1. La réaction stolypinienne. Décomposition dans les milieux intellectuels de l’opposition. Abattement moral. Passage d’un certain nombre des intellectuels du Parti dans le camp des ennemis du marxisme et tentatives de révision de la théorie marxiste. Riposte infligée par Lénine aux révisionnistes dans son ouvrage Matérialisme et empiriocriticisme et défense des principes théoriques du Parti marxiste.

La IIe Douma d’État avait été dissoute par le gouvernement tsariste le 3 juin 1907. C’est ce qu’on est convenu d’appeler, dans l’histoire, le coup d’État du 3 juin. Le gouvernement tsariste avait édicté une nouvelle loi sur le mode d’élection à la IIIe Douma d’État, violant ainsi lui-même son manifeste du 17 octobre 1905 puisque, aux termes de ce manifeste, il ne devait promulguer des lois nouvelles qu’avec l’assentiment de la Douma. Les membres de la fraction social-démocrate de la IIe Douma furent déférés en justice ; on envoya au bagne et on déporta les représentants de la classe ouvrière.

La nouvelle loi électorale avait été établie de telle sorte qu’elle augmentait de beaucoup, à la Douma, le nombre des représentants des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie commerciale et industrielle. En même temps, le nombre des représentants des paysans et des ouvriers, déjà bien réduit, était diminué de plusieurs fois. Par sa composition, la IIIe Douma fut une Douma de Cent-Noirs et de cadets.

Sur un total de 442 députés, il y eut 171 hommes de droite (Cent-Noirs), 113 octobristes et membres de groupes apparentés 101 cadets et membres de groupes voisins, 13 troudoviks [Groupement petit-bourgeois constitué en 1906 à la Ire Douma d’État et composé par une partie des députés paysans avec, à leur tête, des intellectuels socialistes-révolutionnaires. (N. des Trad.)], 18 social-démocrates.

Les hommes de droite (ainsi appelés parce qu’ils siégeaient du côté droit de l’assemblée) étaient les pires ennemis des ouvriers et des paysans : c’étaient les propriétaires fonciers féodaux ultra-réactionnaires qui avaient fait fouetter et fusiller en masse les paysans lors de la répression de l’action paysanne, les organisateurs des pogroms contre les Juifs, du matraquage des manifestations ouvrières, de l’incendie sauvage des locaux où se tenaient les meetings dans les journées de la révolution. Les hommes de droite étaient pour la répression la plus féroce des travailleurs, pour le pouvoir illimité du tsar, contre le manifeste tsariste du 17 octobre 1905.

Le parti octobriste, ou « Union du 17 octobre », touchait de près à la droite. Les octobristes traduisaient les intérêts du grand capital industriel et des gros propriétaires fonciers qui dirigeaient leurs exploitations par les méthodes capitalistes (au début de la révolution de 1905, les octobristes avaient été rejoints par une partie considérable des cadets, grands propriétaires fonciers). Un seul trait distinguait les octobristes des hommes de droite : pour leur part, ils se prononçaient, — en paroles seulement, — en faveur du manifeste du 17 octobre. Les octobristes soutenaient entièrement tant la politique intérieure que la politique extérieure du gouvernement tsariste.

Les cadets, ou parti « constitutionnel-démocrate », disposaient dans la IIIe Douma de moins de sièges que dans la Ire et la IIe. La raison en était qu’une partie des voix des propriétaires fonciers étaient passées des cadets aux octobristes.

Il y avait à la IIIe Douma un groupe peu nombreux de démocrates petits-bourgeois dits troudoviks. Ceux-ci balançaient entre les cadets et la démocratie ouvrière (les bolchéviks). Lénine indiquait que malgré leur faiblesse extrême à la Douma, les troudoviks représentaient les masses, les masses paysannes. Les oscillations des troudoviks entre les cadets et la démocratie ouvrière étaient le résultat inévitable de la situation de classe des petits exploitants. Lénine assignait aux députés bolchéviks, à la démocratie ouvrière, la tâche « de venir en aide aux faibles démocrates petits-bourgeois, de les arracher à l’influence des libéraux, de former un camp de la démocratie contre les cadets contre-révolutionnaires, et non pas simplement contre les droites… » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 651.)

Pendant la révolution de 1905 et surtout après sa défaite, les cadets s’affirmèrent de plus en plus comme une force contre-révolutionnaire. Ils rejetaient de plus en plus délibérément le masque « démocratique », et agissaient en véritables monarchistes, défenseurs du tsarisme.

En 1909, un groupe d’écrivains cadets notoires fit paraître un recueil Vékhi [les Jalons], dans lequel les cadets, au nom de la bourgeoisie, remerciaient le tsarisme d’avoir écrasé la révolution. Servilement aplatis devant le gouvernement du knout et de la potence, les cadets écrivaient en toutes lettres qu’il fallait « bénir ce pouvoir qui seul, avec ses baïonnettes et ses prisons, nous protège encore (nous, c’est-à-dire la bourgeoisie libérale) contre la fureur populaire ».

Après avoir dissous la IIe Douma d’État et sévi contre la fraction social-démocrate, le gouvernement tsariste entreprit la destruction des organisations politiques et économiques du prolétariat. Bagnes, forteresses et lieux de déportation regorgeaient de révolutionnaires. Ceux-ci étaient sauvagement frappés, torturés, suppliciés dans les prisons. La terreur des Cent-Noirs sévissait à plein. Le ministre tsariste Stolypine avait couvert de potences le pays entier. Plusieurs milliers de révolutionnaires avaient été exécutés. « La cravate de Stolypine », c’est ainsi qu’on appelait en ce temps-là la corde de la potence.

Mais tout en écrasant le mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans, le gouvernement ne put se borner aux seules répressions, aux expéditions punitives, aux exécutions, à la prison, aux bagnes. Non sans anxiété, il voyait s’éteindre de plus en plus la foi naïve de la paysannerie dans « le petit-père le tsar ». Aussi recourut-il à une manœuvre d’envergure : il imagina de s’assurer un appui solide à la campagne en y renforçant la classe de la bourgeoisie rurale, les koulaks.

Le 9 novembre 1906, Stolypine promulgua une nouvelle loi agraire autorisant les paysans à se retirer de la communauté pour aller s’installer dans des khoutors [fermes isolées]. La loi stolypinienne détruisait la possession communale de la terre.

On invitait le paysan à prendre, à titre de propriété personnelle, le lot à lui concédé et à se retirer de la communauté. Le paysan pouvait vendre sa part de terre, ce qu’il n’avait pas le droit de faire auparavant. On obligeait la communauté paysanne à donner une terre d’un seul tenant (khoutor otroub) aux paysans sortant de la communauté.

Les paysans riches, les koulaks, purent ainsi accaparer à bon marché la terre des petits paysans. En quelques années, plus d’un million de petits paysans se trouvèrent sans terre, ruinés. Leurs terres aliénées servaient à multiplier les fermes des koulaks. Et ces fermes étaient parfois de véritables domaines, qui employaient une nombreuse main-d’œuvre salariée.

Le gouvernement obligeait les paysans à attribuer les meilleures terres de la communauté aux fermiers koulaks. Lors de l’ « affranchissement » des paysans, leur terre avait été pillée par les propriétaires fonciers ; maintenant c’étaient les koulaks qui pillaient la terre communale, en se faisant attribuer les meilleurs terrains, en accaparant à bas prix les parcelles des paysans pauvres.

Le gouvernement tsariste prêtait aux koulaks des sommes importantes pour acheter des terres et monter leurs fermes. Stolypine entendait faire des koulaks de petits seigneurs terriens, de fidèles défenseurs de l’autocratie tsariste.

En neuf ans (de 1906 à 1915), plus de deux millions d’exploitants se retirèrent ainsi de la communauté.

La politique de Stolypine aggravait encore la situation des petits paysans et des paysans pauvres. La différenciation de la paysannerie s’accentua. Des conflits éclatèrent entre paysans et fermiers koulaks. D’autre part, la paysannerie commençait à se rendre compte qu’elle n’aurait jamais les terres seigneuriales tant qu’existeraient le gouvernement tsariste et la Douma des propriétaires fonciers et des cadets.

Dans les années de formation intense des fermes koulaks (1907-1909), le mouvement paysan décroît d’abord, mais ensuite, en 1910-1911 et plus tard, sur la base des conflits entre paysans communautaires et fermiers koulaks, il redouble de force contre les propriétaires fonciers et les koulaks.

Après la révolution, des changements importants s étaient également produits dans le domaine de l’industrie. La concentration de l’industrie, c’est-à-dire l’agrandissement des entreprises et leur concentration entre les mains de groupes capitalistes de plus en plus puissants, s’était fortement accentuée.

Déjà avant la révolution de 1905, les capitalistes avaient formé des associations pour faire monter les prix des marchandises à l’intérieur du pays ; le surprofit ainsi réalisé était converti en un fonds d’encouragement à l’exportation, pour pouvoir jeter à bas prix las denrées sur le marché extérieur et conquérir des débouchés. Ces associations, ces groupements capitalistes (monopoles) s’appelaient trusts ou syndicats.

Après la révolution, le nombre des trusts et des syndicats capitalistes avait encore augmenté. De même s’étaient multipliées les grosses banques dont le rôle grandissait dans l’industrie. Les capitaux étrangers affluaient en Russie.

C’est ainsi que le capitalisme en Russie devenait de plus en plus un capitalisme monopolisateur, impérialiste. Après quelques années de marasme, l’industrie se ranima : l’extraction du charbon, du pétrole, augmenta, de même que la production des métaux, des tissus, du sucre. L’exportation du blé à l’étranger était en forte progression.

Bien que la Russie eût enregistré à cette date un certain progrès industriel, elle restait un pays arriéré par rapport à l’Europe occidentale et elle se trouvait sous la dépendance des capitalistes étrangers. On ne fabriquait en Russie ni machines ni machines-outils ; les machines étaient importées du dehors. Il n’y avait pas non plus d’industrie automobile ni d’industrie chimique ; on ne produisait pas d’engrais minéraux. En ce qui concerne la fabrication des armements, la Russie était également en retard sur les autres pays capitalistes.

La faible consommation des métaux en Russie a été signalée par Lénine comme un témoignage de l’état arriéré du pays :

« Dans le demi-siècle écoulé depuis l’affranchissement des paysans, la consommation du fer en Russie s’est multipliée par cinq, et néanmoins la Russie reste un pays incroyablement, invraisemblablement arriéré, miséreux et à demi sauvage, quatre fois plus mal outillé en instruments de production modernes que l’Angleterre, cinq fois plus mal que l’Allemagne, dix fois plus mal que les États-Unis. » (Lénine, t. XVI, p. 543, éd. russe.)

La conséquence directe du retard économique et politique de la Russie était la dépendance, tant du capitalisme russe que du tsarisme lui-même, vis-à-vis du capitalisme d’Europe occidentale.

Voilà pourquoi des branches importantes entre toutes de l’économie nationale, comme le charbon, le pétrole, l’industrie électrique, la métallurgie, étaient détenues par le capital étranger, et presque toutes les machines, tout l’outillage devaient être importés.

Voilà pourquoi des emprunts de servitude étaient contractés à l’étranger, emprunts dont le tsarisme payait les intérêts en faisant suer chaque année à la population des centaines de millions de roubles.

Voilà pourquoi il y avait avec les « alliés » des traités secrets en vertu desquels le tsarisme s’était engagé à aligner en cas de guerre des millions de soldats russes sur les fronts impérialistes, pour soutenir les « alliés » et assurer des profits exorbitants aux, capitalistes anglo-français.

Les années de réaction stolypinienne furent marquées par les raids sauvages de la gendarmerie et de la police, des provocateurs tsaristes et des énergumènes cent-noirs contre la classe ouvrière. Mais les sicaires tsaristes n’étaient pas les seuls à exercer la répression contre les ouvriers.

Sous ce rapport, les fabricants et les usiniers leur emboîtaient le pas, en accentuant l’offensive contre la classe ouvrière, surtout dans les années de marasme industriel et de chômage croissant. Les fabricants pratiquaient les licenciements massifs d’ouvriers (lock-outs) ; ils avaient des « carnets noirs », où étaient consignés les noms des ouvriers conscients qui avaient pris une part active aux grèves. Ceux dont le nom figurait sur ces « carnets noirs » ou « listes noires », ne pouvaient se faire embaucher dans aucune des entreprises affiliées à l’association patronale de l’industrie en question.

Dès 1908, les salaires avaient été diminués de 10 à 15%. On avait partout allongé la journée de travail jusqu’à 10 et 12 heures. De nouveau, fleurissait le système spoliateur des amendes.

La défaite de la révolution de 1905 avait porté la désagrégation et la décomposition parmi les compagnons de route de la révolution. La décomposition et l’abattement moral étaient particulièrement graves parmi les intellectuels. Les compagnons de route qui étaient venus du milieu bourgeois dans les rangs de la révolution quand celle-ci prenait un impétueux essor, abandonnèrent le Parti dans les jours de réaction.

Les uns s’en furent rejoindre le camp des ennemis déclarés de la révolution ; les autres, installés dans les sociétés ouvrières légales qui avaient survécu, s’efforçaient de faire dévier le prolétariat de la route de la révolution, de discréditer le Parti révolutionnaire du pro­létariat. En abandonnant la révolution, ces compagnons de route cherchaient à s’adapter à la réaction, à s’accommoder au tsarisme.

Le gouvernement tsariste mit à profit la défaite de la révolution pour recruter comme agents provocateurs les compagnons de route les plus lâches et les plus pusillanimes. Les Judas infâmes, les provocateurs que l’Okhrana tsariste avait dépêchés dans les organisations ouvrières et dans celles du Parti, espionnaient du dedans et vendaient les révolutionnaires.

L’offensive de la contre-révolution se poursuivit aussi sur le front idéologique. On vit apparaître toute une kyrielle d’écrivains à la mode qui « critiquaient » et « exécutaient » le marxisme, bafouaient la révolution, la traînaient dans la boue, glorifiant la trahison, la débauche sexuelle au nom du « culte de la personne ».

Dans le domaine de la philosophie se multiplièrent les tentatives de « critiquer », de réviser le marxisme ; on vit également apparaître toute sorte de courants religieux couverts de prétendus arguments « scientifiques ».

La « critique » du marxisme était devenue une mode. Tous ces messieurs, malgré leur extrême disparité, poursuivaient un but commun : détourner les masses de la révolution.

L’abattement et le scepticisme avaient également atteint certains intellectuels du Parti, qui se prétendaient marxistes, mais ne s’étaient jamais tenus fermement sur les positions du marxisme.

