Comment la seconde crise générale du capitalisme modifie la nature de la guerre impérialiste : ce que montre le conflit entre l’Ukraine et la Russie

 

Article publié pour la première fois dans le magasine Crise n°12

Il existe une formule très connue, formulée par l’Allemand Carl von Clausewitz (1780-1831) et régulièrement employée telle une formule magique :

« La guerre n’est que la simple continuation de la politique par d’autres moyens. »

Cette formule est bien évidemment erronée de par son caractère unilatéral. Elle possède cependant sa dignité, car elle relève une part de vérité : en effet, la guerre est un moyen militaire de faire avancer des buts politiques qui, sans pression armée, paraissent inatteignables.

Si l’on veut dire par là qu’il n’y a pas de frontière en soi entre la politique et la guerre, alors c’est tout à fait juste. L’Histoire est l’histoire de la lutte des classes et chaque classe mène sa politique, faisant passer un cap à celle-ci pour la réaliser, en utilisant les armes. La Révolution française fut ainsi la simple continuation de la politique bourgeoise, au moyen de la guerre.

Cependant, de manière dialectique, la politique et la guerre ne sont pas seulement interchangeables, ce sont également des phénomènes antagoniques. Il faut alors cerner quand est-ce que ces pôles sont interchangeables (et comment), quand est-ce qu’ils ne le sont pas (et pourquoi). La citation de Carl von Clausewitz ne répond ainsi ni aux exigences du matérialisme dialectique, ni du matérialisme historique.

La question de la seconde crise générale du capitalisme permet de saisir ce rapport entre la politique et la guerre, car ce rapport voit justement sa forme modifiée. La guerre devient, en raison de la nécessité de la bataille pour le repartage du monde, une obligation historique. Elle n’est plus un prolongement, une poussée du politique à travers des moyens violents. Elle est autre chose, à savoir un phénomène historiquement transcendant.

Avec la crise générale du capitalisme, on doit bien plutôt dire, à la place de la citation originale, que :

« La politique n’est que la simple continuation de la guerre par d’autres moyens. »

Quelle est la différence ?

Dans le cas où l’on dit, comme dans la citation originale, que la guerre n’est rien d’autre que la continuation de la politique par d’autres moyens, on a une guerre qui est possible, mais non nécessaire. Dans l’autre cas, la guerre est inévitable et ce qu’on appelle politique n’est qu’une forme de guerre non armée.

La guerre entre l’Ukraine et la Russie reflète parfaitement cela.

Lorsque les troupes russes se sont accumulées à la frontière de ces deux pays, l’ensemble des commentateurs a affirmé que c’était une escalade militaire, mais que le risque de la guerre restait faible, que c’était un moyen de faire pression, d’impressionner. Même dans les cas où la guerre a été considérée comme possible, il n’a pas été considéré qu’elle était inévitable.

C’est-à-dire que les commentateurs ont dit que la guerre (possible) était la simple continuation de la politique russe, que tout dépend, en définitive, de la politique russe, des moyens pour elle de progresser. La guerre était une option et seulement une option.

Inversement, un regard matérialiste dialectique ne prend pas la question ukrainienne de manière figée à l’instant T, pas plus qu’elle ne fait des évaluations géopolitiques, des situations intérieures spécifiques à l’Ukraine et la Russie, avec éventuellement des contestations, des élections, le rôle de telle ou telle figure politique, etc.

Tout cela est pris en compte, bien entendu, mais l’aspect principal tient à la tendance historique. Or, la crise générale du capitalisme implique la fin d’un développement « normal » et un nécessaire repli agressif afin de mener bataille pour le repartage du monde.

Partant de là, la Russie amassant des troupes à la frontière ne fait pas qu’aller à une guerre possible, elle est déjà dans la guerre. Le noyau même de la démarche vise la suprématie militaire. La politique n’est qu’un vecteur de cet objectif militaire.

