dirigeants – mais en ayant la position contraire : en assumant la violence. Le soutien armé au tiers-monde partait chez la Fraction Armée Rouge d’un choix subjectif – « Quiconque commence à lutter et à mener la résistance est l’un d’entre nous ».
Le recyclage des cadres à la fin de la Gauche Prolétarienne : les spiritualistes
En France, la fin de la Gauche Prolétarienne a donc amené un gigantesque recyclage des militants et des cadres. Ils avaient compris des choses essentielles sur la société : la bourgeoisie leur demanda de profiter de cela afin de moderniser le pays plutôt que de contribuer à la révolution.
Tous n’acceptèrent pas, tout au moins pas directement. Certains préférent basculer dans la spiritualité, toujours en liaison avec la question du droit, de la morale. Le dirigeant de la Gauche Prolétarienne, Beny Levy (1945-2003), deviendra ainsi rabbin adepte de la question des lois « morales » de la Torah appelées « mitzvot ».
Christian Jambet s’est lui tourné vers le mysticisme musulman chiite, devenant un spécialiste d’islamologie et d’iranologie. Il avait d’ailleurs publié en 1976 un ouvrage de « rupture », L’Ange, co-écrit avec Guy Lardreau (1947-2008), qui lui s’était tourné vers le christianisme mystique et sa source qu’est le platonisme.
Cette mouvance est historiquemen reliée aux éditions Verdier fondées en 1979.
Le recyclage des cadres à la fin de la Gauche Prolétarienne : les moralistes
En France, il y a deux critiques non-communistes de la société : la religieuse, spiritualiste, romantique idéalisant le passé, et la moraliste, prônant une certaine « vertu ».
André Glucksmann appartient à cette seconde tendance. Ses ouvrages les plus importants furent La Cuisinière et le Mangeur d’homme (1975) et Les Maîtres penseurs (1977). La seconde grande figure de cette tendance est Bernard-Henri Lévy, auteur de La Barbarie à visage humain (1977) et de L’Idéologie française (1981).
André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy vont développer les thèmes des « nouveaux philosophes », nom choisi par Bernard-Henri Lévy pour un dossier des Nouvelles littéraires. On est ni plus ni moins que dans la généralisation de la thèse de l’engagement de Jean-Paul Sartre et de Victor Hugo avant lui : les intellectuels doivent s’engager et la société doit les écouter.
Depuis les années 1970 et surtout les années 1980, les intellectuels se présentent comme « philosophes » ayant le « droit » et surtout le « devoir » d’intervenir dans la société, au nom des « grandes causes ».
Ce seront notamment les « boat people » fuyant le Vietnam, le génocide au Bangladesh, les pays de l’Est victimes du social-impérialisme soviétique, l’influence profonde du pétainisme en France.
Des « nouveaux philosophes » rejoignant la fraction pro-Etats-Unis
Les « nouveaux philosophes » ne pouvaient pas exister de manière abstraite : concrètement leur démarche devait nécessairement s’intégrer à telle ou telle classe sociale. Leur discours moraliste étant issu d’une rupture avec le communisme et son universalisme, au profit d’une vertu individuelle et subjectiviste, les « nouveaux philosophes » vont alors passer dans le camp du libéralisme.
Ce libéralisme n’est pas celui tel qu’on le connaît en France, car les « nouveaux philosophes » mettent en avant un sens des responsabilités individuelles qui a toujours manqué en France, en raison de l’échec du calvinisme.
Cela on le sait aujourd’hui grâce aux analyses du PCF (mlm). Les « nouveaux philosophes » ne le sachant pas alors, ils basculent dans la quête d’un « style » de l’individu responsable, et regardent alors forcément vers les États-Unis d’Amérique, pays de la réalisation du calvinisme.
Seulement, il y avait là bien une centaine d’années de retard, et la « fixette » sur les États-Unis d’Amérique devint une apologie de l’interventionnisme « moral » de ceux-ci. André Glucksmann a ainsi soutenu l’OTAN et les États-Unis d’Amérique dans leurs interventions en Irak, en ex-Yougoslavie, plus récemment en Libye, en Syrie, etc.
Lui et Bernard-Henri Lévy ont prôné un interventionnisme fondé sur la « morale » assumant le libéralisme, par opposition au « totalitarisme » ; en pratique cela signifiait se mettre à la traîne de la fraction de la bourgeoisie française soutenant les États-Unis d’Amérique.
Etant donné qu’en France, comme l’ont montré les analyses du PCF (mlm), c’est Nicolas Sarkozy qui représente cette fraction, on a donc André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy qui l’ont fort logiquement soutenu.