Parmi eux figuraient des écrivains tels que Bogdanov, Bazarov, Iounatcharski (qui en 1905 étaient ralliés aux bolchéviks), Iouchkevitch. Valentinov (menchéviks). Ils développèrent une « critique » simultanée des fondements philosophiques et théoriques du marxisme, c’est-à-dire du matérialisme dialectique, et de ses fondements scientifico-historiques, c’est-à-dire du matérialisme historique.

Cette critique se distinguait de la critique ordinaire en ce qu’elle n’était pas faite ouvertement et honnêtement, mais d’une façon voilée et hypocrite, sous couleur de « défendre » les positions fondamentales du marxisme. Pour l’essentiel, disaient-ils, nous sommes marxistes, mais nous voudrions « améliorer » le marxisme, le dégager de certains principes fondamentaux.

En réalité, ils étaient hostiles au marxisme, dont ils cherchaient à saper les principes théoriques ; en paroles, avec hypocrisie, ils niaient leur hostilité au marxisme et continuaient de s’intituler perfidement marxistes. Le danger de cette critique hypocrite était qu’elle visait à tromper les militants de base du Parti et qu’elle pouvait les induire en erreur.

Plus hypocrite se faisait cette critique, qui cherchait à miner les fondements théoriques du marxisme, plus dangereuse elle devenait pour le Parti ; car elle s’alliait d’autant plus étroitement à la croisade déclenchée par toute la réaction contre le Parti, contre la révolution. Des intellectuels qui avaient abandonné le marxisme, en étaient arrivés à prêcher la nécessité de créer une nouvelle religion (on les appelait « chercheurs de Dieu » et « constructeurs de Dieu »).

Une tâche urgente s’imposait aux marxistes : infliger la riposte méritée à ces renégats de la théorie marxiste, leur arracher le masque, les dénoncer jusqu’au bout et sauvegarder ainsi les fondements théoriques du parti marxiste. On eût pu croire que cette tâche serait entreprise par Plékhanov et ses amis menchéviks, qui se considéraient comme des « théoriciens notoires du marxisme ». Mais ils s’en tinrent quittes avec une paire d’articles insignifiants, à caractère de feuilleton critique, après quoi ils se retirèrent chacun dans son trou. C’est Lénine qui s’acquitta du travail, en composant son célèbre ouvrage Matérialisme et empiriocriticisme, publié en 1909.

« En moins de six mois, écrivait Lénine dans cet ouvrage, quatre livres ont paru, consacrés principalement, presque entièrement à des attaques contre le matérialisme dialectique.

Ce sont tout d’abord les Essais sur (? il aurait fallu dire : contre) la philosophie du marxisme, Saint-Pétersbourg, 1908, recueil d’articles de Bazarov, Bogdanov, Lounatcharski, Bermann, Hellfond, Iouchkévitch, Souvorov ; puis Matérialisme et réalisme critique, de Iouchkévitch ; La Dialectique à la lumière de la théorie contemporaine de la connaissance, de Bermann ; Les constructions philosophiques du marxisme, de Valentinov…

Tous ces personnages qu’unit, — malgré les divergences accusées de leurs opinions politiques, — la haine du matérialisme dialectique, se prétendent cependant des marxistes en philosophie !

La dialectique d’Engels est une « mystique », dit Bermann ; les conceptions d’Engels ont « vieilli », laisse tomber incidemment Bazarov, comme une chose qui va de soi ; le matérialisme est, paraît-il, réfuté par ces courageux guerriers, qui invoquent fièrement la « théorie contemporaine de la connaissance », la « philosophie moderne » (ou « positivisme moderne »), la « philosophie des sciences naturelles contemporaines », voire même la « philosophie des sciences naturelles du XXe siècle ». (Lénine, t. XIII, p. t1, éd. russe.)

En réponse à Lounatcharski qui, pour justifier ses amis les révisionnistes en philosophie, disait : « Nous nous fourvoyons peut-être, mais nous cherchons », Lénine écrivit :

« En ce qui me concerne, je suis aussi un « chercheur » en philosophie. Savoir : dans ces notes [il s’agit de Matérialisme et empiriocriticisme. — N. de la Réd.] je me suis donné pour tâche de rechercher ce qui fait buter les gens qui nous offrent sous couleur de marxisme quelque chose d’incroyablement incohérent, confus et réactionnaire. » (Ibidem, p. 12.)

En fait, l’ouvrage de Lénine dépassait de loin cette modeste tache. Le livre de Lénine, à la vérité, n’est pas seulement une critique de Bogdanov, Iouchkévitch, Bazarov, Valentinov et de leurs maîtres en philosophie : Avenarius et Mach, qui avaient tenté dans leurs écrits d’offrir au public un idéalisme raffiné et pommadé, à l’opposé du matérialisme marxiste.

L’ouvrage de Lénine est en môme temps une défense des principes théoriques du marxisme, — du matérialisme dialectique et historique, — et une généralisation matérialiste de tout ce que la science, avant tout la science de la nature, avait acquis d’important et de substantiel pendant toute une période historique, depuis la mort d’Engels jusqu’à la parution de l’ouvrage de Lénine Matérialisme et empiriocriticisme.

Après avoir fait une critique serrée des empiriocriticistes russes et de leurs maîtres étrangers, Lénine est amené aux conclusions suivantes contre le révisionnisme théorique et philosophique :

1° « Une falsification de plus en plus subtile du marxisme, des contrefaçons de plus en plus subtiles du marxisme par des doctrines antimatérialistes, voilà ce qui caractérise le révisionnisme contemporain, tant en économie politique que dans les problèmes de tactique, et dans la philosophie en général. » (Ibidem, p. 270.)

2° « Toute l’école de Mach et d’Avenarius va à l’idéalisme. » (Ibidem, p. 291.)

3° « Nos partisans de Mach se sont tous enlisés dans l’idéalisme. » (Ibidem, p. 282.)

4° « II est impossible de ne pas discerner derrière la scolastique gnoséologique de l’empiriocriticisme la lutte des partis en philosophie, lutte qui traduit en dernière analyse les tendances et l’idéologie des classes ennemies de la société contemporaine. » (Ibidem, p. 292.)

5° « Le rôle objectif, le rôle de classe de l’empiriocriticisme se réduit entièrement à servir les fidéistes [réactionnaires qui préfèrent la foi à la science. — N. de la Réd.] dans leur lutte contre le matérialisme en général et contre le matérialisme historique en particulier. » (Ibidem, p. 292.)

6° « L’idéalisme philosophique est… la voie de l’obscurantisme clérical. » (Ibidem, p. 304.)

Pour apprécier la portée immense de l’ouvrage de Lénine dans l’histoire de notre Parti et comprendre quel trésor théorique Lénine a défendu contre toutes les espèces de révisionnistes et de dégénérés de la période de réaction stolypinienne, il est indispensable de prendre connaissance, ne fût-ce que sommairement, des principes du matérialisme dialectique et historique.

C’est d’autant plus nécessaire que le matérialisme dialectique et le matérialisme historique constituent le fondement théorique du communisme, les principes théoriques du Parti marxiste ; connaître ces principes, les assimiler est le devoir de tout militant actif de notre Parti.

Ainsi donc :

1° Qu’est-ce que le matérialisme dialectique ?

2° Qu’est-ce que le matérialisme historique ?

**2. Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique.

Le matérialisme dialectique est la théorie générale du parti marxiste-léniniste. Le matérialisme dialectique est ainsi nommé parce que la façon de considérer les phénomènes de la nature, sa méthode d’investigation et de connaissance est dialectique, et son interprétation, sa conception des phénomènes de la nature, sa théorie est matérialiste.

Le matérialisme historique étend les principes de du matérialisme dialectique à l’étude de la vie sociale ; il applique ces principes aux phénomènes de la vie sociale, à l’étude de la société, à l’étude de l’histoire de la société.

En définissant leur méthode dialectique, Marx et Engels se réfèrent habituellement à Hegel, comme au philosophe qui a énoncé les traits fondamentaux de la dialectique. Cela ne signifie pas, cependant, que la dialectique de Marx et Engels soit identique à celle de Hegel. Car Marx et Engels n’ont emprunté à la dialectique de Hegel que son « noyau rationnel » ; ils en ont rejeté l’écorce idéaliste et ont développé la dialectique en lui imprimant un caractère scientifique moderne.

« Ma méthode dialectique, dit Marx, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est même l’exact opposé. Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’Idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’Idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme. » (Karl Marx : Le Capital, t. I, p. 29, Bureau d’Editions, Paris, 1938.)

En définissant leur matérialisme, Marx et Engels se réfèrent habituellement à Feuerbach, comme au philosophe qui a réintégré le matérialisme dans ses droits. Toutefois cela ne signifie pas que le matérialisme de Marx et Engels soit identique à celui de Feuerbach.

Marx et Engels n’ont en effet emprunté au matérialisme de Feuerbach que son « noyau central » ; ils l’ont développé en une théorie philosophique scientifique du matérialisme, et ils en ont rejeté toutes les superpositions idéalistes, éthiques et religieuses.

On sait que Feuerbach, tout en étant matérialiste quant au fond, s’est élevé contre la dénomination de matérialisme. Engels a dit maintes fois que Feuerbach « demeure, malgré sa base » [matérialiste] prisonnier des entraves idéalistes traditionnelles », que le « véritable idéalisme de Feuerbach apparaît dès que nous en arrivons à sa philosophie de la religion et à son éthique ». (Fr. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Moscou, 1946, pp. 30 et 34.)

Dialectique provient du mot grec « dialego » qui signifie s’entretenir, polémiquer. Dans l’antiquité, on entendait par dialectique l’art d’atteindre la vérité en découvrant les contradictions renfermées dans le raisonnement de l’adversaire et en les surmontant. Certains philosophes de l’antiquité estimaient que la découverte des contradictions dans la pensée et le choc des opinions contraires étaient le meilleur moyen de découvrir la vérité.

Ce mode dialectique de penser, étendu par la suite aux phénomènes de la nature, est devenue la méthode dialectique de connaissance de la nature ; d’après cette méthode, les phénomènes de la nature sont éternellement mouvants et changeants, et le développement de la nature est le résultat du développement des contradictions de la nature, le résultat de l’action réciproque des forces contraires de la nature.

Par son essence, la dialectique est tout l’opposé de la métaphysique.

1° La méthode dialectique marxiste est caractérisée par les traits fondamentaux que voici :

a) Contrairement à la métaphysique, la dialectique regarde la nature, non comme une accumulation accidentelle d’objets, de phénomènes détachés les uns des autres, isolés et indépendants les uns des autres, mais comme un tout uni, cohérent, où les objets les phénomènes sont liés organiquement entre eux, dépendent les uns des autres et se conditionnent réciproquement.

C’est pourquoi la méthode dialectique considère qu’aucun phénomène de la nature ne peut être compris si on l’envisage isolément, en dehors des phénomènes environnants ; car n’importe quel phénomène dans n’importe quel domaine de la nature peut être converti en un non-sens si on le considère en dehors des conditions environnantes, si on le détache des ces conditions ; au contraire, n’importe quel phénomène peut être compris et justifié, si on le considère sous l’angle de sa liaison indissoluble avec les phénomènes environnants, si on le considère tel qu’il est conditionné par les phénomènes qui l’environnent.

b) Contrairement à la métaphysique, la dialectique regarde la nature, non comme un état de repos et d’immobilité, de stagnation et d’immuabilité, mais comme un état de mouvement et de changement perpétuels, de renouvellement et de développement incessants, où toujours quelque chose naît et se développe, quelque chose se désagrège et disparaît.

C’est pourquoi la méthode dialectique veut que les phénomènes soient considérés non seulement du point de vue de leurs relations et de leur conditionnement réciproques, mais aussi du point de vue de leur mouvement, de leur changement, de leur développement, du point de vue de leur apparition et de leur disparition.

Pour la méthode dialectique, ce qui importe avant tout, ce n’est pas ce qui à un moment donné paraît stable, mais commence déjà à dépérir ; ce qui importe avant tout, c’est ce qui naît et se développe, si même la chose semble à un moment donné instable, car pour la méthode dialectique, il n’y a d’invincible que ce qui naît et se développe.

« La nature toute entière, dit Engels, depuis les particules les plus infimes jusqu’aux corps les plus grands, depuis le grain de sable jusqu’au soleil, depuis le protiste [cellule vivante primitive – N. de la Réd.] jusqu’à l’homme, est engagée dans un processus éternel d’apparition et de disparition, dans un flux incessant, dans un mouvement et dans un changement perpétuels. » (K. Marx et Fr. Engels : Œuvres complètes, Anti-Dühring, Dialectique de la Nature, éd. Allemande, Moscou, 1935, p. 491.)

C’est pourquoi, dit Engels, la dialectique « envisage les choses et leur reflet mental principalement dans leurs relations réciproques, dans leur enchaînement, dans leur mouvement, dans leur apparition et disparition ». (Ibidem, p. 25.)

c) Contrairement à la métaphysique, la dialectique considère le processus du développement non comme un simple processus de croissance où les changements quantitatifs n’aboutissent pas à des changements qualitatifs, mais comme un développement qui passe des changements quantitatifs insignifiants et latents à des changements apparents et radicaux, à des changements qualitatifs ; où les changements qualitatifs sont, non pas graduels, mais rapides, soudains, et s’opèrent par bonds, d’un état à un autre ; ces changements ne sont pas contingents, mais nécessaires ; ils sont le résultat de l’accumulation de changements quantitatifs insensibles et graduels.

C’est pourquoi la méthode dialectique considère que le processus du développement doit être compris non comme un mouvement circulaire, non comme une simple répétition du chemin parcouru, mais comme un mouvement progressif, ascendant, comme le passage de l’état qualitatif ancien à un nouvel état qualitatif, comme un développement qui va du simple au complexe, de l’inférieur au supérieur.

« La nature, dit Engels, est la pierre de touche de la dialectique et il faut dire que les sciences modernes de la nature ont fourni pour cette épreuve des matériaux qui sont extrêmement riches et qui augmentent tous les jours ; elles ont ainsi prouvé que la nature, en dernière instance, procède dialectiquement et non métaphysiquement, qu’elle ne se meut pas dans un cercle éternellement identique qui se répéterait perpétuellement, mais qu’elle connaît une histoire réelle.

À ce propos, il convient de nommer avant tout Darwin, qui a infligé un rude coup à la conception métaphysique de la nature, en démontrant que le monde organique tout entier, tel qu’il existe aujourd’hui, les plantes, les animaux et, par conséquent, l’homme aussi, est le produit d’un processus de développement qui dure depuis des millions d’années. » (Ibidem, p. 25.)

Engels indique que dans le développement dialectique, les changements quantitatifs se convertissent en changements qualitatifs :

« En physique… tout changement est un passage de la quantité à la qualité, l’effet du changement quantitatif de la quantité de mouvement – de forme quelconque – inhérente au corps ou communiquée au corps.

