Herbert Marcuse fut la figure majeure de l’école de Francfort à rompre avec l’Institut de recherche sociale, dans le prolongement par ailleurs d’une séparation déjà réalisée. Il y a toutefois une autre figure marquante qui va jouer un rôle bref, mais éminent.
Hans-Jürgen Krahl, né en 1943, était une figure du mouvement étudiant, appartenant à la direction du SDS, la grande organisation estudiantine contestataire. Il était considéré comme le plus brillant et c’était également le seul étudiant que Theodor Adorno, dont il était un disciple en quelque sorte, considérait comme son égal.
Hans-Jürgen Krahl fit cependant partie du mouvement chahutant le cours de Theodor Adorno, ce qui aboutit à la rupture ; lui-même décéda dans un accident de voiture en 1970. Max Horheimer écrivit à ses parents pour dire à quel point celui-ci avait été « irremplaçable ».
La prise de position de Hans-Jürgen Krahl joua un rôle important, car les étudiants ayant chahuté le cours de Theodor Adorno espéraient en fait que celui-ci les soutiendrait.
Hans-Jürgen Krahl se situait directement dans la perspective de Theodor Adorno, mais considérait que celui-ci avait été vaincu par la défaite du mouvement ouvrier allemand face au fascisme, comme par ailleurs tous les intellectuels. Cela a selon lui produit un décalage entre la théorie et la pratique, ce que le mouvement étudiant, avec sa contestation d’une soumission « allemande », entend résoudre justement.
Hans-Jürgen Krahl dit ainsi à la suite du décès de Theodor Adorno :
« Autant Adorno voyait à travers l’idéologie bourgeoise de la recherche désintéressée de la vérité un semblant de troc, autant il se méfiait des traces de la lutte politique dans le dialogue scientifique (…).
L’écrasement du mouvement ouvrier par le fascisme et son intégration apparemment irrévocable dans la reconstruction du capitalisme ouest-allemand d’après-guerre ont changé le sens des termes de la théorie critique.
Ils ont forcément dû perdre une certaine détermination, mais ce processus d’abstraction s’est fait à l’aveugle.
L’histoire concrète et matérielle, qu’Adorno opposait de manière critique au « concept sans histoire de l’histoire », l’historicité de Heidegger, a migré de plus en plus de son concept de pratique sociale et s’est évaporée dans son dernier ouvrage, la « Dialectique négative », à tel point que elle est devenue la pauvreté transcendantale assimilable à la catégorie heideggérienne.
Dans sa présentation au Congrès des sociologues allemands, Adorno insistait il est vrai sur l’application de l’orthodoxie marxiste : les forces productives industrielles sont toujours organisées dans des rapports de production capitalistes et le pouvoir politique est toujours basé sur l’exploitation économique des travailleurs salariés.
Mais peu importe à quel point son orthodoxie est entrée en conflit avec la sociologie ouest-allemande dominante lors de cette conférence, elle devait rester sans conséquences, car les formes catégorielles n’étaient pas liées à l’histoire matérielle. »
On parle ici d’une mouvance politique se définissant comme socialiste et rejetant le mouvement communiste, tout en entendant généraliser une contestation en raison de l’ambiance de l’époque. Si on n’est pas dans le trotskysme, on est tout de même dans l’esprit gauchiste des années 1920.
Or, Rudi Dutchke, le grand dirigeant étudiant, ne parvint jamais à théoriser une ligne gauchiste réellement synthétique. Historiquement la conséquence fut que le mouvement étudiant donna naissance aux hippies, aux spontanéistes, aux marxistes-léninistes et à la RAF.
Dans tous ces mouvements, c’est la pratique, et bien souvent la culture, qui étaient primordiales. Dans tous les cas un style de vie révolutionnaire était exigé, avec un esprit de rupture. C’est de cette démarche que naissent, dans le prolongement de ces mouvements, les Verts alternatifs et les autonomes.
