À la fin du XIXe siècle avait éclaté en Europe une crise industrielle, qui s’étendit bientôt à la Russie.
Dans les années de crise de 1900 à 1903, près de 3.000 entreprises grandes et petites fermèrent leurs portes.
On jeta à la rue plus de 100.000 ouvriers. Les salaires des ouvriers restés dans les entreprises étaient en forte baisse.
Les capitalistes retiraient aux ouvriers les quelques concessions que ceux-ci leur avaient arrachées dans des grèves économiques opiniâtres.
La crise industrielle, le chômage n’avaient ni arrêté, ni affaibli le mouvement ouvrier.
Au contraire, la lutte des ouvriers prit un caractère de plus en plus révolutionnaire. Des grèves économiques, ils passent aux grèves politiques.
Enfin, ils déclenchent des manifestations, formulent des revendications politiques pour des libertés démocratiques ; ils lancent le mot d’ordre : « À bas l’autocratie tsariste ! »
En 1901, la grève du Premier Mai à l’usine de guerre Oboukhov, à Pétersbourg, se transforme en une collision sanglante entre les ouvriers et la troupe.
Contre les troupes tsaristes armées, les ouvriers ne peuvent se défendre qu’à coups de pierres et de morceaux de fer.
Et leur résistance opiniâtre est brisée. Puis, c’est une répression féroce : environ 800 ouvriers arrêtés, un grand nombre jetés en prison et envoyés au bagne.
Mais l’héroïque « Défense d’Oboukhov » exerça une influence considérable sur les ouvriers de Russie, provoquant parmi eux une vague de sympathie.
En mars 1902 se déroulent à Batoum de grandes grèves et une manifestation ouvrière organisées par le Comité social-démocrate de la ville.
Cette manifestation met en mouvement les ouvriers et les masses paysannes de Transcaucasie.
Dans la même année 1902, une grève importante éclate à Rostov-sur-Don.
Les premiers grévistes furent les cheminots ; ils furent bientôt rejoints par les ouvriers de nombreuses usines.
La grève mettait en mouvement tous les ouvriers ; aux meetings qui, durant plusieurs jours, se tinrent hors de la ville, se réunissaient jusqu’à 30 000 ouvriers.
Là, on lisait à voix haute les proclamations social-démocrates, des orateurs prenaient la parole.
La police et les cosaques ne suffisaient pas à disperser ces réunions de milliers d’ouvriers.
Plusieurs ouvriers ayant été tués par la police, une immense manifestation ouvrière se déroula le lendemain, pour les obsèques.
Ce n’est qu’après avoir mandé la troupe des villes voisines que le gouvernement tsariste put écraser la grève.
La lutte des ouvriers de Rostov avait été dirigée par le Comité du P.O.S.D.R. de la région du Don.
Plus vastes encore sont les grèves qui se déroulent en 1903.
Cette année-là, des grèves politiques de masse éclatent dans le midi, gagnant la Transcaucasie (Bakou, Tiflis, Batoum) et les plus grandes villes d’Ukraine (Odessa, Kiev, Iékatérinoslav).
Les grèves deviennent de plus en plus acharnées, de mieux en mieux organisées.
À la différence de ce qui se passait lors des actions précédentes de la classe ouvrière, ce sont tes comités social-démocrates qui presque partout, dirigent la lutte politique des ouvriers.
La classe ouvrière de Russie se dresse pour la lutte révolutionnaire contre le pouvoir tsariste.
Le mouvement ouvrier exerçait son influence sur la paysannerie.
Au printemps et dans l’été de 1902, en Ukraine (provinces de Poltava et de Kharkov), ainsi que dans le bassin de la Volga, les paysans déclenchèrent un vaste mouvement, incendiant les domaines des propriétaires fonciers, s’emparant de leurs terres, tuant les zemskié natchalniki [Nobles exerçant le droit de police et investis de fonctions judiciaires et administratives, (N. de » Trad.)] et les propriétaires exécrés.
On dépêchait la troupe contre les paysans soulevés, on les fusillait, on les arrêtait par centaines ; les dirigeants et les organisateurs étaient jetés en prison, mais le mouvement révolutionnaire paysan continuait de croître.
L’action révolutionnaire des ouvriers et des paysans montrait que la révolution mûrissait, était imminente en Russie.
Sous l’influence de la lutte révolutionnaire des ouvriers, le mouvement d’opposition s’accentue aussi parmi les étudiants Aux manifestations et grèves estudiantines, le gouvernement riposte en fermant les Universités ; il jette en prison des centaines d’étudiants ; il imagine enfin d’envoyer à l’armée les étudiants insoumis.