Ainsi la température de l’eau est d’abord indifférente à son état liquide ; mais si l’on augmente ou diminue la température de l’eau, il arrive un moment où son état de cohésion se modifie et l’eau se transforme dans un cas en vapeur et dans un autre en glace… c’est ainsi qu’un courant d’une certaine force est nécessaire pour qu’un fil de platine devienne lumineux ; c’est ainsi que tout métal a sa température de fusion ; c’est ainsi que tout liquide, sous une pression donnée, a son point déterminé de congélation et d’ébullition, dans la mesure où nos moyens nous permettent d’obtenir les températures nécessaires ; enfin c’est ainsi qu’il y a pour chaque gaz un point critique auquel on peut le transformer en liquide, dans des conditions déterminées de pression et de refroidissement… Les constantes, comme on dit en physique [point de passage d’un état à un autre. – N. de la Réd.], ne sont le plus souvent rien d’autre que les points nodaux où l’addition ou la soustraction quantitatives de mouvement [changement] provoque un changement qualitatif dans un corps, où, par conséquent, la quantité se transforme en qualité. » (Ibidem, pp. 502-503.)

Et à propos de la chimie :

« On peut dire que la chimie est la science des changements qualitatifs des corps dus à des changements quantitatifs. Hegel lui-même le savait déjà… prenons l’oxygène : si l’on réunit dans une molécule trois atomes au lieu de deux comme à l’ordinaire, on obtient un corps nouveau, l’ozone, qui se distingue nettement de l’oxygène ordinaire par son odeur et par ses réactions. Et que dire des différentes combinaisons de l’oxygène avec l’azote ou avec le soufre, dont chacune fournit un corps qualitativement différent de tous les autres ! » (Ibidem, p. 503.)

Enfin, Engels critique Dühring qui invective Hegel tout en lui empruntant en sous main sa célèbre thèse d’après laquelle le passage du règne du monde insensible à celui de la sensation, du règne du monde inorganique à celui de la vie organique, est un saut à un nouvel état :

« C’est tout à fait la ligne nodale hégélienne des rapports de mesure, où une addition ou une soustraction purement quantitative produit, en certains points nodaux, un saut qualitatif comme c’est le cas, par exemple, de l’eau chauffée ou refroidie, pour laquelle le point d’ébullition et le point de congélation sont les nœuds ou s’accomplit, à la pression normale, le saut à un nouvel état d’agrégation ; où par conséquent la quantité se transforme en qualité. » (Ibidem, pp. 49-50.)

d) Contrairement à la métaphysique, la dialectique part du point de vue que les objets et les phénomènes de la nature impliquent des contradictions internes, car ils ont tous un côté négatif et un côté positif, un passé et un avenir, tous ont des éléments qui disparaissent ou qui se développent ; la lutte de ces contraires, la lutte entre l’ancien et le nouveau, entre ce qui meurt et ce qui naît, entre ce qui dépérit et ce qui se développe est le contenu interne du processus de développement, de la conversion des changements quantitatifs en changements qualitatifs.

C’est pourquoi la méthode dialectique considère que le processus de développement de l’inférieur au supérieur ne s’effectue pas sur le plan d’une évolution harmonieuse des phénomènes, mais sur celui de la mise à jour des contradictions inhérentes aux objets, aux phénomènes, sur le plan d’une « lutte » des tendances contraires qui agissent sur la base de ces contradictions.

« La dialectique, au sens propre du mot, est, dit Lénine, l’étude des contradictions dans l’essence même des choses. » (Lénine : cahiers de philosophie, p. 263, éd. russe.)

Et plus loin :

« Le développement est la « lutte » des contraires. » (Lénine, t. XIII, p. 301, éd. russe.)

Tels sont les traits fondamentaux de la méthode dialectique marxiste.

Il n’est pas difficile de comprendre quelle importance considérable prend l’extension des principes de la méthode dialectique à l’étude de la vie sociale, à l’étude de l’histoire de la société, quelle importance considérable prend l’application de ces principes à l’histoire de la société, à l’activité pratique du parti du prolétariat.

S’il est vrai qu’il n’y a pas dans le monde de phénomènes isolés, s’il est vrai que tous les phénomènes sont liés entre eux et se conditionnent réciproquement, il est clair que tout régime social et tout mouvement social dans l’histoire doivent être jugés, non du point de vue de la « justice éternelle » ou de quelque autre idée préconçue, comme le font souvent les historiens, mais du point de vue des conditions qui ont engendré ce régime et ce mouvement social et avec lesquelles il sont liés.

Le régime de l’esclavage dans les conditions actuelles serait un non-sens, une absurdité contre nature. Mais le régime de l’esclavage dans les conditions du régime de la communauté primitive en décomposition est un phénomène parfaitement compréhensible et logique, car il signifie un pas en avant par comparaison avec le régime de la communauté primitive.

Revendiquer l’institution de la république démocratique bourgeoise dans les conditions du tsarisme et de la société bourgeoise, par exemple dans la Russie de 1905, était parfaitement compréhensible, juste et révolutionnaire, car la république bourgeoise signifiait alors un pas en avant. Mais revendiquer l’institution de la république démocratique bourgeoise dans les conditions actuelles de l’U.R.S.S. serait un non-sens, serait contre-révolutionnaire, car la république bourgeoise par comparaison avec la république soviétique est un pas en arrière.

Tout dépend des conditions, du lieu et du temps.

Il est évident que sans cette conception historique des phénomènes sociaux, l’existence et le développement de la science historique sont impossibles ; seule une telle conception empêche la science historique de devenir un chaos de contingences et un amas d’erreurs absurdes.

Poursuivons. S’il est vrai que le monde se meut et se développe perpétuellement, s’il est vrai que la disparition de l’ancien et la naissance du nouveau sont une loi du développement, il est clair qu’il n’est plus de régimes sociaux « immuables », de « principes éternels » de propriété privée et d’exploitation ; qu’il n’est plus « d’idées éternelles » de soumission des paysans aux propriétaires fonciers, des ouvriers aux capitalistes.

Par conséquent, le régime capitaliste peut être remplacé par un régime socialiste, de même que le régime capitaliste a remplacé en son temps le régime féodal.

Par conséquent, il faut fonder son action non pas sur les couches sociales qui ne se développent plus, même si elles ne représentent pour le moment la force dominante, mais sur les couches sociales qui se développent et qui ont de l’avenir, même si elles ne représentent pas pour le moment la force dominante.

En 1880-1890, à l’époque de la lutte des marxistes contre les populistes, le prolétariat de Russie était une infime minorité par rapport à la masse des paysans individuels qui formaient l’immense majorité de la population.

Mais le prolétariat se développait en tant que classe, tandis que la paysannerie en tant que classe se désagrégeait. Et c’est justement parce que le prolétariat se développait comme classe, que les marxistes ont fondé leur action sur lui. En quoi ils ne se sont pas trompés, puisqu’on sait que le prolétariat, qui n’était qu’une force peu importante, est devenu par la suite une force historique et politique de premier ordre.

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, il faut regarder en avant et non pas en arrière.

Poursuivons. S’il est vrai que le passage des changements quantitatifs lents à des changements qualitatifs brusques et rapides est une loi du développement, il est clair que les révolutions accomplies par les classes opprimées constituent un phénomène absolument naturel, inévitable.

Par conséquent, le passage du capitalisme au socialisme et l’affranchissement de la classe ouvrière du joug capitaliste peuvent être réalisés, non par des changements lents, non par des réformes, mais uniquement par un changement qualitatif du régime capitaliste, par la révolution.

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, il faut être un révolutionnaire et non un réformiste.

Poursuivons. S’il est vrai que le développement se fait par l’apparition des contradictions internes, par le conflit des forces contraires sur la base de ces contradictions, conflit destiné à les surmonter, il est clair que la lutte de classe du prolétariat est un phénomène parfaitement naturel, inévitable.

Par conséquent, il ne faut pas dissimuler les contradictions du régime capitaliste, mais les faire apparaître et les étaler, ne pas étouffer la lutte de classes, mais la mener jusqu’au bout.

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, il faut suivre une politique prolétarienne de classe, intransigeante, et non une politique réformiste d’harmonie des intérêts du prolétariat et de la bourgeoisie, non une politique conciliatrice « d’intégration » du capitalisme dans le socialisme.

Voilà ce qui en est de la méthode dialectique marxiste appliquée à la vie sociale, à l’histoire de la société.

À son tour, le matérialisme philosophique marxiste est par sa base l’exact opposé de l’idéalisme philosophique.

2° Le matérialisme philosophique marxiste est caractérisé par les traits fondamentaux que voici :

a) Contrairement à l’idéalisme qui considère le monde comme l’incarnation de l’ « idée absolue », de l’ « esprit universel », de la « conscience », le matérialisme philosophique de Marx part de ce principe que le monde, de par sa nature, est matériel, que les multiples phénomènes de l’univers sont les différents aspects de la matière en mouvement ; que les relations et le conditionnement réciproques des phénomènes, établis par la méthode dialectique, constituent les lois nécessaires du développement de la matière en mouvement ; que le monde se développe suivant les lois du mouvement de la matière, et n’a besoin d’aucun « esprit universel ».

« La conception matérialiste du monde, dit Engels, signifie simplement la conception de la nature telle qu’elle est sans aucune addition étrangère. » (Fr. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, éd. Allemande, Moscou, p. 60.)

À propos de la conception matérialiste du philosophe de l’antiquité Héraclite, pour qui « le monde est un, n’a été crée par aucun dieu ni par aucun homme ; a été et sera une flamme éternellement vivante, qui s’embrasse et s’éteint suivant des lois déterminées », Lénine écrit :

« Excellent exposé des principes du matérialisme dialectique. » (Lénine : cahiers de philosophie, p. 318, éd. russe.)

b) Contrairement à l’idéalisme affirmant que seule notre conscience existe réellement, que le monde matériel, l’être, la nature n’existent que dans notre conscience, dans nos sensations, représentations, concepts, le matérialisme philosophique marxiste part de ce principe que la matière, la nature, l’être est une réalité objective existant en dehors et indépendamment de la conscience ; que la matière est une donnée première, car elle est la source des sensations, des représentations, de la conscience, tandis que la conscience est une donnée seconde, dérivée, car elle est le reflet de la matière, le reflet de l’être ; que la pensée est un produit de la matière, quand celle-ci a atteint dans son développement un haut degré de perfection ; plus précisément, la pensée est le produit du cerveau, et le cerveau, l’organe de la pensée ; on ne saurait, par conséquent, séparer la pensée de la matière sous peine de tomber dans une grossière erreur.

« La question du rapport de la pensée à l’être, de l’esprit à la nature », dit Engels, est la « question suprême de toute philosophie… Selon la réponse qu’ils faisaient à cette question, les philosophes se divisaient en deux camps importants. Ceux qui affirmaient l’antériorité de l’esprit par rapport à la nature… formaient le camp de l’idéalisme. Les autres, ceux qui considéraient la nature comme antérieure, appartenaient aux différentes écoles du matérialisme. » (Fr. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, pp. 22 et 23.)

Et plus loin :

« Le monde matériel, perceptible par les sens, auquel nous appartenons nous-mêmes, est la seule réalité… Notre conscience et notre pensée, si transcendantales qu’elles paraissent, ne sont que le produit d’un organe matériel, corporel : le cerveau. La matière n’est pas un produit de l’esprit, mais l’esprit n’est lui-même que le produit supérieur de la matière. » (Ibidem, p. 26.)

À propos du problème de la matière et de la pensée, Marx écrit :

« On ne saurait séparer la pensée de la matière pensante. Cette matière est le substratum de tous les changements qui s’opèrent. » (Fr. Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, Introduction.)

Dans sa définition du matérialisme philosophique marxiste, Lénine s’exprime en ces termes :

« Le matérialisme admet d’une façon générale que l’être réel objectif (la matière) est indépendant de la conscience, des sensations, de l’expérience… La conscience… n’est que le reflet de l’être, dans le meilleur des cas un reflet approximativement exact (adéquat, d’une précision idéale). » (Lénine, t. XIII, pp. 266-267, éd. russe.)

Et plus loin :

« La matière est ce qui, en agissant sur nos organes des sens, produit les sensations ; la matière est une réalité objective qui nous est donnée dans les sensations… La matière, la nature, l’être, le physique est la donnée première, tandis que l’esprit, la conscience, les sensations, le psychique est la donnée seconde. » (Ibidem, pp. 119-120.)

« Le tableau du monde est un tableau qui montre comment la matière se meut et comment la matière pense. » (Ibidem, p. 288.)

« Le cerveau est l’organe de la pensée. » (Ibidem, p. 125.)

c) Contrairement à l’idéalisme qui conteste la possibilité de connaître le monde et ses lois ; qui ne croit pas à la valeur de nos connaissances ; qui ne reconnaît pas la vérité objective et considère que le monde est rempli de « choses en soi » qui ne pourront jamais être connues de la science, le matérialisme philosophique marxiste part de ce principe que le monde et ses lois sont parfaitement connaissables, que notre connaissance des lois de la nature, vérifiées par l’expérience, par la pratique, est une connaissance valable, qu’elle a la signification d’une vérité objective ; qu’il n’est point dans le monde de choses inconnaissables, mais uniquement des choses encore inconnues, lesquelles seront découvertes et connues par les moyens de la science et de la pratique.

Engels critique la thèse de Kant et des autres idéalistes, suivant laquelle le monde et les « choses en soi » sont inconnaissables, et il défend la thèse matérialiste bien connue, suivant laquelle nos connaissances sont valables. Il écrit à ce sujet :

« La réfutation la plus décisive de cette lubie philosophique, comme d’ailleurs de toutes les autres, est la pratique, notamment l’expérience et l’industrie. Si nous pouvons prouver la justesse de notre conception d’un phénomène naturel en le créant nous-mêmes, en le faisant surgir de son propre milieu, et qui plus est, en le faisant servir à nos buts, c’en est fini de l’insaisissable « chose en soi » de Kant.

Les substances chimiques produites dans les organismes végétaux et animaux restèrent ces choses en soi jusqu’à ce que la chimie organique se fût mise à les préparer l’une après l’autre ; par là, la « chose en soi » devint une chose pour nous, comme par exemple, la matière colorante de la garance, l’alizarine, que nous n’extrayons plus des racines de la garance cultivée dans les champs, mais que nous tirons à meilleur marché et bien plus simplement du goudron de houille.

Le système solaire de Copernic fut, pendant trois cents ans, une hypothèse sur laquelle on pouvait parier à cent, à mille, à dix mille contre un, — c’était malgré tout une hypothèse ; mais lorsque Leverrier, à l’aide des chiffres obtenus grâce à ce système, calcula non seulement la nécessité de l’existence d’une planète inconnue, mais aussi l’endroit où cette planète devait se trouver dans l’espace céleste, et lorsque Galle la découvrit ensuite effectivement, le système de Copernic était prouvé. » (Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, p. 24.)