On remarquera par ailleurs que les intellectuels bourgeois ne comprenant pas la RAF l’assimile justement à une sorte de mouvement issu d’étudiants cherchant à faire « pénétrer » de force la théorie critique dans les masses. C’est là une incompréhension tant de la démarche prolétarienne de la RAF que son analyse de la société capitaliste et son 24 heures sur 24.
Inversement, la lecture étudiante de type gauchiste pouvait bien entendu satisfaire des intellectuels bourgeois désireux de participer aux institutions, notamment universitaires. La polarisation dans la société allemande était telle alors qu’il était strictement impossible d’intégrer les institutions, un travail de fonctionnaire ou de professeur, si on relevait de la contestation. Or, les intellectuels bourgeois voulaient obtenir une reconnaissance et être acceptées par les institutions.
Aussi, ce sont les jeunes intellectuels, déçus par Theodor Adorno, mais se maintenant dans la perspective d’une « théorie critique », qui commencèrent à publier une avalanche d’ouvrages.
Helmut Reichelt (né en 1939) étudia ainsi chez Theodor Adorno à Francfort et collabora avec Hans-Georg Backhaus (né en 1929) pour procéder à une relecture des œuvres de Karl Marx, afin de redonner à la théorie critique un visage « marxiste ». Helmut Reichelt fut professeur de sociologie à l’université de Brême, Hans-Georg Backhaus maître de conférences à Francfort, puis Brême.
L’idée est simple à comprendre. Puisque la théorie critique explique que l’industrialisme était une avancée de la civilisation et une barbarie en même temps, que le prolétariat était aspiré lui-même dans l’industrialisme et n’est plus un prolétariat… Alors, il suffit de relire Karl Marx, afin de lui faire dire précisément cela.
Les écrits de Karl Marx sont donc à la fois découpés et rejetés, selon, afin de présenter la thèse comme quoi Karl Marx disait déjà la même chose que la théorie critique. Il n’y aurait pas d’antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat, la lutte des classes n’existerait pas, car le capitalisme c’est à la fois la bourgeoisie et le prolétariat. Il faut voir le capitalisme comme un industrialisme et le critiquer selon le point de vue de la « théorie critique » de l’école de Francfort.
Il fallait cependant bien justifier cela et c’est ce qui va donner naissance au mouvement qu’on désigne par celui procédant à une « critique de la valeur ». La « critique de la valeur » se pose dans la filiation de l’école de Francfort, et pour cause puisqu’on parle ici, en Allemagne et en Autriche, d’un mouvement ayant pris sa place dans les milieux universitaires.
Cela n’est par contre pas le cas en France. En Allemagne et en Autriche, il est impossible d’échapper au courant de la « théorie critique » dans les milieux intellectuels ; produisant de nombreuses revues et ouvrages, ils ont également réussi à décapiter le mouvement autonome au début des années 1990, les restes post-autonomes se plaçant ensuite dans le giron de la théorie critique et de la critique de la valeur.
Tout part ici de la fondation en 1991-1992 de la scène de Pour un courant de gauche (Für eine linke Strömung) à partir de multiples articles dénonçant violemment les traditions autonomes dans la revue autonome hebdomadaire clandestine berlinoise Interim (les débats « Heinz Schenk » du nom d’un pseudonyme utilisé par les pro-post-autonomes).
La scène « anti-deutsch » du milieu des années 1990, qui entend déconstruire l’Allemagne comme « idéologie » foncièrement antisémite en finissant même finalement par devenir pro-armée américaine, est également directement liée à la théorie critique et finira d’achever le milieu des autonomes.
En janvier 2005, il y aura également naissance de la Gauche interventionniste (Interventionistische Linke) comme « organisation post-autonome multicentrique » ; en décembre 2006 naîtra Ums Ganze (pour la totale), rassemblement « post-antifasciste » de groupes anticapitalistes.
Mais ces mouvements assumaient d’avoir une portée activiste, engagée, dans un sens utopique. Les auteurs de la « critique de la valeur » n’y ont jamais participé, car tout comme dans l’école de Francfort, ils récusent tout engagement, toute prise de politique politique : leur rôle est celui de la « théorie critique ».