Dans les Cités-États comme dans les Empires, la société, entièrement patriarcale dans sa hiérarchie avec un refus que les femmes participent aux activité politiques, militaires et culturelles, consista alors en deux véritables pôles antagoniques : les esclaves et leurs propriétaires.
Ces derniers se divisaient en petits propriétaires et grands propriétaires, parallèlement à une couche sociale de prêtres au service du pouvoir central, et d’une couche mêlant artisans, commerçants, hommes libres pauvres, formant ensemble une plèbe, principalement urbaine. Dans les campagnes, les situations étaient variées, de l’asservissement le plus brutal à la « liberté » relative permise par l’éloignement, voire l’isolement.
C’est à cette époque de l’humanité que se fonde l’État, comme appareil d’oppression condensant les rapports de force à l’échelle de la société.
Lénine résume cela en nous enseignant que :
« On doit tout d’abord observer que l’État n’a pas toujours existé. Il fut un temps où il n’y avait pas d’État. Il apparaît là et au moment où se manifeste la division de la société en classes, quand apparaissent exploiteurs et exploités.
Avant que surgît la première forme de l’exploitation de l’homme par l’homme, la première forme de la division en classes – propriétaires d’esclaves et esclaves, – il y avait la famille patriarcale ou, comme on l’appelle parfois, clanale (du mot clan, génération, lignée à l’époque où les hommes vivaient par clans, par lignées), et des vestiges assez nets de ces époques anciennes ont subsisté dans les mœurs de maints peuples primitifs.
Si vous prenez un ouvrage quelconque sur les civilisations primitives, vous y trouverez toujours des descriptions, des indications, des souvenirs plus ou moins précis attestant qu’il fut un temps plus ou moins semblable à un communisme primitif, où la société n’était pas divisée en propriétaires d’esclaves et en esclaves.
Alors il n’y avait pas d’État, pas d’appareil spécial pour user systématiquement de la violence et contraindre les hommes à s’y soumettre. C’est cet appareil qu’on appelle l’État.
Dans la société primitive, à l’époque où les hommes vivaient par petits clans, aux premiers degrés du développement, dans un état voisin de la sauvagerie, une époque dont l’humanité civilisée moderne est séparée par des milliers d’années, on n’observe pas d’indices d’existence de l’État.
On y voit régner les coutumes, l’autorité, le respect, le pouvoir dont jouissaient les anciens du clan ; ce pouvoir était parfois dévolu aux femmes – la situation de la femme ne ressemblait pas alors à ce qu’elle est aujourd’hui, privée de droits, opprimée ; mais nulle part, une catégorie spéciale d’hommes ne se différencie pour gouverner les autres et mettre en œuvre d’une façon systématique, constante, à des fins de gouvernement, cet appareil de coercition, cet appareil de violence que sont à l’heure actuelle, vous le comprenez tous, les détachements armés, les prisons et autres moyens de contraindre la volonté d’autrui par la violence, qui constitue l’essence même de l’État.
Si l’on fait abstraction des doctrines religieuses, des subterfuges, des systèmes philosophiques, des différentes opinions des savants bourgeois, et si l’on va vraiment au fond des choses, on verra que l’État se ramène précisément à cet appareil de gouvernement qui s’est dégagé de la société.
C’est quand apparaît ce groupe d’hommes spécial dont la seule fonction est de gouverner, et qui pour ce faire a besoin d’un appareil coercitif particulier, – prisons, détachements spéciaux, troupes, etc., afin de contraindre la volonté d’autrui par la violence, alors apparaît l’État.
Mais il fut un temps où l’État n’existait pas, où les rapports sociaux, la société elle-même, la discipline, l’organisation du travail tenaient par la force de l’habitude et des traditions, par l’autorité ou le respect dont jouissaient les anciens du clan ou les femmes, dont la situation était alors non seulement égale à celle des hommes, mais souvent même supérieure, et où il n’existait pas une catégorie particulière d’hommes, de spécialistes, pour gouverner.
L’histoire montre que l’État, appareil coercitif distinct, n’a surgi que là et au moment où est apparue la division de la société en classes, donc la division en groupes d’hommes dont les uns peuvent constamment s’approprier le travail d’autrui, là où les uns exploitent les autres.
Il doit toujours être évident pour nous que cette division de la société en classes au cours de l’histoire est le fait essentiel.
L’évolution des sociétés humaines tout au long des millénaires, dans tous les pays sans exception, nous montre la loi générale, la régularité, la logique de cette évolution : au début, une société sans classes, une société patriarcale, primitive, sans aristocratie ; ensuite, une société fondée sur l’esclavage, une société esclavagiste.
Toute l’Europe civilisée moderne passa par là : l’esclavage y régnait sans partage il y a deux mille ans. Il en fut de même pour l’écrasante majorité des peuples des autres continents.
Des traces de l’esclavage subsistent, aujourd’hui encore, chez les peuples les moins évolués, et vous trouverez même à présent des institutions relevant de l’esclavage, en Afrique par exemple.