Lénine accuse de fidéisme Bogdanov, Bazarov, Iouchkévitch et les autres partisans de Mach ; il défend la thèse matérialiste bien connue d’après laquelle nos connaissances scientifiques sur les lois de la nature sont valables, et les lois scientifiques sont des vérités objectives ; il dit à ce sujet :

« Le fidéisme contemporain ne répudie nullement la science ; il n’en répudie que les « prétentions excessives », à savoir la prétention de découvrir la vérité objective. S’il existe une vérité objective (comme le pensent les matérialistes), si les sciences de la nature, reflétant le monde extérieur dans l’« expérience » humaine, sont seules capables de nous donner la vérité objective, tout fidéisme doit être absolument rejeté. » (Matérialisme et empiriocriticisme, t. XIII, p. 102.)

Tels sont en bref les traits distinctifs du matérialisme philosophique marxiste

On conçoit aisément l’importance considérable que prend l’extension des principes du matérialisme philosophique à l’étude de la vie sociale, à l’étude de l’histoire de la société ; on comprend l’importance considérable de l’application de ces principes à l’histoire de la société, à l’activité pratique du parti du prolétariat

S’il est vrai que la liaison des phénomènes de la nature et leur conditionnement réciproque sont des lois nécessaires du développement de la nature, il s’ensuit que la liaison et le conditionnement réciproque des phénomènes de la vie sociale, eux aussi, sont non pas des contingences, mais des lois nécessaires du développement social

Par conséquent, la vie sociale, l’histoire de la société cesse d’être une accumulation de « contingences », car l’histoire de la société devient un développement nécessaire de la société et l’étude de l’histoire sociale devient une science

Par conséquent, l’activité pratique du parti du prolétariat doit être fondée, non pas sur les désirs louables des « individualités d’élite », sur les exigences de la « raison », de la « morale universelle », etc., mais sur les lois du développement social, sur l’étude de ces lois

Poursuivons. S’il est vrai que le monde est connaissable et que notre connaissance des lois du développement de la nature est une connaissance valable, qui a la signification d’une vérité objective, il s’ensuit que la vie sociale, que le développement social est également connaissable et que les données de la science sur les lois du développement social, sont des données valables ayant la signification de vérités objectives

Par conséquent, la science de l’histoire de la société, malgré toute la complexité des phénomènes de la vie sociale, peut devenir une science aussi exacte que la biologie par exemple, et capable de faire servir les lois du développement social à des applications pratiques

Par conséquent, le parti du prolétariat, dans son activité pratique, ne doit pas s’inspirer de quelque motif fortuit que ce soit, mais des lois du développement social et des conclusions pratiques qui découlent de ces lois

Par conséquent, le socialisme, de rêve d’un avenir meilleur pour l’humanité qu’il était autrefois, devient une science

Par conséquent, la liaison entre la science et l’activité pratique, entre la théorie et la pratique, leur unité, doit devenir l’étoile conductrice du parti du prolétariat

Poursuivons. S’il est vrai que la nature, l’être, le monde matériel est la donnée première, tandis que la conscience, la pensée est la donnée seconde, dérivée ; s’il est vrai que le monde matériel est une réalité objective existant indépendamment de la conscience des hommes, tandis que la conscience est un reflet de cette réalité objective, il suit de là que la vie matérielle de la société, son être, est également la donnée première, tandis que sa vie spirituelle est une donnée seconde, dérivée ; que la vie matérielle de la société est une réalité objective existant indépendamment de la volonté de l’homme, tandis que la vie spirituelle de la société est un reflet de cette réalité objective, un reflet de l’être

Par conséquent, il faut chercher la source de la vie spirituelle de la société, l’origine des idées sociales, des théories sociales, des opinions politiques, des institutions politiques, non pas dans les idées, théories, opinions et institutions politiques elles-mêmes, mais dans les conditions de la vie matérielle de la société, dans l’être social dont ces idées, théories, opinions, etc., sont le reflet

Par conséquent, si aux différentes périodes de l’histoire de la société on observe différentes idées et théories sociales, différentes opinions et institutions politiques, si nous rencontrons sous le régime de l’esclavage telles idées et théories sociales, telles opinions et institutions politiques, tandis que sous le féodalisme nous en rencontrons d’autres, et sous le capitalisme, d’autres encore, cela s’explique non par la « nature », ni par les « propriétés » des idées, théories, opinions et institutions politiques elles-mêmes, mais par les conditions diverses de la vie matérielle de la société aux différentes périodes du développement social

L’être de la société, les conditions de la vie matérielle de la société, voilà ce qui détermine ses idées, ses théories, ses opinions politiques, ses institutions politiques.

À ce propos, Marx a écrit :

« Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. » (Contribution à la critique de l’économie politique, préface.)

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, pour ne pas s’abandonner à des rêves creux, le parti du prolétariat doit fonder son action non pas sur les abstraits « principes de la raison humaine », mais sur les conditions concrètes de la vie matérielle de la société, force décisive du développement social ; non pas sur les désirs louables des « grands hommes », mais sur les besoins réels du développement de la vie matérielle de la société.

La déchéance des utopistes, y compris les populistes, les anarchistes, les socialistes-révolutionnaires, s’explique entre autres par le fait qu’ils ne reconnaissaient pas le rôle primordial des conditions de la vie matérielle de la société dans le développement de la société ; tombés dans l’idéalisme, ils fondaient leur activité pratique, non pas sur les besoins du développement de la vie matérielle de la société, mais indépendamment et en dépit de ces besoins, sur des « plans idéaux » et « projets universels » détachés de la vie réelle de la société.

Ce qui fait la force et la vitalité du marxisme-léninisme, c’est qu’il s’appuie dans son activité pratique, précisément sur les besoins du développement de la vie matérielle de la société, sans se détacher jamais de la vie réelle de la société.

De ce qu’a dit Marx, il ne suit pas, cependant, que les idées et les théories sociales, les opinions et les institutions politiques n’aient pas d’importance dans la vie sociale ; qu’elles n’exercent pas une action en retour sur l’existence sociale, sur le développement des conditions matérielles de la vie sociale. Nous n’avons parlé jusqu’ici que de l’origine des idées et des théories sociales, des opinions et des institutions politiques, de leur apparition ; nous avons dit que la vie spirituelle de la société est un reflet des conditions de sa vie matérielle.

Mais pour ce qui est de l’importance de ces idées et théories sociales, de ces opinions et institutions politiques, de leur rôle dans l’histoire, le matérialisme historique, loin de les nier, souligne an contraire leur rôle et leur importance considérables dans la vie sociale, dans l’histoire de la société.

Les idées et les théories sociales diffèrent. Il est de vieilles idées et théories, qui ont fait leur temps et qui servent les intérêts des forces dépérissantes de la société. Leur importance, c’est qu’elles freinent le développement de la société, son progrès. Il est des idées et des théories nouvelles, d’avant-garde, qui servent les intérêts des forces d’avant-garde de la société. Leur importance, c’est qu’elles facilitent le développement de la société, son progrès ; et, qui plus est, elles acquièrent d’autant plus d’importance qu’elles reflètent plus fidèlement les besoins du développement de la vie matérielle de la société.

Les nouvelles idées et théorie sociales ne surgissent que lorsque le développement de la vie matérielle de la société a posé devant celle-ci des tâches nouvelles. Mais une fois surgies, elles deviennent une force de la plus haute importance qui facilite l’accomplissement des nouvelles tâches posées par le développement de la vie matérielle de la société ; elles facilitent le progrès de la société. C’est alors qu’apparaît précisément toute l’importance du rôle organisateur, mobilisateur et transformateur des idées et théories nouvelles, des opinions et institutions politiques nouvelles.

À vrai dire, si de nouvelles idées et théories sociales surgissent, c’est précisément parce qu’elles sont nécessaires à la société, parce que sans leur action, organisatrice, mobilisatrice et transformatrice, la solution des problèmes pressants que comporte le développement de la vie matérielle de la société est impossible.

Suscitées par les nouvelles tâches que pose le développement de la vie matérielle de la société, les idées et théories sociales nouvelles se frayent un chemin, deviennent le patrimoine des masses populaires qu’elles mobilisent et qu’elles organisent contre les forces dépérissantes de la société, facilitant par là le renversement de ces forces qui freinent le développement de la vie matérielle de la société.

C’est ainsi que, suscitées par les tâches pressantes du développement de la vie matérielle de la société, du développement de l’existence sociale, les idées et les théories sociales, les institutions politiques agissent elles-mêmes, par la suite, sur l’existence sociale, sur la vie matérielle de la société, en créant les conditions nécessaires pour faire aboutir la solution des problèmes pressants de la vie matérielle de la société, et rendre possible son développement ultérieur

Marx a dit à ce propos :

« La théorie devient une force matérielle dès qu’elle pénètre les masses. » (Critique de la philosophie du droit de Hegel.)

Par conséquent, pour avoir la possibilité d’agir sur les conditions de la vie matérielle de la société et pour hâter leur développement, leur amélioration, le parti du prolétariat doit s’appuyer sur une théorie sociale, sur une idée sociale qui traduise exactement les besoins du développement de la vie matérielle de la société, et soit capable, par suite, de mettre en mouvement les grandes masses populaires, capable de les mobiliser et de les organiser dans la grande armée du parti du prolétariat, prête à briser les forces réactionnaires et à frayer la voie aux forces avancées de la société.

La déchéance des « économistes » et des menchéviks s’explique, entre autres, par le fait qu’ils ne reconnaissaient pas le rôle mobilisateur, organisateur et transformateur de la théorie d’avant-garde, de l’idée d’avant-garde ; tombés dans le matérialisme vulgaire, ils réduisaient ce rôle presque à zéro ; c’est pourquoi ils condamnaient le parti à rester passif, à végéter.

Ce qui fait la force et la vitalité du marxisme-léninisme, c’est qu’il s’appuie sur une théorie d’avant-garde qui reflète exactement les besoins du développement de la vie matérielle de la société, c’est qu’il place la théorie au rang élevé qui lui revient, et considère comme son devoir d’utiliser à fond sa force mobilisatrice, organisatrice et transformatrice.

C’est ainsi que le matérialisme historique résout le problème des rapports entre l’être social et la conscience sociale, entre les conditions du développement de la vie matérielle et le développement de la vie spirituelle de la société.

3° Le matérialisme historique. Une question reste à élucider : que faut-il entendre, du point de vue du matérialisme historique, par ces « conditions de la vie matérielle de la société », qui déterminent, en dernière analyse, la physionomie la société, ses idées, ses opinions, ses institutions politiques, etc. ?

Qu’est-ce que ces « conditions de la vie matérielle de la société » ?

Quels en sont les traits distinctifs ?

Il est certain que la notion de « conditions de la vie matérielle de la société » comprend avant tout la nature qui environne la société, le milieu géographique qui est une des conditions nécessaires et permanentes de la vie matérielle de la société et qui, évidemment, influe sur le développement de la société. Quel est le rôle du milieu géographique dans le développement social ? Le milieu géographique ne serait-il pas la force principale qui détermine la physionomie de la société, le caractère du régime social des hommes, le passage d’un régime à un autre ?

À cette question, le matérialisme historique répond par la négative.

Le milieu géographique est incontestablement une des conditions permanentes et nécessaires du développement de la société, et il est évident qu’il influe sur ce développement : il accélère ou il ralentit le cours du développement social.

Mais cette influence n’est pas déterminante, car les changements et le développement de la société s’effectuent incomparablement plus vile que les changements et le développement du milieu géographique. En trois mille ans, l’Europe a vu se succéder trois régimes sociaux différents : la commune primitive, l’esclavage, le régime féodal ; et à l’est de l’Europe, sur le territoire de l’U.R.S.S., il y en a même eu quatre. Or, dans la même période, les conditions géographiques de l’Europe, ou bien n’ont pas changé du tout, ou bien ont changé si peu que les géographes s’abstiennent même d’en parler.

Et cela se conçoit. Pour que des changements tant soit peu importants du milieu géographique se produisent, il faut des millions d’années, tandis qu’il suffit de quelques centaines d’années ou de quelque deux mille ans pour que des changements même très importants interviennent dans le régime social des hommes.

Il suit de là que le milieu géographique ne peut être la cause principale, la cause déterminante du développement social, car ce qui demeure presque inchangé pendant des dizaines de milliers d’années, ne peut être la cause principale du développement de ce qui est sujet à des changements radicaux en l’espace de quelques centaines d’années.

Il est certain, ensuite, que la croissance et la densité de la population, elles aussi, sont comprises dans la notion de « conditions de la vie matérielle de la société », car les hommes sont un élément indispensable des conditions de la vie matérielle de la société, et sans un minimum d’hommes il ne saurait y avoir aucune vie matérielle de la société. La croissance de la population ne serait-elle pas la force principale qui détermine le caractère du régime social des hommes ?

À cette question, le matérialisme historique répond aussi par la négative.

Certes, la croissance de la population exerce une influence sur le développement social, qu’elle facilite ou ralentit ; mais elle ne peut être la force principale du développement social, et l’influence qu’elle exerce sur lui ne peut être déterminante, car la croissance de la population, par elle-même, ne nous donne pas la clé de ce problème : pourquoi à tel régime social succède précisément tel régime social nouveau, et non un autre ? pourquoi à la commune primitive succède précisément l’esclavage ? à l’esclavage, le régime féodal ? au régime féodal, le régime bourgeois, et non quelque autre régime ?

Si la croissance de la population était la force déterminante du développement social, une plus grande densité de la population devrait nécessairement engendrer un type de régime social supérieur. Mais en réalité, il n’en est rien. La densité de la population en Chine est quatre fois plus élevée qu’aux États-Unis ; cependant les États-Unis sont à un niveau plus élevé que la Chine au point de vue du développement social : en Chine domine toujours un régime semi-féodal, alors que les États-Unis ont depuis longtemps atteint le stade supérieur du développement capitaliste.

La densité de la population en Belgique est dix-neuf fois plus élevée qu’aux États-Unis et vingt-six fois plus élevée qu’en U.R.S.S. ; cependant les États-Unis sont à un niveau plus élevé que la Belgique au point de vue du développement social ; et par rapport à l’U.R.S.S., la Belgique retarde de toute une époque historique : en Belgique domine le régime capitaliste, alors que l’U.R.S.S. en a déjà fini avec le capitalisme : elle a institué chez elle le régime socialiste.

Il suit de là que la croissance de la population n’est pas et ne peut pas être la force principale du développement de la société, la force qui détermine le caractère du régime social, la physionomie de la société.

a) Mais alors, quelle est donc, dans le système des conditions de la vie matérielle de la société, la force principale qui détermine la physionomie de la société, le caractère du régime social, le développement de la société d’un régime à un autre ?