C’est pour la même raison que, dans le cadre de la première crise générale du capitalisme, l’Internationale Communiste affirmait dès le milieu des années 1930 que la guerre impérialiste était inévitable. Ce n’était pas le fruit d’une analyse « géopolitique », même si évidemment l’URSS devait prendre cela en compte, et l’a fait magistralement en évitant d’avoir à affronter seule l’Allemagne nazie. C’était le fruit d’une analyse matérialiste historique.

Tout régime capitaliste monopoliste subordonne la politique à son besoin historique de conquête militaire. Son projet est total : celui d’une domination complète, de manière systématique, se généralisant au monde entier.

Il faut d’ailleurs souligner ici l’importance d’une compréhension non-linéaire du processus historique. L’expansionnisme russe existe en effet avant le déclenchement de la seconde crise générale du capitalisme, en mars 2020 ; la guerre en Ukraine date quant à elle de 2014, avec alors le séparatisme au Donbass.

Et la question n’est pas que l’expansionnisme russe aurait connu des changements avec la crise générale, même si c’est inévitable ; elle ne porte pas non plus sur le fait que l’expansionnisme russe, s’appuyant sur un capitalisme monopoliste, soit plus agressif en cas de crise, même si c’est le cas.

Cela est vrai, mais en même temps improprement dit, car la crise générale a comme source un mouvement général du capitalisme au capitalisme monopoliste. La crise est, si l’on veut, présente avant même qu’elle ne le soit.

C’est un grand paradoxe, tout à fait saisissable lorsqu’on s’appuie sur le mouvement dialectique des phénomènes. La crise générale ne tombe pas du ciel, elle ne relève pas d’une création, elle est produite… Et ses producteurs sont forcément porteurs de la crise générale.

Le capitalisme monopoliste russe a contribué à la crise générale, tout autant que la déforestation, la superpuissance américaine, les impérialismes belge et français, le développement du capitalisme chinois visant à établir une superpuissance, etc.

Et, pour cette raison, tous ces phénomènes portaient la crise générale avant qu’elle ne se forme, telle une vague se formant lentement mais sûrement.

Cela ne doit pas surprendre : si des communistes ont pu, en Belgique et en France, comprendre l’ampleur de la crise se déclenchant en mars 2020, c’est qu’ils l’ont anticipé historiquement. Et s’ils l’ont anticipé, c’est soit par un pur hasard… soit parce qu’ils ont été portés par la vague montante de la crise, que leur maturité reflète celle d’une époque.

Des phénomènes relevant de la crise générale du capitalisme ouverts en mars 2020 peuvent ainsi se produire avant, et c’est même inévitable puisque la crise est le produit dialectique du mouvement historique. Y a-t-il d’ailleurs ici un sens à ce que les révolutions russe et chinoise se soient produites dans le pays respectivement le plus grand et le plus peuplé ? C’est possible, mais on ne peut le savoir qu’avec un recul immense, avec un point de vue planétaire unifié, voyant cela bien après, comme produit historique justement.

De manière plus concrète, on peut simplement dire que les tensions extrêmes portant la guerre dans son aspect inévitable ont une base historique, qui donc forcément proviennent d’une accumulation historique datant d’avant le déclenchement de la crise. La crise, c’est la guerre, et la guerre c’est la crise, or la crise provient d’une situation d’avant la crise, donc la guerre aussi.

D’où le fait que la Russie s’en prenne à l’Ukraine, et non pas à l’Espagne ou bien la Mongolie. On est dans une continuité historique… une continuité qui est en même temps déchirée par la crise.

C’est ce qui explique la difficulté dans la question du caractère non-linéaire de l’histoire, qui concerne le fait qu’un événement relevant de la crise générale du capitalisme puisse se produire avant celle-ci. On a tendance à penser qu’un phénomène est le même… alors qu’il a changé de nature et que même avant, il n’était déjà plus lui-même.

C’est peut-être même toute cette complication dans la confrontation entre l’Ukraine et la Russie qui a fait que la crise générale dans son aspect militaire devait s’exprimer de manière si rapide, si directement sur ce plan.


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