En réponse, les élèves de tous les établissements d’enseignement supérieur organisent dans l’hiver de 1901-1902 une grève générale qui englobe jusqu’à 30.000 étudiants.
Le mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans et, surtout, la répression exercée contre les étudiants, émurent jusqu’aux bourgeois libéraux et aux propriétaires fonciers libéraux installés dans ce qu’on appelait les zemstvos ; ils élevèrent une « protestation » contre les « extrémités » du gouvernement tsariste, qui frappait leurs rejetons, les étudiants.
C’étaient les zemskié oupravy qui servaient de points d’appui aux libéraux des zemstvos.
On appelait zemskié oupravy les organes d’administration locale qui réglaient les affaires d’ordre purement local, touchant la population des campagnes (aménagement de routes, construction d’hôpitaux et d’écoles).
Les propriétaires fonciers libéraux jouaient un rôle assez marquant dans les zemskié oupravy.
Ils étaient étroitement liés aux bourgeois libéraux, avec lesquels lis se confondaient presque, puisque eux-mêmes, dans leurs propriétés, abandonnaient peu à peu l’économie à demi féodale pour passer à l’économie capitaliste, celle-ci étant plus avantageuse.
Ces deux groupes de libéraux défendaient, certes, le gouvernement tsariste, mais ils étaient contre les « extrémités » du tsarisme, par crainte que justement ces « extrémités » ne renforcent le mouvement révolutionnaire.
Ils redoutaient les « extrémités » du tsarisme, mais bien plus encore la révolution. En protestant contre les « extrémités » du tsarisme, les libéraux poursuivaient deux buts : premièrement, « faire entendre raison » au tsar et, en second lieu, se poser en hommes « fort mécontents » du tsarisme, gagner la confiance populaire, détacher de la révolution le peuple ou une partie du peuple, et par cela même affaiblir la révolution.
Il est évident que le mouvement libéral des zemstvos ne menaçait en rien l’existence du tsarisme ; mais il attestait que tout n’était pas parfait pour ce qui était des fondements « séculaires » du tsarisme.
En 1902, le mouvement libéral des zemstvos avait conduit à l’organisation du groupe bourgeois « Osvobojdénié » [Émancipation], noyau du principal parti bourgeois de l’avenir en Russie, le parti cadet [constitutionnel-démocrate].
Voyant que le mouvement ouvrier et paysan déferle à travers le pays en un flot toujours plus menaçant, le tsarisme ne recule devant aucune mesure pour arrêter le mouvement révolutionnaire.
De plus en plus souvent, on fait usage de la force armée contre les grèves et les manifestations ouvrières ; les balles et le fouet sont la réponse habituelle du gouvernement tsariste aux mouvements ouvriers et paysans ; les prisons et les lieux de déportation regorgent de monde.
À côté des mesures répressives de plus en plus violentes, le gouvernement tsariste essaye d’en employer d’autres, plus « souples » et ne portant pas un caractère répressif, afin de détourner les ouvriers du mouvement révolutionnaire.
Des tentatives sont faites pour créer de prétendues organisations ouvrières placées sous la tutelle des gendarmes et de la police.
On les appelait alors organisations du « socialisme policier » ou organisations Zoubatov (du nom du colonel de gendarmerie qui avait créé ces organisations).
L’Okhrana tsariste, par la voix de ses agents, s’efforçait de persuader les ouvriers que le gouvernement tsariste était soi-disant prêt lui-même à aider les ouvriers à faire aboutir leurs revendications économiques.
« À quoi bon vous occuper de politique, à quoi bon organiser la révolution, si le tsar lui-même est du côté des ouvriers », disaient aux ouvriers les agents de Zoubatov, qui avaient créé leurs organisations dans plusieurs villes.
Sur le modèle des organisations de Zoubatov et dans le même but fut créée en 1904, par le pope Gapone, l’organisation dite « Réunion des ouvriers d’usine russes de Pétersbourg ».
Mais la tentative faite par l’Okhrana tsariste pour s’assujettir le mouvement ouvrier, avorta. Le gouvernement s’avéra incapable par ces procédés de venir à bout du mouvement ouvrier en marche.
Le mouvement révolutionnaire grandissant de la classe ouvrière finit par balayer de son chemin ces organisations de la police.
Bien qu’en 1898 se fût tenu le Ier congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie qui avait proclamé la fondation du Parti, celui-ci n’avait cependant pas été créé.
Il n’y avait ni programme, ni statuts du Parti. Le Comité central élu au Ier congrès avait été arrêté et n’avait plus été rétabli, puisqu’il n’y avait personne pour s’en charger. Bien plus : après le Ier congrès, le désarroi idéologique et la dispersion organique du Parti s’étaient encore accentués.