Le matérialisme historique considère que cette force est le mode d’obtention des moyens d’existence nécessaires à la vie des hommes, le mode de production des biens matériels : nourriture, vêtements, chaussures, logement, combustible, instruments de production. etc. nécessaires pour que la société puisse vivre et se développer.

Pour vivre il faut avoir de la nourriture, des vêtements, des chaussures, un logement, du combustible, etc. ; pour avoir ces biens matériels il faut les produire, et pour les produire, il faut avoir les instruments de production à l’aide desquels les hommes produisent la nourriture, les vêtements, les chaussures, le logement, le combustible, etc. ; il faut savoir produire ces instruments, il faut savoir s’en servir.

Les instruments de production à l’aide desquels les biens matériels sont produits, les hommes gui manient ces instruments de production et produisent les biens matériels grâce à une certaine expérience de la production et à des habitudes de travail, voilà les éléments qui, pris tous ensemble, constituent les forces productives de la société.

Mais les forces productives ne sont qu’un aspect de la production, un aspect du mode de production, celui qui exprime le comportement des hommes à l’égard des objets et des forces de la nature dont ils se servent pour produire des biens matériels. L’autre aspect de la production, l’autre aspect du mode de production, ce sont les rapports des hommes entre eux dans le processus de la production, les rapports de production entre les hommes.

Dans leur lutte avec la nature qu’ils exploitent pour produire les biens matériels, les hommes ne sont pas isolés les uns des autres, ne sont pas des individus détaches les uns des autres ; ils produisent en commun, par groupes, par associations. C’est pourquoi la production est toujours, et quelles que soient les conditions, une production sociale.

Dans la production des biens matériels, les hommes établissent entre eux tels ou tels rapports à l’intérieur de la production, ils établissent tels ou tels rapports de production. Ces derniers peuvent être des rapports de collaboration et d’entraide parmi des hommes libres de toute exploitation ; ils peuvent être des rapports de domination et de soumission ; ils peuvent être enfin des rapports de transition d’une forme de rapports de production à une autre.

Mais quel que soit le caractère que revêtent les rapports de production, ceux-ci sont toujours, sous tous les régimes, un élément indispensable de la production, à l’égal des forces productives de la société.

« Dans la production, dit Marx, les hommes n’agissent pas seulement sur la nature, mais aussi les uns sur les autres. Ils ne produisent qu’en collaborant d’une manière déterminée et en échangeant entre eux leurs activités. Pour produire, ils entrent en relations et en rapports déterminés les uns avec les autres, et ce n’est que dans les limites de ces relations et de ces rapports sociaux que s’établit leur action sur la nature, que se fait la production. » (Travail salarié et capital.)

Il suit de là que la production, le mode de production englobe tout aussi bien les forces productives de la société que les rapports de production entre les hommes, et est ainsi l’incarnation de leur unité dans le processus de production des biens matériels.

b) La première particularité de la production, c’est que jamais elle ne s’arrête à un point donné pour une longue période ; elle est toujours en voie de changement et de développement ; de plus, le changement du mode de production provoque inévitablement le changement du régime social tout entier, des idées sociales, des opinions et institutions politiques ; le changement du mode de production provoque la refonte de tout le système social et politique.

Aux différents degrés du développement, les hommes se servent de différents moyens de production ou plus simplement, les hommes mènent un genre de vie différent. Dans la commune primitive il existe un mode de production ; sous l’esclavage, il en existe un autre ; sous le féodalisme, un troisième, et ainsi de suite. Le régime social des hommes, leur vie spirituelle, leurs opinions, leurs institutions politiques diffèrent selon ces modes de production.

Au mode de production de la société correspondent, pour l’essentiel, la société elle-même, ses idées et ses théories, ses opinions et institutions politiques.

Ou plus simplement : tel genre de vie, tel genre de pensée. Cela veut dire que l’histoire du développement de la société est, avant tout, l’histoire du développement de la production, l’histoire des modes de production qui se succèdent à travers les siècles, l’histoire du développement des forces productives et des rapports de production entre les hommes.

Par conséquent, l’histoire du développement social est en même temps l’histoire des producteurs des biens matériels, l’histoire des masses laborieuses qui sont les forces fondamentales du processus de production et produisent les biens matériels nécessaires à l’existence de la société.

Par conséquent, la science historique, si elle veut être une science véritable, ne peut plus réduire l’histoire du développement social aux actes des rois et des chefs d’armées, aux actes des « conquérants » et des « asservisseurs » d’États ; la science historique doit avant tout s’occuper de l’histoire des producteurs des biens matériels, de l’histoire des masses laborieuses, de l’histoire des peuples.

Par conséquent, la clé qui permet de découvrir les lois de l’histoire de la société, doit être cherchée non dans le cerveau des hommes, non dans les opinions et les idées de la société, mais dans le mode de production pratiqué par la société à chaque période donnée de l’histoire, dans l’économique de la société.

Par conséquent, la tâche primordiale de la science historique est l’étude et la découverte des lois de la production, des lois du développement des forces productives et des rapports de production, des lois du développement économique de la société.

Par conséquent, le parti du prolétariat, s’il veut être un parti véritable, doit avant tout acquérir la science des lois du développement de la production, des lois du développement économique de la société.

Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, le parti du prolétariat, dans l’établissement de son programme aussi bien que dans son activité pratique, doit avant tout s’inspirer des lois du développement de la production, des lois du développement économique de la société.

c) La deuxième particularité de la production, c’est que ses changements et son développement commencent toujours par le changement et le développement des forces productives et, avant tout, des instruments de production.

Les forces productives sont, par conséquent, l’élément le plus mobile et le plus révolutionnaire de la production. D’abord se modifient et se développent les forces productives de la société ; ensuite, en fonction et en conformité de ces modifications, se modifient les rapports de production entre les hommes, leurs rapports économiques. Cela ne signifie pas cependant que les rapports de production n’influent pas sur le développement des forces productives et que ces dernières ne dépendent pas des premiers.

Les rapports de production dont le développement dépend de celui des forces productives, agissent à leur tour sur le développement des forces productives, qu’ils accélèrent ou ralentissent. De plus, il importe de noter que les rapports de production ne sauraient trop longtemps retarder sur la croissance des forces productives et se trouver en contradiction avec cette croissance, car les forces productives ne peuvent se développer pleinement que si les rapports de production correspondent au caractère, à l’état des forces productives et donnent libre cours au développement de ces dernières.

C’est pourquoi, quel que soit le retard des rapports de production sur le développement des forces productives, ils doivent, tôt ou tard, finir par correspondre — et c’est ce qu’ils font effectivement — au niveau du développement des forces productives, au caractère de ces forces productives. Dans le cas contraire, l’unité des forces productives et des rapports de production dans le système de la production serait compromise à fond, il y aurait une rupture dans l’ensemble de la production, une crise de la production, la destruction des forces productives.

Les crises économiques dans les pays capitalistes, — où la propriété privée capitaliste des moyens de production est en contradiction flagrante avec le caractère social du processus de production, avec le caractère des forces productives, — sont un exemple du désaccord entre les rapports de production et le caractère des forces productives, un exemple du conflit qui les met aux prises.

Les crises économiques qui mènent à la destruction des forces productives sont le résultat de ce désaccord ; de plus, ce désaccord lui-même est la base économique de la révolution sociale appelée à détruire les rapports de production actuels et à créer de nouveaux rapports conformes au caractère des forces productives.

Au contraire, l’économie socialiste en U.R.S.S., où la propriété sociale des moyens de production est en parfait accord avec le caractère social du processus de production, et où, par suite, il n’y a ni crises économiques, ni destruction des forces productives, est un exemple de l’accord parfait entre les rapports de production et le caractère des forces productives.

Par conséquent, les forces productives ne sont pas seulement l’élément le plus mobile et le plus révolutionnaire de la production. Elles sont aussi l’élément déterminant du développement de la production. Telles sont les forces productives, tels doivent être les rapports de production.

Si l’état des forces productives indique par quels instruments de production les hommes produisent les biens matériels qui leur sont nécessaires, l’état des rapports de production, lui, montre en la possession de qui se trouvent les moyens de production (la terre, les forêts, les eaux, le sous-sol, les matières premières, les instruments de production, les bâtiments d’exploitation, les moyens de transport et de communication, etc.) ; à la disposition de qui se trouvent les moyens de production, à la disposition de la société entière, ou à la disposition d’individus, de groupes ou de classes qui s’en servent pour exploiter d’autres individus, groupes ou classes.

Voici le tableau schématique du développement des forces productives depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours : transition des grossiers outils de pierre à l’arc et aux flèches et, par suite, passage de la chasse à la domestication des animaux et à l’élevage primitif ; transition des outils de pierre aux outils de métal (hache de fer, araire muni d’un soc en fer, etc.) et, par suite, passage à la culture des plantes, à l’agriculture ; nouveau perfectionnement des outils de métal pour le travail des matériaux, apparition de la forge à soufflet et de la poterie et, par suite, développement des métiers, séparation des métiers et de l’agriculture, développement des métiers indépendants et puis de la manufacture ; transition des instruments de production artisanale à la machine et transformation de la production artisanale-manufacturière en industrie mécanisée ; transition, au système des machines et apparition de la grande industrie mécanisée moderne : tel est le tableau d’ensemble, très incomplet, du développement des forces productives de la société tout au long de l’histoire de l’humanité.

Et il va de soi que le développement et le perfectionnement des instruments de production ont été accomplis par les hommes, qui ont un rapport à la production, et non pas indépendamment des hommes. Par conséquent, en même temps que les instruments de production, changent et se développent, les hommes, — élément essentiel des forces productives, — changent et se développent également ; leur expérience de production, leurs habitudes de travail, leur aptitude à manier les instruments de production ont changé et se sont développées.

C’est en accord avec ces changements et avec ce développement des formes productives de la société au cours de l’histoire qu’ont changé et se sont développés les rapports de production entre les hommes, leurs rapports économiques.

L’histoire connaît cinq types fondamentaux de rapports de production : la commune primitive, l’esclavage, le régime féodal, le régime capitaliste et le régime socialiste.

Sous le régime de la commune primitive, la propriété collective des moyens de production forme le base des rapports de production. Ce qui correspond, pour l’essentiel, au caractère des forces productives dans cette période. Les outils de pierre, ainsi que l’arc et les flèches apparus plus tard, ne permettaient pas aux hommes de lutter isolément contre les forces de la nature et les bêtes de proie.

Pour cueillir les fruits dans les forêts, pour pêcher le poisson, pour construire une habitation quelconque, les hommes étaient obligés de travailler en commun s’ils ne voulaient pas mourir de faim ou devenir la proie des bêtes féroces ou de tribus voisines. Le travail en commun conduit à la propriété commune des moyens de production, de même que des produits. Ici, on n’a pas encore la notion de la propriété privée des moyens de production, sauf la propriété individuelle de quelques instruments de production qui sont en même temps des armes de défense contre les bêtes de proie. Ici, il n’y a ni exploitation ni classes.

Sous le régime de l’esclavage, c’est la propriété du maître des esclaves sur les moyens de production ainsi que sur le travailleur, — l’esclave qu’il peut vendre, acheter, tuer comme du bétail, — qui forme la base des rapports de production.

De tels rapports de production correspondent, pour l’essentiel, à l’état des forces productives dans cette période. À la place des outils de pierre, les hommes disposent maintenant d’instruments de métal ; à la place d’une économie réduite à une chasse primitive et misérable, qui ignore l’élevage et l’agriculture, on voit apparaître l’élevage, l’agriculture, les métiers, la division du travail entre ces différentes branches de la production ; on voit apparaître la possibilité d’échanger les produits entre individus et groupes, la possibilité d’une accumulation de richesse entre les mains d’un petit nombre, l’accumulation réelle des moyens de production entre les mains d’une minorité, la possibilité que la majorité soit soumise à la minorité et la transformation des membres de la majorité en esclaves.

Ici, il n’y a plus de travail commun et libre de tous les membres de la société dans le processus de la production ; ici, domine le travail forcé des esclaves exploités par des maîtres oisifs. C’est pourquoi il n’y a pas non plus de propriété commune des moyens de production, ni des produits. Elle est remplacée par la propriété privée. Ici, le maître des esclaves est le premier et le principal propriétaire, le propriétaire absolu.

Des riches et des pauvres, des exploiteurs et des exploités, des gens qui ont tous les droits et des gens qui n’en ont aucun, une âpre lutte de classes entre les uns et les autres : tel est le tableau du régime de l’esclavage.

Sous le régime féodal, c’est la propriété du seigneur féodal sur les moyens de production et sa propriété limitée sur le travailleur, — le serf que le féodal ne peut plus tuer, mais qu’il peut vendre et acheter, — qui forment la base des rapports de production. La propriété féodale coexiste avec la propriété individuelle du paysan et de l’artisan sur les instruments de production et sur son économie privée, fondée sur le travail personnel. Ces rapports de production correspondent, pour l’essentiel, à l’état des forces productives dans cette période.

Perfectionnement de la fonte et du traitement du fer, emploi généralisé de la charrue et du métier à tisser, développement continu de l’agriculture, du jardinage, de l’industrie vinicole, de la fabrication de l’huile : apparition des manufactures à côté des ateliers d’artisans, tels sont les traits caractéristiques de l’état des forces productives.

Les nouvelles forces productives exigent du travailleur qu’il fasse preuve d’une certaine initiative dans la production, de goût à l’ouvrage, d’intérêt au travail. C’est pourquoi le seigneur féodal, renonçant à un esclave qui n’a pas d’intérêt au travail et est absolument dépourvu d’initiative, aime mieux avoir affaire à un serf qui possède sa propre exploitation, ses instruments de production et qui a quelque intérêt au travail, intérêt indispensable pour qu’il cultive la terre et paye sur sa récolte une redevance en nature au féodal.

Ici, la propriété privée continue à évoluer. L’exploitation est presque aussi dure que sous l’esclavage ; elle est à peine adoucie. La lutte de classes entre les exploiteurs et les exploités est le trait essentiel du régime féodal.

Sous le régime capitaliste, c’est la propriété capitaliste des moyens de production qui forme la base des rapports de production : la propriété sur les producteurs, les ouvriers salariés, n’existe plus ; le capitaliste ne peut ni les tuer ni les vendre, car ils sont affranchis de toute dépendance personnelle ; mais ils sont privés des moyens de production et pour ne pas mourir de faim, ils sont obligés de vendre leur force de travail au capitaliste et de subir le joug de l’exploitation.