Propriétaires d’esclaves et esclaves : telle est la première grande division en classes. Aux premiers appartenaient tous les moyens de production, la terre, les instruments, encore grossiers et primitifs, et aussi des hommes. On les appelait propriétaires d’esclaves, et ceux qui peinaient au profit des autres étaient dits esclaves (…).
L’État, c’est une machine destinée à maintenir la domination d’une classe sur une autre.
Quand la société ignorait l’existence des classes ; quand les hommes, avant l’époque de l’esclavage, travaillaient dans des conditions primitives, alors que régnait une plus grande égalité et que la productivité du travail était encore très basse ; quand l’homme primitif se procurait à grand-peine ce qui était nécessaire à sa subsistance sommaire et primitive, il n’y avait pas, il ne pouvait y avoir de groupe d’hommes spécialement chargés de gouverner et faisant la loi sur le restant de la société.
C’est seulement quand l’esclavage, première forme de division de la société en classes, est apparu ; quand une classe d’hommes, en s’adonnant aux formes les plus rudes du travail agricole, a pu produire un certain excédent, et que cet excédent qui n’était pas absolument indispensable à l’existence extrêmement misérable de l’esclave, était accaparé par les propriétaires d’esclaves, c’est alors que cette dernière classe s’est affermie ; mais pour qu’elle pût s’affermir, il fallait que l’État apparût.
Et il est apparu, l’État esclavagiste, appareil qui donnait aux propriétaires d’esclaves le pouvoir, la possibilité de gouverner tous les esclaves. »
La mise en place de Cités-États dans les zones les plus favorables à une agriculture encore relativement élémentaire implique une contradiction : d’un côté, il y a unité (au sens d’unification), de l’autre division (au sens de différence et de contradiction, d’affrontement).
De fait, pour arriver à la Cité-État, il fallut passer une intense organisation affinitaire entre les clans familiaux, qui se mélangeaient au point de former des tribus, qui elles-mêmes rentraient en inter-relations ou en concurrence.
Rome, par exemple, fut formée par trois tribus selon la tradition : les Tites, les Ramnes et les Luceres. Chacune de ces tribus était elle-même divisée en dix « curies ». Rome parvint à un tel croisement de ces tribus que, finalement, au VIe siècle avant notre ère, il y eut une réorganisation en tribus territoriales, avec 17 tribus rurales et 4 urbaines.
Par contre, cela impliquait une double dynamique patriarcale. Déjà, les hommes auparavant au service des femmes se faisaient désormais des combattants décidant de tout et, de plus, l’élévation de la division du travail impliquait une centralisation des décisions qui, par définition en raison des faiblesses de l’époque, étaient prises sur un mode patriarcal.
Partout la figure du patriarche se confond donc avec celle du héros fondateur, du guide communautaire donnant son nom à tribut qui se rassemble sous le culte de sa mémoire, et finalement finit par devenir ici un dieu, là un prophète.
Le même processus d’unité tribale marque la naissance de Babylone, de Sumer, des civilisations des Araméens, des Assyriens, des Akkadiens, des Égyptiens, des Perses, des Grecs, des Chinois. C’est très certainement le même processus pour la civilisation de la vallée de l’Indus au même moment, dont on connaît les restes de nombreuses et vastes villes (Mohenjo-daro, Harappa, Dholavira, Ganweriwala, Rakhigarhi).
Le saut qualitatif dans la coopération se montre avec l’émergence de l’écriture cunéiforme, vers 3400-3300 avant notre ère. Les « sept merveilles du monde » qui furent construites durant cette période témoignent d’une intense capacité de coopération et de valorisation culturelle.
La pyramide de Khéops – qui fait 225 mètres pour chaque côté pour une hauteur de 150 mètres – aurait été construite par 100 000 personnes selon l’historien Hérodote.
Mais ce processus d’unification tribale passait également par des conflits entre clans, entre tribus, entre Cités–États. Dans ce cadre où l’ennemi relevait d’une dynamique extérieure à la sienne, les perdants étaient réduits en esclavage, afin d’apporter leur contribution physique de manière forcée.
Et ce processus s’accumula au fur et à mesure des luttes et des siècles. On peut lire dans les contes et légendes de l’époque, dans les écrits mystico-religieux, notamment dans la Bible, à quel point d’un côté l’esclavage est massivement présent, mais aussi comment la mosaïque des dieux correspond, en fait, au mélange des dieux des différentes tribus, avec également des déesses issues des anciens cultes de la déesse-mère.
Il faut bien saisir ici que le mode de production esclavagiste ne se systématise pas : il se construit sur le tas et il existe pendant longtemps tout une gamme de variantes allant de restes du communisme primitif à un système esclavagiste centralisé autour d’une Cité–État victorieuse dans une région.
Dans certains cas, une Cité–État obtient une hégémonie régionale, comme Athènes d’un côté, Sparte de l’autre, pour la Grèce antique.
Athènes était de fait la plus importante des villes, avec 40 000 habitants du temps de Périclès, alors que Syracuse, Agrigente et Argos, les suivantes en termes numériques, n’en avait que 20 000. Suivaient une quinzaine de villes avec 10 000 habitants, Sparte en ayant 8 000, alors que l’île de Crète était divisée en 50 petites Cités–États indépendantes les unes des autres.