L’origine de l’erreur d’André Glucksmann
Comme nous le savons la Gauche Prolétarienne n’a pas connu le matérialisme dialectique. On peut pratiquement dire la même chose du PCF historiquement. On ne trouve pas d’analyses de l’histoire française, pas de compréhension de la dialectique de la matière ; cela c’est le PCF (mlm) qui l’a développé ces dernières années.
On ne doit pas être alors étonné que les déviations aient été nombreuses et incompréhensibles. En l’occurrence, il a été « surprenant » en apparence que les intellectuels proches du maoïsme basculent dans l’anticommunisme le plus forcené, au nom du refus des goulags. Mais en pratique, ces intellectuels ont nié la critique de gauche du social-impérialisme soviétique, pour ne mettre en avant qu’une critique de droite.
André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy ont développé le thème du « goulag » comme expression du totalitarisme latent dans la société, abandonnant de ce fait tous les éléments progressistes qu’ils avaient pu avoir, notamment dans le rejet du pétainisme (voir à ce sujet l’article Eric Zemmour, Bernard-Henri Lévy, Zeev Sternhell, le matérialisme dialectique et la question de la France de Pétain).
Si André Glucksmann s’est trompé, c’est parce qu’il n’a pas compris que sa grande lutte contre le pétainisme a profité à une fraction de la bourgeoisie contre une autre. André Glucksmann s’imaginait progressiste en luttant contre ce qu’il a appelé le « nouveau fascisme », mais sa lutte n’a profité qu’à une fraction bourgeoise contre une autre.
Le temps qu’il le comprenne il était déjà dans le camp de cette bourgeoisie : voilà pourquoi il est devenu conservateur. C’est là un point essentiel compris par le PCF (mlm) : la bourgeoisie n’est pas unifiée, elle a deux fractions majeures et si l’on ne saisit pas leur rapport, on peut basculer dans le soutien erroné de l’une contre l’autre, au lieu d’être dans le camp de la classe ouvrière.
Un exemple de réédition de la thèse d’André Glucksmann
On notera d’ailleurs, pour finir, que ce thème du « nouveau fascisme » a été repris il y a quelques temps par « Drapeau Rouge », un groupe qui relève pour nous de l’anarcho-maoïsme.
On a là quelque chose de cocasse. Ce groupe rejetait à la base entièrement la Gauche Prolétarienne, puis a modifié sa position devant les avancées du PCF (mlm). Mais étant donné que cette démarche était uniquement opportuniste, « Drapeau Rouge » a repris… la thèse du fascisme moderne d’André Glucksmann.
Contre l’antifascisme prôné par le PCF (mlm),« Drapeau Rouge » a expliqué alors que le Front National ne représenterait aucune menace, l’État policier étant déjà là :
« L’Etat devient un Etat policier. » (Tract manif 1er Mai 2007)
« En France et en Italie se fait jour un régime développant un fascisme moderne et Chine, pays où se développe la lutte de classes.un Etat policier, dont Sarkozy est un symbole évident. » (1er Mai 2008)
« Ce fascisme rampant, c’est le fascisme moderne. Cet Etat policier, ce fascisme moderne, nous les voyons partout se développer en Europe, les gouvernements qui les mettent en place sont de gauche (Espagne, Angleterre, Pologne), de centre-gauche (avec l’appui des révisionnistes) en Italie, de l’alliance droite-gauche en Allemagne, de droite en France. » (Editorial « Le drapeau rouge » février 2008)
« Le fascisme moderne s’installe pas à pas, car les partis qui luttaient pour changer la société y ont renoncé, parce que les directions syndicales accompagnent le gouvernement de gauche ou de droite dans les réformes, soutiennent le capitalisme agonisant qui est prêt pour se maintenir à utiliser tous les moyens. C’est pourquoi, les quartiers, les métros, les routes, sont quadrillés par l’Etat policier, armés de flash-ball, de taser, les caméras sont partout. » (déclaration du Parti Communiste maoïste de France au meeting du 9 décembre 2007)
« Notre Parti a défini cette période comme celle de la formation d’une forme moderne de fascisme, le fascisme moderne.
Les scholastiques qui en restent toujours aux définitions figées dans le temps et l’espace, ne veulent pas voir le changement de situation. Le fascisme, sur le fond, est toujours la dictature du capital financier (fusion du capital industriel et bancaire) à l’époque de l’impérialisme. Sur la forme, le fascisme prend différentes formes, et celles-ci peuvent varier, s’installer de façon brutale, ou suivre un processus lent. Dans ce cas, c’est le fascisme moderne. » (Fascisme Moderne ou fascisation ?, 30 décembre 2009)
Nous avions déjà parlé de cette thèse erronée du fascisme moderne et c’est là une ironie de l’histoire : la thèse d’André Glucksmann devenu sarkozyste a été retourné contre lui 40 ans après. Cela rappelle le bon mot de Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte :
« Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. »