A côté de la propriété capitaliste des moyens de production existe, largement répandue dans les premiers temps, la propriété privée du paysan et de l’artisan affranchis du servage, sur les moyens de production, propriété basée sur le travail personnel.

Les ateliers d’artisans et les manufactures ont fait place à d’immenses fabriques et usines outillées de machines. Les domaines des seigneurs qui étaient cultivés avec les instruments primitifs des paysans, ont fait place à de puissantes exploitations capitalistes gérées sur la base de la science agronomique et pourvues de machines agricoles.

Les nouvelles forces productives exigent des travailleurs qu’ils soient plus cultivés et plus intelligents que les serfs ignorants et abrutis ; qu’ils soient capables de comprendre la machine et sachent la manier convenablement. Aussi les capitalistes préfèrent-ils avoir affaire à des ouvriers salariés affranchis des entraves du servage, suffisamment cultivés pour manier les machines convenablement.

Mais pour avoir développé les forces productives dans des proportions gigantesques, le capitalisme s’est empêtré dans des contradictions insolubles pour lui.

En produisant des quantités de plus en plus grandes de marchandises et en en diminuant les prix, le capitalisme aggrave la concurrence, ruine la masse des petits et moyens propriétaires privés, les réduit à l’état de prolétaires et diminue leur pouvoir d’achat ; le résultat est que l’écoulement des marchandises fabriquées devient impossible.

En élargissant la production et en groupant dans d’immenses fabriques et usines des millions d’ouvriers, le capitalisme confère au processus de production un caractère social et mine par là même sa propre base ; car le caractère social du processus de production exige la propriété sociale des moyens de production ; or, la propriété des moyens de production demeure une propriété privée, capitaliste, incompatible avec le caractère social du processus de production.

Ce sont ces contradictions irréconciliables entre le caractère des forces productives et les rapports de production qui se manifestent dans les crises périodiques de surproduction ; les capitalistes, faute de disposer d’acheteurs solvables à cause de la ruine des masses dont ils sont responsables eux-mêmes, sont obligés de brûler des denrées, d’anéantir des marchandises toutes prêles, d’arrêter la production, de détruire les forces productives, et cela alors que des millions d’hommes souffrent du chômage et de la faim, non parce qu’on manque de marchandises, mais parce qu’on en a trop produit.

Cela signifie que les rapports de production capitalistes ne correspondent plus à l’état des forces productives de la société et sont entrés en contradiction insoluble avec elles.

Cela signifie que le capitalisme est gros d’une révolution, appelée à remplacer l’actuelle propriété capitaliste des moyens de production par la propriété socialiste.

Cela signifie qu’une lutte de classes des plus aiguës entre exploiteurs et exploités est le trait essentiel du régime capitaliste.

Sous le régime socialiste qui, pour le moment, n’est réalisé qu’en U.R.S.S., c’est la propriété sociale des moyens de production qui forme la base des rapports de production. Ici, il n’y a plus ni exploiteurs ni exploités.

Les produits sont répartis d’après le travail fourni et suivant le principe : « Qui ne travaille pas, ne mange pas. » Les rapports entre les hommes dans le processus de production sont des rapports de collaboration fraternelle et d’entraide socialiste des travailleurs affranchis de l’exploitation. Les rapports de production sont parfaitement conformes à l’état des forces productives, car le caractère social du processus de production est étayé par la propriété sociale des moyens de production.

C’est ce qui fait que la production socialiste en U.R.S.S. ignore les crises périodiques de surproduction et toutes les absurdités qui s’y rattachent.

C’est ce qui fait qu’ici les forces productives se développent à un rythme accéléré, car les rapports de production qui leur sont conformes, donnent libre cours à ce développement.

Tel est le tableau du développement des rapports de production entre les hommes tout au long de l’histoire de l’humanité.

Telle est la dépendance du développement des rapports de production à l’égard du développement des forces productives de la société, et, avant tout, du développement des instruments de production, dépendance qui fait que les changements et le développement des forces productives aboutissent tôt ou tard à un changement et à un développement correspondants des rapports de production.

« L’emploi et la création des moyens de travail [Par « moyens de travail », Marx entend principalement les instruments de production. – N. de la Réd.], quoiqu’ils se trouvent en germe chez quelques espèces animales, caractérisent éminemment le travail humain. Aussi Franklin donne-t-il cette définition de l’homme : l’homme est un animal fabricant d’outils (a toolmaking animal).

Les débris des anciens moyens de travail ont pour l’étude des formes économiques des sociétés disparues, la même importance que la structure des os fossiles pour la connaissance de l’organisation des races éteintes. Ce qui distingue une époque économique d’une autre, c’est moins ce que l’on fabrique, que la manière de fabriquer… Les moyens de travail sont les gradimètres du développement du travailleur, et les exposants des rapports sociaux dans lesquels il travaille. » (K. Marx : le Capital, t. 1, pp. 195-196.)

Et plus loin :

« Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain [le seigneur féodal. – N. de la Réd.] ; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel. » (K. Marx : Misère de la philosophie, Réponse à la Philosophie de la misère de M. Proudhon p. 99, Bureau d’Editions, Paris 1937.)

« Il y a un mouvement continuel d’accroissement dans les forces productives, de destruction dans les rapports sociaux, de formation dans les idées ; il n’y a d’immuable que l’abstraction du mouvement. » (Ibidem, p 99.)

Définissant le matérialisme historique formulé dans le Manifeste du Parti communiste, Engels dit :

« … La production économique et la structure sociale qui en résulte nécessairement forment, à chaque époque historique, la base de l’histoire politique et intellectuelle de cette époque ; … par suite (depuis la dissolution de la primitive propriété commune du sol), toute l’histoire a été une histoire de lottes de classes, de luttes entre classes exploitées et classes exploitantes, entre classes dominées et classes dominantes, aux différentes étapes de leur développement social ; cette lutte a actuellement atteint une étape où la classe exploitée et opprimée (le prolétariat) ne peut plus se libérer de la classe qui l’exploite et l’opprime (la bourgeoisie) sans libérer en même temps, et pour toujours, la société tout entière de l’exploitation, de l’oppression et des luttes de classes… » (Fr. Engels : Préface à l’éd. allemande de 1883 au Manifeste du Parti communiste.)

d) La troisième particularité de la production, c’est que les nouvelles forces productives et les rapports de production qui leur correspondent n’apparaissent pas en dehors du régime ancien après sa disparition ; ils apparaissent au sein même du vieux régime ; ils ne sont pas l’effet d’une action consciente, préméditée des hommes. Ils surgissent spontanément, et indépendamment de la volonté des hommes, pour deux raisons :

Tout d’abord, parce que les hommes ne sont pas libres dans le choix du mode de production ; chaque nouvelle génération, à son entrée dans la vie, trouve des forces productives et des rapports de production tout prêts, créés par le travail des générations précédentes ; aussi chaque génération nouvelle est-elle obligée d’accepter au début tout ce qu’elle trouve de prêt dans le domaine de la production et de s’y accommoder pour pouvoir produire des biens matériels.

En second lieu, parce qu’en perfectionnant tel ou tel instrument de production, tel ou tel élément des forces productives, les hommes n’ont pas conscience des résultats sociaux auxquels ces perfectionnements doivent aboutir ; ils ne le comprennent pas et n’y songent pas ; ils ne pensent qu’à leurs intérêts quotidiens, ils ne pensent qu’à rendre leur travail plus facile et à obtenir un avantage immédiat et tangible.

Quand quelques membres de la commune primitive ont commencé peu à peu et comme à tâtons à passer des outils en pierre aux outils en fer, ils ignoraient évidemment les résultats sociaux auxquels cette innovation aboutirait ; ils n’y pensaient pas ; ils n’avaient pas conscience, ils ne comprenaient pas que l’adoption des outils en métal signifiait une révolution dans la production, qu’elle aboutirait finalement au régime de l’esclavage. Ce qu’ils voulaient, c’était simplement rendre leur travail plus facile et obtenir un avantage immédiat et palpable ; leur activité consciente se bornait au cadre étroit de cet avantage personnel, quotidien.

Quand sous le régime féodal, la jeune bourgeoisie d’Europe a commencé à construire, à côté des petits ateliers d’artisans, de grandes manufactures, faisant ainsi progresser les forces productives de la société, elle ignorait évidemment les conséquences sociales auxquelles cette innovation aboutirait, elle n’y pensait pas ; elle n’avait pas conscience, elle ne comprenait pas que cette « petite » innovation aboutirait à un regroupement des forces sociales, qui devait se terminer par une révolution contre le pouvoir royal dont elle prisait si fort la bienveillance, aussi bien que contre la noblesse dans laquelle rêvaient souvent d’entrer les meilleurs représentants de cette bourgeoisie ; ce qu’elle voulait, c’était simplement diminuer le coût de la production des marchandises, jeter une plus grande quantité de marchandises sur les marchés de l’Asie et sur ceux de l’Amérique qui venait d’être découverte, et réaliser de plus grands profits ; son activité consciente se bornait au cadre étroit de ces intérêts pratiques, quotidiens.

Quand les capitalistes russes, de concert avec les capitalistes étrangers, ont implanté activement en Russie la grande industrie mécanisée moderne, sans toucher au tsarisme et en jetant les paysans en pâture aux grands propriétaires fonciers, ils ignoraient évidemment les conséquences sociales auxquelles aboutirait ce considérable accroissement des forces productives, ils n’y pensaient pas ; ils n’avaient pas conscience, ils ne comprenaient pas que ce bond considérable des forces productives de la société aboutirait à un regroupement des forces sociales, qui permettrait au prolétariat de s’associer la paysannerie et de faire triompher la révolution socialiste.

Ce qu’ils voulaient, c’était simplement élargir à l’extrême la production industrielle, se rendre maîtres d’un marché intérieur immense, monopoliser la production et drainer de l’économie nationale le plus de profit possible ; leur activité consciente n’allait pas au delà de leurs intérêts quotidiens purement pratiques.

Marx a dit à ce sujet :

« Dans la production sociale de leur existence [c’est-à-dire dans la production des biens matériels nécessaires à la vie des hommes. – N. de la Réd.], les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants [Souligné par la Réd.] de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles. » (K. Marx : Contribution à la critique de l’économie politique, préface.)

Cela ne signifie pas cependant que le changement des rapports de production et le passage des anciens rapports de production aux nouveaux s’effectuent uniment, sans conflits ni secousses. Tout au contraire, ce passage s’opère habituellement par le renversement révolutionnaire des anciens rapports de production et par l’institution de rapports nouveaux. Jusqu’à une certaine période, le développement des forces productives et les changements dans le domaine des rapports de production s’effectuent spontanément, indépendamment de la volonté des hommes.

Mais il n’en est ainsi que jusqu’à un certain moment, jusqu’au moment où les forces productives qui ont déjà surgi et se développent, seront suffisamment mûres. Quand les forces productives nouvelles sont venues à maturité, les rapports de production existants et les classes dominantes qui les personnifient, se transforment en une barrière « insurmontable », qui ne peut être écartée de la route que par l’activité consciente de classes nouvelles, par l’action violente de ces classes, par la révolution.

C’est alors qu’apparaît d’une façon saisissante le rôle immense des nouvelles idées sociales, des nouvelles institutions politiques, du nouveau pouvoir politique, appelés à supprimer par la force les rapports de production anciens. Le conflit entre les forces productives nouvelles et les rapports de production anciens, les besoins économiques nouveaux de la société donnent naissance à de nouvelles idées sociales ; ces nouvelles idées organisent et mobilisent les masses, celles-ci s’unissent dans une nouvelle armée politique, créent un nouveau pouvoir révolutionnaire et s’en servent pour supprimer par la force l’ancien ordre de choses dans le domaine des rapports de production, pour y instituer un régime nouveau. Le processus spontané de développement cède la place à l’activité consciente des hommes ; le développement pacifique, à un bouleversement violent ; l’évolution, à la révolution.

« Le prolétariat, dit Marx, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe… il s’érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit violemment l’ancien régime de production. » (K. Marx et Fr. Engels : Manifeste du Parti communiste.)

Et plus loin :

« Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout te capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production dans les mains de l’État, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter aussi vite que possible la quantité des forces productives. » (Ibidem.)

« La force est l’accoucheuse de toute vieille société en travail. » (Marx : le Capital, livre 1er, t. III, p. 213, Paris 1939.)

Dans la préface historique de son célèbre ouvrage Contribution à la critique de l’économie politique (1859), Marx donne une définition géniale de l’essence même du matérialisme historique :

« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles.

L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique, et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le procès de vie social, politique et intellectuel, en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence ; c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience.

À un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors.

De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports deviennent des entraves pour ces forces. Alors s’ouvre une époque de révolutions sociales.

Le changement de la base économique bouleverse plus ou moins lentement ou rapidement toute la formidable superstructure. Lorsqu’on étudie ces bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel, — constaté avec une précision propre aux sciences naturelles, — des conditions économiques de la production, et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques dans lesquelles les hommes conçoivent ce conflit et le combattent.

De même qu’on ne peut juger un individu sur l’idée qu’il a de lui même, on ne peut juger une semblable époque de bouleversements sur sa conscience : mais il faut expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui oppose les forces productives de la société et les rapports de production.

Une formation sociale ne meurt jamais avant que soient développées toutes les forces productives auxquelles elle peut donner libre cours ; de nouveaux rapports de production, supérieurs aux anciens, n’apparaissent jamais avant que leurs conditions matérielles d’existence n’aient mûri au sein de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre ; car, à mieux considérer les choses, il s’avérera toujours que le problème lui-même ne surgit que lorsque les conditions matérielles de sa solution existent déjà ou tout au moins sont en formation. »

Voilà ce qu’enseigne le matérialisme marxiste appliqué à la vie sociale, à l’histoire de la société

Tels sont les traits fondamentaux du matérialisme dialectique et historique.

On voit par là quel trésor théorique Lénine a sauvegardé pour le Parti contre les atteintes des révisionnistes et des éléments dégénérés, et quelle importance a eu la parution de l’ouvrage de Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme, pour le développement de notre Parti.

**3. Bolchéviks et menchéviks dans les années de la réaction stolypinienne. Lutte des bolchéviks contre les liquidateurs et les otzovistes.

Pendant les années de réaction, il fut beaucoup plus difficile de travailler dans les organisations du Parti que pendant la période précédente de développement de la révolution. Les effectifs du Parti avaient fortement diminué. De nombreux compagnons de route petits-bourgeois, des intellectuels surtout, abandonnaient les rangs du Parti par crainte des poursuites du gouvernement tsariste.

Lénine a indiqué qu’en de tels moments, les partis révolution­naires doivent parfaire leur éducation. Dans la période d’essor de la révolution, ils ont appris à attaquer ; dans la période de réac­tion, ils doivent apprendre à se replier en bon ordre, à passer à l’action clandestine, à conserver et fortifier le parti illégal, à utiliser les possibilités légales, toutes les organisations lé­gales, de masse surtout, pour raffermir leurs relations avec les masses.