Il y a aussi la situation dans laquelle l’État prend un rôle prépondérant à grande échelle en raison de la nécessité de grands travaux pour maintenir l’agriculture au moyen de grands travaux, ou bien pour empêcher les invasions, que seule une force centralisée peut mettre en place.
C’est le cas en Égypte, mais également en Perse, en Chine (ainsi avec la grande muraille). Dans ces cas précis, le souverain prend une dimension divine, car son intervention permet de maintenir l’existence de l’agriculture, et donc celle de la population.
Certains de ces États deviennent dans ce processus des Empires, appuyés sur l’économie agro-pastorale, et développent des capacités militaires propres.
Une caste militaire développe alors une idéologie convergeant avec celle de l’élevage, consistant à voir dans les masses dominées un troupeau. C’est l’organisation de ce « troupeau » qui permet l’émergence d’un certain universalisme en mesure de briser les bornes du tribalisme, mais selon une perspective élitiste de caste.
Ces Empires, notamment l’Empire achéménide en Orient de par ses dimensions gigantesques, ont imprimé puissamment les cultures de caste du mode de production esclavagiste.
L’Empire achéménide (vers -550 à -330) dépassait en effet la forme d’une royauté ou d’une Cité-État simplement élargie, dont les Empires précédents étaient l’expression jusque-là, y compris les Empires assyriens (vers -900 à -600) et néo-Babyloniens (-636 à -539).
Il est emblématique de l’idéologie de l’élevage ; il suffit par exemple de souligner l’origine persane, par le biais de la culture achéménide, du terme de paradis, signifiant un vaste enclos domestiquant la Nature autour du palais d’un chef patriarcal et de sa suite.
L’Empire achéménide fut ainsi en mesure de concentrer de vastes moyens militaires, polarisés dans des régions appelées satrapies, dans lequel la caste dominante localement devait organiser les forces productives des masses sous son contrôle, afin de cotiser le tribut nécessaire, dont en retour elle bénéficiait elle-même de par son accès au partage dans le cadre de la Cour, pour ses éléments les plus fidèles, ou par le soutien de l’armée royale en cas d’invasion ou de répression à mener.
Cette organisation militaire était particulièrement développée dans certaines régions, tels le le Khorassan en Asie centrale, l’Arménie ou certaines régions d’Anatolie, au point qu’elles ont gagné la constitution de véritables entités « nationales » au sens permis par la dimension d’une telle organisation.
En son centre se développait, autour du mazdéisme comme religion hiérarchisée spirituellement et rituellement, certaines tendances au monothéisme et à la réforme, exigeant la rupture avec l’esclavagisme le plus humiliant, afin de mieux souder les masses autour d’une élite régénérée et allant dans le sens d’une aristocratie « civilisée ». Les religions servirent ici cette ligne idéologique nouvelle autour du culte de Mithra en Perse, qui s’insinua profondément dans l’Empire romain par la suite.
La figure du souverain devenait aussi celle d’un roi au-dessus des autres, les écrasant de manière humiliante d’un côté, mais aussi les rassemblant sous son autorité en vue de leur unité, comme l’illustrent les bas-reliefs de Behistun par exemple, dans lesquels le roi de Perse s’affirme comme conquérant et maître unitaire, ou comme la figure de l’empereur Qin (père et fils), fondateurs de la Chine unitaire (entre -221 et -206), qui met fin à la période des « Royaumes combattants » et a fait édifier la Grande Muraille.
Cependant, au sens strict, la caste esclavagiste disposait encore d’un tout autre modèle, dont Athènes fut l’aboutissement le plus remarquable sur le plan historique. Ici il ne s’agissait pas d’établir une unité universelle sous la forme d’un Empire, mais de gouverner une communauté locale de la manière la plus stable possible, en développant une emprise totale sur celle-ci.
Les couches dominantes athéniennes allèrent loin dans le développement de leur propre culture, générant une sous-couche de législateurs, de lettrés et de philosophes en mesure de proposer un cadre. Toute une culture exigeante servant la caste dominante ou bien convergeant avec elle se développa autour d’écoles de pensées très actives, produisant ce qui deviendra la paideia, c’est-à-dire l’éducation et le style de l’élite hellénistique. Athènes poussa la réflexion savante, philosophique et politique aussi loin que possible.
Malgré la disproportion des forces en présence, l’Empire perse se brisa d’ailleurs sur les Cités-États grecques et en particulier sur Athènes. Cette dernière, même vaincue après la Guerre du Péloponnèse à la fin du Ve siècle avant notre ère, elle produisit les deux plus grands philosophes de l’Antiquité : Platon et surtout l’immense Aristote.
Au fond, la situation était celle-ci : les couches dominantes esclavagistes avaient produit deux pôles de développement permettant son essor maximal : l’Empire quasi-universel des Achéménides et la Cité des Athéniens. Leur rencontre et leur fusion était une nécessité. Elle advint sous la forme de l’Empire romain, qui porte le mode de production esclavagiste, et ses contradictions, à son terme.