Accueil → Analyse → Culture → De la servitude volontaire
On se souvient que Michel de Montaigne avait prétendu dans les Essais que le Discours de la servitude volontaire était une sorte d’écrit de jeunesse d’Etienne de La Boétie, qui serait sans prétention, juste un exercice de style ayant comme but de témoigner de la connaissance de l’histoire de la Grèce et de la Rome antiques.
C’est clairement un masque pour une tentative d’analyse du principe d’opinion publique. L’auteur du Discours fait exactement comme l’auteur des Essais : il propose, soupèse, fait des digressions… Il n’y aucune rupture entre le Discours et les Essais à ce niveau.
On se souvient également que, dans les Essais, Montaigne fait l’éloge du droit naturel, avec le fameux passage sur les « cannibales ». Dénoncer les sauvages au nom de la civilisation serait, selon lui, prétentieux et vain, car la civilisation a apporté l’artificiel.
Or, telle est précisément l’approche du Discours. On y lit, de fait :
« Cherchons cependant à découvrir, s’il est possible, comment s’est enracinée si profondément cette opiniâtre volonté de servir qui ferait croire qu’en effet l’amour même de la liberté n’est pas si naturel. »
La liberté comme relevant de la nature est un concept clef de l’œuvre. Il n’y a pas de contradiction entre la Nature et la raison refusant l’esclavage.
L’auteur du Discours dit ainsi :
« Premièrement, il est, je crois, hors de doute que si nous vivions avec les droits que nous tenons de la nature et d’après les préceptes qu’elle enseigne, nous serions naturellement soumis à nos parents, sujets de la raison, mais non esclaves de personne. »
Voici également un long passage du Discours où cette thèse est longuement expliquée :
« Ce qu’il y a de clair et d’évident pour tous, et que personne ne saurait nier, c’est que la nature, premier agent de Dieu, bienfaitrice des hommes, nous a tous créés de même et coulés, en quelque sorte au même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt tous frères.
[Cette explication d’un « premier agent » ayant formé les êtres humains selon une « forme » unique est un résumé de la philosophie d’Aristote à ce sujet.]
Et si, dans le partage qu’elle nous a fait de ses dons, elle a prodigué quelques avantages de corps ou d’esprit, aux uns plus qu’aux autres, toutefois elle n’a jamais pu vouloir nous mettre en ce monde comme en un champ clos, et n’a pas envoyé ici bas les plus forts et les plus adroits comme des brigands armés dans une forêt pour y traquer les plus faibles.
Il faut croire plutôt, que faisant ainsi les parts, aux uns plus grandes, aux autres plus petites, elle a voulu faire naître en eux l’affection fraternelle et les mettre à même de la pratiquer ;
[Cette explication est un approfondissement de la thèse aristotélicienne de l’être humain comme « animal politique ».]
les uns ayant puissance de porter des secours et les autres besoin d’en recevoir : ainsi donc, puisque cette bonne mère nous a donné à tous, toute la terre pour demeure, nous a tous logés sous le même grand toit, et nous a tous pétris de même pâte, afin que, comme en un miroir, chacun put se reconnaître dans son voisin ;
si elle nous a fait, à tous, ce beau présent de la voix et de la parole pour nous aborder et fraterniser ensemble, et par la communication et l’échange de nos pensées nous ramener à la communauté d’idées et de volontés ;
[Ce passage ramenant la multiplicité humaine à une communauté unique d’idées et de volonté est une sorte de paraphrase de la thèse d’Aristote comme quoi la pensée n’est qu’une réception d’un intellect unique, à laquelle chaque esprit prend part.]
si elle a cherché, par toutes sortes de moyens à former et resserrer le nœud de notre alliance, les liens de notre société ;
si enfin, elle a montré en toutes choses le désir que nous fussions, non seulement unis, mais qu’ensemble nous ne fissions, pour ainsi dire, qu’un seul être, dès lors, peut-on mettre un seul instant en doute que nous avons tous naturellement libres, puisque nous sommes tous égaux, et peut-il entrer dans l’esprit de personne que nous ayant mis tous en même compagnie, elle ait voulu que quelques-uns y fussent en esclavage. »
Cette affirmation raisonnée de l’égalité complète entre les êtres humains relève ici non pas tant du calvinisme que de l’averroïsme politique, c’est-à-dire de la philosophie issue d’Aristote, portée par Avicenne et Averroès, prolongée par l’averroïsme latin.
L’averroïsme politique combat les religions comme étant des superstitions ; devant la faiblesse de la situation des intellectuels, ceux-ci se tournent vers le pouvoir royal qui a besoin de modernisation et est entré en conflit avec la religion.