Les menchéviks se repliaient dans la panique, ne croyant pas à la possibilité d’un nouvel essor de la révolution ; ils répudiaient honteusement les revendications révolutionnaires du programme et les mots d’ordre révolutionnaires du Parti ; ils entendaient liquider, supprimer le parti révolutionnaire illégal du prolétariat. C’est pourquoi on appela ce genre de menchéviks liquida­teurs.

À la différence des menchéviks, les bolchéviks avaient la cer­titude que dans les prochaines années se produirait un essor révo­lutionnaire et que le Parti se devait de préparer les masses en vue de ce nouvel essor. Les tâches essentielles de la révolution n’avaient pas été accomplies. La paysannerie n’avait pas reçu la terre sei­gneuriale ; les ouvriers n’avaient pas obtenu la journée de huit heures : l’autocratie tsariste exécrée du peuple n’avait pas été renversée ; elle avait étouffé le peu de libertés politiques que le peuple lui avait arrachées en 1905.

Ainsi demeuraient entières les causes qui avaient enfanté la révolution de 1905. C’est pourquoi les bolchéviks avaient la certitude d’un nouvel essor du mouve­ment révolutionnaire ; ils s’y préparaient, ils rassemblaient les forces de la classe ouvrière.

Cette certitude d’un nouvel essor inévitable de la révolution, les bolchéviks la puisaient encore dans le fait que la révolution de 1905 avait appris à la classe ouvrière à conquérir ses droits par la lutte révolutionnaire de masse. Dans les années de réaction, dans les années d’offensive du capital, les ouvriers ne pouvaient pas avoir oublié les enseignements de 1905. Lénine a cité des let­tres d’ouvriers dans lesquelles ceux-ci, parlant des nouvelles vexa­tions et brimades des fabricants, disaient : « Patience, il y aura un autre 1905 »

Le but politique essentiel des bolchéviks restait le même qu’en 1905 : renverser le tsarisme, achever la révolution démocratique bourgeoise, passer à la révolution socialiste. Pas un instant les bolchéviks n’oubliaient ce but ; ils continuaient à formuler devant les masses les mots d’ordre révolutionnaires essentiels : république démocratique, confiscation de la terre des grands propriétaires fonciers, journée de huit heures.

Mais la tactique du Parti ne pouvait rester la même que dans la période d’essor de la révolution de 1905.

Par exemple, on ne pouvait, à bref délai, appeler les masses à la grève politique générale ou à l’insurrection armée, car on était en présence d’un déclin du mouvement révolutionnaire, d’une extrême lassitude de la classe ouvrière et d’un sérieux renforcement des classes réactionnaires. Le Parti ne pouvait pas ne pas tenir compte de la nouvelle situation.

Il fallait remplacer la tactique d’offensive par la tactique de défensive, par la tactique de rassemblement des forces, la tactique de retrait des cadres dans l’illégalité et d’action clandestine du Parti, la tactique du travail illégal combiné avec le travail dans les organisations ouvrières légales. De cette tâche, les bolchéviks surent s’acquitter.

« Nous avons su travailler durant de longues années avant la révolution. Ce n’est pas sens raison qu’on a dit de nous : fermes comme le roc. Les social-démocrates ont constitué un parti prolétarien qui ne se laissera pas décourager par l’échec d’un premier assaut militaire ; il ne perdra pas la tête, il ne se laissera pas aller aux aventures. » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, pp. 572-573.)

Les bolchéviks luttaient pour le maintien et le renforcement des organisations illégales du Parti. Mais en même temps ils jugeaient nécessaire d’utiliser toutes les possibilités légales, tout prétexte légal permettant d’entretenir et de conserver le contact avec les masses et de renforcer ainsi le Parti.

« Dans cette période, notre Parti opéra un tournant de la lutte révolutionnaire ouverte contre le tsarisme aux méthodes de lutte détournées, à l’utilisation des possibilités légales de tout ordre et de tout genre, depuis les caisses d’assurance jusqu’à la tribune de la Douma.

Période de recul, après la défaite subie dans la révolution de 1905. Ce tournant nous astreignait à nous assimiler les méthodes de lutte nouvelles pour pouvoir, une fois que nous aurions rassemblé nos forces, engager de nouveau une lutte révolutionnaire déclarée contre le tsarisme. » (Staline : Compte rendu sténographique du XVe Congrès, pp. 366-367, 1935, éd. russe.)

Les organisations légales restées debout servirent en quelque sorte d’abris aux organisations illégales du Parti et d’organes de liaison avec les masses. Pour conserver cette liaison, les bolche­viks utilisèrent les syndicats et les autres organisations sociales légales : caisses d’assurance-maladie, coopératives ouvrières, clubs et sociétés culturelles, maisons du peuple.

Ils utilisèrent la tribune de la Douma d’État pour dénoncer la politique du gouvernement tsariste, pour démasquer les cadets et faire passer les paysans aux côtés du prolétariat. Le maintien de l’organisation illégale et la direction de toutes les autres formés du travail politique par le moyen de cette organisation, garantissaient au Parti l’application de sa ligne juste, la préparation des forces pour un nouvel essor révolutionnaire.

Les bolchéviks appliquaient leur ligne révolutionnaire en luttant sur deux fronts, contre les deux variétés d’opportunisme dans le Parti : contre les liquidateurs, adversaires déclarés du Parti, et contre ce qu’on appelait les otzovistes, ennemis masqués du Parti. Lénine, les bolchéviks, avaient mené une lutte intransigeante contre le courant de liquidation dès l’apparition de cette tendance opportuniste. Lénine indiquait que le groupe des liquidateurs était une agence de la bourgeoisie libérale dans le Parti.

En décembre 1908 se tint à Paris la cinquième conférence (nationale) du P.O.S.D.R. Sur la proposition de Lénine, cette conférence condamna le courant de liquidation, c’est-à-dire les tentatives de certains intellectuels du Parti (les menchéviks) de « liquider l’organisation existante du P.O.S.D.R. pour la remplacer par un groupement informe dans le cadre de la légalité coûte que coûte, cette légalité dût-elle s’acheter au prix d’une renonciation manifeste au programme, à la tactique et aux traditions du Par­ti ». (Le P.C. de l’U.R.S.S. dans ses résolutions, 1re partie, p. 128, éd. russe.)

La conférence appela toutes les organisations du Parti à lutter résolument contre les tentatives de liquidation. Mais les menchéviks ne se soumirent pas à la décision de la conférence ; ils glissaient de plus en plus dans la voie de la liquidation, de la trahison à l’égard de la révolution, du rapprochement avec les cadets. Les menchéviks abandonnaient de plus en plus ouvertement le programme révolutionnaire du Parti prolétarien, les mots d’ordre de république démocratique, de journée de huit heures, de confiscation des terres des propriétaires fonciers.

En renonçant au programme et à la tactique du Parti, ils pensaient obtenir du gouvernement tsariste qu’il autorisât l’existence d’un parti déclaré, légal, soi-disant « ouvrier ». Les menchéviks étaient prêts à s’accommoder du régime stolypinien, à s’y adapter. C’est pourquoi les liquidateurs furent encore appelés « parti ou­vrier de Stolypine ».

En même temps qu’ils combattaient les adversaires déclarés de la révolution, les liquidateurs, — à la tête desquels se trouvaient Dan, Axelrod, Potressov, aidés de Martov, de Trotski et des autres menchéviks, — les bolchéviks menaient une lutte irréconciliable contre les liquidateurs camouflés, contre les otzovistes, qui mas­quaient leur opportunisme sous une phraséologie gauchiste. On appelait otzovistes une partie des anciens bolchéviks qui exigeaient le rappel des députés ouvriers de la Douma d’État et, en général, la cessation de tout travail dans les organisations légales.

En 1908, une partie des bolchéviks avaient demandé le rappel des députés social-démocrates de la Douma d’État. D’où leur nom d’otzovistes [du mot otozvat, rappeler]. Les otzovistes formaient un groupe à part (Bogdanov, Lounatcharski, Alexinski, Pokrovski, Roubnov et autres), qui engagea la lutte contre Lénine et la ligne léniniste.

Ils refusaient catégoriquement de travailler dans les syndicats ouvriers et les autres associations légales, portant ainsi un grave préjudice à la cause ouvrière. Ils cherchaient à détacher Je Parti de la classe ouvrière, à le priver de son contact avec les masses sans-parti ; ils voulaient se replier dans l’organisation clandestine, mettant par là le Parti en péril, puisqu’ils lui ôtaient la possibilité d’utiliser toute couverture légale.

Les otzovistes ne comprenaient pas que dans la Douma d’État et par son intermédiaire, les bolchéviks pouvaient influer sur la paysannerie, dénoncer la politique du gouvernement tsariste, la politique des cadets, qui cherchaient par la ruse à entraîner derrière eux la paysannerie. Les otzovistes gênaient le rassemblement des forces en vue d’un nouvel essor révolutionnaire. Ils étaient, par conséquent, des « liquidateurs à l’envers » ; ils s’efforçaient de liquider la possibilité d’utiliser les organisations légales et renonçaient en fait à la direction des grandes masses sans-parti par le prolétariat, ils renonçaient au travail révolutionnaire.

Le conseil élargi de la rédaction du journal bolchévik Proletari, convoqué en 1909 pour discuter de la conduite des otzovistes, prononça leur condamnation. Les bolchéviks déclarèrent n’avoir rien de commun avec eux, et ils les exclurent de l’organisation bolchévique. Liquidateurs et otzovistes n’étaient, en tout et pour tout, que les compagnons de route petits-bourgeois du prolétariat et de son parti. Dans un moment difficile pour le prolétariat, liquida­teurs et otzovistes avaient montré en toute netteté leur véritable physionomie.

**4. Lutte des bolchéviks contre le trotskisme. Le bloc d’Août contre le Parti.

Pendant que les Bolchéviks menaient une lutte irréconciliable sur deux fronts, — contre les liquidateurs et contre les otzovistes, — pour la ligne ferme et conséquente du Parti prolétarien, Trotski soutenait les menchéviks-liquidateurs. C’est dans ces années là que Lénine l’appela « Petit-Judas Trotski ». Trotski avait organisé à Vienne (Autriche) un groupe littéraire et publiait un journal « hors-fractions », en réalité menchévik.

Voici ce que Lénine écrivit à l’époque sur son compte : « Trotski s’est conduit comme l’arriviste et le fractionniste le plus infâme… Il bavarde sur le Parti, mais sa conduite est pire que celle de tous les autres fractionnistes. »

Plus tard, en 1912, Trotski fût l’organisateur du bloc d’Août, c’est-à-dire de tous les groupes et de toutes les tendances antibolchéviques, contre Lénine, contre le Parti bolchévik. Dans ce bloc hostile au bolchévisme s’unirent les liquidateurs et les otzovistes, prouvant ainsi leur parenté. Sur toutes les questions essentielles, Trotski et les trotskistes avaient une attitude de liquidateurs.

Mais sa position de liquidateur, Trotski la dissimulait sous le masque du centrisme, c’est-à-dire sous le masque de la conciliation ; il prétendait se placer en marge des bolchéviks et des menchéviks et travailler soi-disant à leur réconciliation. Lénine a dit à ce propos que Trotski était plus infâme et plus nuisible que les liquidateurs déclarés, parce qu’il trompait les ouvriers en se disant « en marge des fractions », alors qu’en réalité il soutenait entièrement et sans réserve les menchéviks-liquidateurs. Le trotskisme était le groupe principal qui voulait implanter le centrisme :

« Le centrisme, écrit le camarade Staline, est une notion politique. Son idéologie est celle de l’adaptation, de la soumission des intérêts du prolétariat aux intérêts de la petite bourgeoisie au sein d’un seul parti commun. Cette idéologie est étrangère et contraire au léninisme. » (Staline : Les Questions du léninisme, p. 379, 9e éd. Russe.)

Dans cette période, Kaménev, Zinoviev, Rykov étaient en fait des agents camouflés de Trotski, à qui ils venaient souvent en aide contre Lénine.

Avec le concours de Kaménev, de Zinoviev, de Rykov et autres alliés secrets de Trotski fût réunie, en janvier 1910, contre la volonté de Lénine, l’assemblée plénière du Comité central.

À cette époque, la composition du Comité central, par suite de l’arrestation de plusieurs bolchéviks, s’était modifiée et les éléments hésitants purent faire voter des décisions antiléninistes. C’est ainsi qu’au cours de cette assemblée plénière, on décida de cesser la publication du journal bolchévik Prolétari et d’octroyer une aide financière au journal Pravda, édité par Trotski à Vienne. Kaménev entra dans la rédaction du journal de Trotski ; avec Zinoviev, ils entendaient faire de cette feuille l’organe du Comité central.

Ce n’est que sur les instances de Lénine que l’assemblée plénière du Comité central de janvier adopta une décision condamnant le courant de liquidation et l’otzovisme ; mais cette fois encore, Zinoviev et Kaménev appuyèrent la proposition de Trotski demandant que les liquidateurs ne fussent pas désignés par leur vrai nom.

Il advint ce qu’avait prévu Lénine, ce contre quoi il avait mis en garde : les bolchéviks furent les seuls à se soumettre à la décision de l’assemblée plénière du Comité central ; ils cessèrent de publier leur journal Prolétari, tandis que les menchéviks continuèrent à éditer leur Golos social-démokrata [la Voix du social-démocrate], journal de fraction des liquidateurs.

La position de Lénine avait été soutenue sans réserve par le camarade Staline, qui publia dans le n° 11 du Social-Démocrate un article sur la question.

Dans cet article, il condamnait la conduite des auxiliaires du trotskisme, affirmait la nécessité de redresser la situation anormale qui s’était crée dans la fraction bolchévique par suite de la conduite traîtresse de Kaménev, Zinoviev, Rykov.

L’article formulait les tâches immédiates, qui furent réalisées plus tard à la conférence du Parti à Prague : convocation d’une conférence générale du Parti, publication d’un journal légal et création d’un centre pratique illégal du Parti, en Russie.

L’article du camarade Staline s’inspirait des décisions du Comité de Bakou, qui soutenait sans réserve Lénine.

Pour faire échec au bloc d’août dirigé par Trotski contre le Parti, bloc qui groupait uniquement les éléments hostiles au Parti, depuis les liquidateurs et les trotskistes jusqu’aux otzovistes et aux « constructeurs de Dieu », on créa un bloc comprenant les partisans du maintien et de la consolidation du Parti illégal du prolétariat. Entrèrent dans ce bloc les bolchéviks, Lénine en tête, et un petit nombre de « menchéviks-partiitsy » avec Plékhanov à leur tête.

Celui-ci et son groupe de « menchéviks-partiitsy », tout en restant pour une série de questions sur les positions menchéviques, se désolidarisèrent résolument du bloc d’Août et des liquidateurs ; ils recherchèrent une entente avec les bolchéviks. Lénine accepta la proposition de Plékhanov et fit provisoirement bloc avec lui contre les éléments hostiles au Parti ; ce faisant, il partait du point de vue qu’un tel bloc était avantageux au Parti et néfaste aux liquidateurs.

Le camarade Staline donna à ce bloc son appui entier. Il était à ce moment déporté. Il écrivit dans une lettre à Lénine :

« À mon avis, la ligne du bloc (Lénine-Plékhanov) est la seule juste : 1° elle, et elle seule, répond aux véritables intérêts du travail en Russie, intérêts qui exigent le groupement de tous les éléments véritablement fidèles au Parti ; 2° elle, et elle seule, accélère le processus d’affranchissement des organisations légales du joug des liquidateurs, en creusant un abîme entre les ouvriers-méki [Nom abrégé des menchéviks, N. de la réd.] et les liquidateurs, en dispersant et en brisant ces derniers » (Recueil Lénine et Staline, t. I, pp. 529-530, éd. Russe.)

Grâce à l’action clandestine heureusement combinée avec le travail légal, les bolchéviks purent devenir une force sérieuse dans les organisations ouvrières légales. Témoin, entre autres, la sérieuse influence que les bolchéviks exercèrent sur les groupes ouvriers de quatre congrès légaux, — ceux des universités populaires, des femmes, des médecins d’usine et du mouvement anti-alcoolique, — qui se tinrent à cette époque. Les interventions des bolchéviks dans ces congrès légaux prirent une grande importance politique ; elles eurent du retentissement dans le pays entier.

C’est ainsi que, prenant la parole au congrès des universités populaires, la délégation ouvrière bolchévique dénonça la politique du tsarisme qui étouffait tout travail culturel ; elle s’attacha à démontrer que sans liquider le tsarisme, on ne pouvait songer à un véritable essor culturel dans le pays. En intervenant au congrès des médecins d’usine, la délégation ouvrière exposa les horribles conditions antihygiéniques dans lesquelles les ouvriers étaient obligés de travailler et de vivre ; elle conclut qu’on ne saurait organiser convenablement les services médicaux d’usine sans renverser le régime tsariste.

Les bolchéviks supplantèrent peu à peu les liquidateurs dans les différentes organisations légales qui avaient survécu. La tactique originale de front unique avec le groupe Plékhanov fidèle au Parti, leur permit de conquérir une série d’organisations ouvrières menchéviques (quartier de Vyborg, Iékatérinoslav, etc.).

En cette période difficile, les bolchéviks ont montré comment il faut allier le travail légal au travail illégal.

**5. La conférence du Parti à Prague, en 1912. Les bolchéviks se constituent en un parti marxiste indépendant.

La lutte contre les liquidateurs et les otzovistes, de même que la lutte contre les trotskistes, posait devant les bolchéviks une tâche pressante : grouper les bolchéviks en un tout et en former un parti bolchévik indépendant.

C’était là une nécessité impérieuse, d’abord pour en finir avec les courants opportunistes dans le Parti qui divisaient la classe ouvrière ; et en outre, la nécessité s’imposait d’achever le rassemblement des forces de la classe ouvrière et de préparer celle-ci en vue d’un nouvel essor de la révolution.

Pour s’acquitter de cette tâche, il fallait d’abord épurer le Parti des opportunistes, des menchéviks.

Personne parmi les bolchéviks ne doutait plus maintenant que leur coexistence avec les menchéviks dans un seul parti ne fut devenue impossible. La conduite traîtresse des menchéviks pendant la réaction stolypinienne, leurs tentatives de liquider le parti prolétarien et d’organiser un nouveau parti, un parti réformiste, rendaient inévitable la rupture avec eux.

En restant dans un seul parti avec les menchéviks, les bolchéviks assumaient d’une façon ou d’une autre la responsabilité morale de la conduite des menchéviks. Or il était désormais impossible aux bolchéviks de porter la responsabilité morale de la trahison déclarée des menchéviks, s’ils ne voulaient pas eux-mêmes être traîtres au Parti et à la classe ouvrière.

L’unité avec les menchéviks dans le cadre d’un seul parti dégénérait de la sorte en trahison vis-à-vis de la classe ouvrière et de son Parti. Il était donc indispensable d’achever la rupture de fait avec les menchéviks, de la pousser jusqu’à une rupture officielle et organique, de chasser du Parti les menchéviks.

C’était là le seul moyen de reconstituer le Parti révolutionnaire du prolétariat avec un programme unique, une tactique unique, une organisation de classe unique.

C’était là le seul moyen de rétablir dans le parti l’unité véritable (et non purement formelle), qui avait été détruite par les menchéviks.

De cette tâche allait s’acquitter la VIe conférence du Parti, préparée par les bolchéviks.

Mais cette tâche n’était qu’un aspect du problème. La rupture officielle avec les menchéviks et la constitution des bolchéviks en un parti distinct, représentait évidemment une tâche politique d’une extrême importance. Mais une autre tâche, plus importante encore, se posait aux bolchéviks. Il ne s’agissait pas seulement de rompre avec les menchéviks et de former un parti distinct ; ce qui importait surtout, c’était, après avoir rompu avec les menchéviks, de créer un parti nouveau, un parti d’un type nouveau, qui fût différent des partis social-démocrates ordinaires d’Occident, qui fût libéré des éléments opportunistes et capable de mener le prolétariat à la lutte pour le pouvoir.

Dans leur lutte contre les bolchéviks, tous les menchéviks sans distinction de nuances, depuis Axelrod et Martynov jusqu’à Martov et Trotski, se servaient invariablement d’une arme empruntée à l’arsenal des social-démocrates d’Europe Occidentale. Ils voulaient avoir en Russie un parti comme, par exemple, le parti social-démocrate allemand ou français. S’ils combattaient les bolchéviks, c’est justement parce qu’ils devinaient en eux quelque chose de nouveau, d’insolite, qui les distinguait des social-démocrates d’Occident. Qu’étaient donc les partis social-démocrates d’Occident ?

Un alliage, un mélange d’éléments marxistes et opportunistes, d’amis et d’adversaires de la révolution, de partisans et d’adversaires de l’esprit du parti, – où les premiers se réconciliaient peu à peu, sur le terrain idéologique, avec ces derniers ; où en fait les premiers se soumettaient peu à peu aux derniers. Réconciliation avec les opportunistes, avec les traîtres à la révolution : au nom de quoi ? demandaient les bolchéviks aux social-démocrates d’Europe occidentale. Au nom de la « paix dans le Parti », au nom de l’« unité », répondait-on aux bolchéviks.

L’unité avec qui, avec les opportunistes ? Et de répondre : Oui, avec les opportunistes. Il était évident que de semblables partis ne pouvaient être des partis révolutionnaires !

Les bolchéviks ne pouvaient pas ne pas voir qu’après la mort d’Engels, les partis social-démocrates d’Europe occidentale avaient commencé à dégénérer, de partis de révolution sociale qu’ils étaient en partis de « réformes sociales », et que chacun de ces partis, en tant qu’organisation, s’était déjà transformé, de force dirigeante, en appendice de son propre groupe parlementaire.

Les bolchéviks ne pouvaient ignorer qu’un tel parti causerait un très grave préjudice au prolétariat et qu’il était incapable de mener la classe ouvrière à la révolution.

Les bolchéviks ne pouvaient ignorer que le prolétariat avait besoin d’un autre parti, d’un parti nouveau, d’un véritable parti marxiste, qui se montre irréconciliable à l’égard des opportunistes et révolutionnaire à l’égard de la bourgeoisie ; qui soit fortement soudé et monolithe ; qui soit le parti de la révolution sociale, le parti de la dictature du prolétariat.

C’est ce nouveau parti que les bolchéviks entendaient avoir chez eux. Et ils préparaient, ils construisaient ce parti. Toute l’histoire de la lutte contre les « économistes », les menchéviks, les trotskistes, les otzovistes et les idéalistes de toutes nuances jusques et y compris les empiriocriticistes, n’est rien d’autre que l’histoire de la formation d’un parti tel que celui-là. Les bolchéviks entendaient créer un parti nouveau, bolchévik, qui soit un modèle pour tous ceux qui désiraient avoir un véritable parti marxiste révolutionnaire.

À sa formation, ils avaient travaillé dès l’époque de la vieille Iskra. Ils le préparaient opiniâtrement, avec ténacité, envers et contre tout. Un rôle essentiel et décisif dans ce travail préparatoire revient justement aux ouvrages de Lénine comme Que faire ?, Deux tactiques, etc. Le livre de Lénine Que faire ? servit à la préparation idéologique de ce parti. Le livre de Lénine Un pas en avant, deux pas en arrière servit à la préparation de ce parti dans le domaine de l’organisation.

L’ouvrage de Lénine Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique servit à la préparation politique de ce parti. Enfin le livre de Lénine Matérialisme et empiriocriticisme servit à la préparation théorique de ce parti.

On peut dire en toute certitude que jamais encore dans l’histoire un groupe politique n’avait été si bien préparé pour se constituer en parti, que l’était le groupe bolchévik.

Dès lors, la constitution des bolchéviks en parti était une œuvre prête, venue à pleine maturité.

La tâche de la VIe conférence du Parti consista à couronner cette œuvre déjà prête, par l’expulsion des menchéviks et la constitution du nouveau parti, du Parti bolchévik.

La VIe conférence (nationale) du Parti se tint à Prague, en janvier 1912. Plus de 20 organisations du Parti y étaient représentées. La conférence eut donc effectivement la portée d’un congrès du Parti.

Dans la communication relative à la conférence, qui annonçait la reconstruction de l’appareil central du Parti, la formation du Comité central, il était dit que les années de réaction avaient été pour le Parti les années les plus difficiles de toutes depuis que la social-démocratie de Russie avait pris corps en tant qu’organisation constituée. Mais malgré toutes les persécutions, malgré les coups pénibles portés du dehors, malgré la trahison et les flottements des opportunistes à l’intérieur du Parti, le Parti du prolétariat avait conservé son drapeau et son organisation.

« Non seulement le drapeau de la social-démocratie russe, son programme, ses préceptes révolutionnaires demeurent, mais aussi son organisation, que les persécutions de toute sorte ont pu miner et affaiblir, mais qu’elles n’ont pu anéantir. »

La conférence releva les premiers signes d’un nouvel essor du mouvement ouvrier en Russie et la reprise du travail du Parti.

Les rapports des délégués permirent à la conférence de constater que « partout à la base, une action énergique est conduite parmi les ouvriers social-démocrates en vue de consolider les organisations et les groupes social-démocrates illégaux ».

La conférence constata que partout à la base, on avait reconnu ce principe essentiel de la tactique bolchévique en période de recul : combiner l’action illégale avec l’action légale dans les diverses associations et unions ouvrières légales.

La conférence de Prague élut pour le Parti un Comité central bolchévik. Y entrèrent Lénine, Staline, Ordjonikidzé, Sverdlov, Spandarian et d’autres. Les camarades Staline et Sverdlov, déportés à l’époque, furent élus au Comité central malgré leur absence. Le camarade Kalinine fut élu membre suppléant.

On créa un centre pratique pour diriger l’action révolutionnaire en Russie (Bureau russe du Comité central), avec le camarade Staline à sa tête. Ce bureau comprenait en outre les camarades J. Sverdlov, S. Spandarian, S. Ordjonikidzé, M. Kalinine.

La conférence de Prague dressa le bilan de toute la lutte antérieure des bolchéviks contre l’opportunisme ; elle décida de chasser du Parti les menchéviks.

Cela fait, elle consacra l’existence indépendante du Parti bolchévik.

Après avoir vaincu les menchéviks sur le terrain de l’idéologie et de l’organisation et les avoir chassées du Parti, les bolchéviks gardèrent entre leurs mains le vieux drapeau du Parti et le nom de POSDR. C’est pourquoi le Parti bolchévik continua jusqu’en 1918 à s’appeler Parti ouvrier social-démocrate de Russie avec, entre parenthèses, le mot « bolchévik ».

Lénine écrivit à Gorki au début de 1912, à propos des résultats de la conférence de Prague :

« Nous avons réussi enfin, en dépit de la canaille liquidatrice, à reconstituer le Parti et son Comité central. J’espère que vous vous en réjouirez avec nous. » (Lénine, t. XXIX, p. 19, éd. russe.)

Et le camarade Staline a défini en ces termes la portée de la conférence de Prague :

« Cette conférence eut une importance considérable dans l’histoire de notre Parti, du fait qu’elle traçait la ligne de démarcation entre bolchéviks et menchéviks et rassemblait les organisations bolchéviques du pays entier en un seul Parti bolchévik. » (Compte rendu sténographique du XVe congrès du P.C. bolchévik de l’URSS, pp. 19361-362, éd. russe.)

Après l’expulsion des menchéviks et la constitution des bolchéviks en parti indépendant, ce parti devint plus fort, plus vigoureux.

Le Parti se fortifie en s’épurant des éléments opportunistes : c’est là un des mots d’ordre du Parti bolchévik, parti de type nouveau qui se distingue par ses principes mêmes des partis social-démocrates de la IIeInternationale. Les partis de la IIe Internationale qui, en paroles, se disaient marxistes, toléraient en fait dans leurs rangs, les adversaires du marxisme, les opportunistes avérés, par qui ils ont laissé décomposer, tuer la IIeInternationale.

Les bolchéviks, au contraire, ont mené une lutte intransigeante contre les opportunistes ; ils ont épuré le parti prolétarien de la souillure de l’opportunisme et sont parvenus à créer un parti d’un type nouveau, un parti léniniste, le parti qui, plus tard, allait conquérir la dictature du prolétariat.

Si les opportunistes étaient restés dans les rangs du Parti du prolétariat, du Parti bolchévik, il n’aurait pas pu sortir sur la grand’route et entraîner derrière lui le prolétariat ; il n’aurait pu conquérir le pouvoir et organiser la dictature du prolétariat, il n’aurait pu sortir vainqueur de la guerre civile, il n’aurait pu construire le socialisme.

Dans ses décisions, la conférence de Prague formula un programme minimum du Parti contenant les principaux mots d’ordre politiques immédiats : république démocratique, journée de huit heures, confiscation de toute la terre des propriétaires fonciers.

C’est sur ces mots d’ordre révolutionnaires que les bolchéviks firent la campagne électorale de la IVe Douma d’État.

C’est sur ces mots d’ordre que se développa le nouvel essor du mouvement révolutionnaire des masses ouvrières, de 1912 à 1914.


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