Tandis que les années 1884-1894 avaient été marquées par la victoire sur le populisme et par la préparation idéologique de la social-démocratie, et qu’au cours des années 1894-1898 on avait tenté, infructueusement il est vrai, de créer un parti social-démocrate avec les organisations marxistes isolées, la période qui suivit 1898 fut une période d’accentuation, dans le parti, de la confusion idéologique et organique.
La victoire du marxisme sur le populisme de même que les actions révolutionnaires de la classe ouvrière, qui avaient montré combien les marxistes avaient raison, avaient renforcé les sympathies de la jeunesse révolutionnaire pour le marxisme.
Le marxisme fut à la mode. Résultat : dans les organisations marxistes affluèrent de grandes masses de jeunes intellectuels révolutionnaires, peu initiés à la théorie, sans expérience dans le domaine politique et d’organisation, et n’ayant du marxisme qu’une idée vague, — le plus souvent fausse, — qu’ils avaient puisée dans les écrits opportunistes dont les « marxistes légaux » remplissaient la presse.
Cette circonstance avait fait baisser le niveau théorique et politique des organisations marxistes ; y avait introduit la mentalité opportuniste des « marxistes légaux », accentué le désarroi idéologique, les flottements politiques et la confusion en matière d’organisation.
L’essor de plus en plus vigoureux du mouvement ouvrier et l’imminence manifeste de la révolution imposaient la création d’un parti unique de la classe ouvrière, d’un parti centralisé, capable de diriger le mouvement révolutionnaire.
Mais les organismes locaux du Parti, les comités, groupes et cercles locaux étaient dans un état si lamentable, leur désunion dans le domaine de l’organisation et leur discordance idéologique étaient si grandes que la création d’un tel parti présentait des difficultés inouïes.
La difficulté n’était pas seulement de construire le Parti sous le feu des persécutions féroces du tsarisme qui, à tout moment, arrachait des rangs des organisations les meilleurs militants pour les jeter en prison, les déporter, les envoyer au bagne.
La difficulté était encore qu’une notable partie des comités locaux et de leurs militants ne voulaient rien savoir de ce qui ne touchait pas leur étroite activité pratique dans le cadre local ; ils ne se rendaient pas compte du préjudice que causait l’absence d’unité du point de vue de l’idéologie et de l’organisation ; ils s’étaient accoutumés à l’émiettement du Parti, au désarroi idéologique et considéraient que l’on pouvait se passer d’un parti unique centralisé.
Pour créer un parti centralisé, il fallait vaincre ce retard, cette routine et ce praticisme étroit des organismes locaux.
Mais ce n’était pas tout. Il y avait dans le Parti un groupe assez nombreux qui possédait ses organes de presse, Rabotchaia Mysl [la Pensée ouvrière] en Russie et Rabotchéïé Diélo [la Cause ouvrière] à l’étranger, et qui justifiait théoriquement l’émiettement organique et le désarroi idéologique du Parti, souvent même les exaltait, en considérant que la création d’un parti politique unique, centralisé, de la classe ouvrière, était une tâche inutile et factice.
C’étaient les « économistes » et leurs adeptes. Pour créer un parti politique unique du prolétariat, il fallait d’abord battre les « économistes ».
S’acquitter de ces tâches et fonder le parti de la classe ouvrière, voilà ce qu’entreprit Lénine.
Les avis différaient sur la question de savoir par où commencer la fondation d’un parti unique de la classe ouvrière.
Certains pensaient que pour créer le Parti, il fallait commencer par réunir le IIe congrès, qui grouperait tes organisations locales et fonderait le Parti. Lénine était contre cette façon de voir.
Il estimait qu’avant de réunir un congrès, il fallait établir clairement les buts et les tâches du Parti ; il fallait savoir quel parti nous voulions créer ; il fallait se délimiter idéologiquement des « économistes » ; il fallait dire au Parti honnêtement et en toute franchise qu’il y avait deux opinions différentes sur les buts et les tâches du Parti : l’opinion des « économistes » et celle des social-démocrates révolutionnaires ; il fallait entamer une vaste propagande de presse en faveur des conceptions de la social-démocratie révolutionnaire, comme le faisaient les « économistes » dans leurs organes de presse, pour défendre les leurs ; il fallait permettre aux organisations locales de faire un choix réfléchi entre ces deux courants ; et c’est seulement quand cet indispensable travail préparatoire serait accompli qu’on pourrait convoquer le congrès du Parti. Lénine disait expressément :
« Avant de nous unir et pour nous unir, il faut d’abord nous délimiter résolument et délibérément. » (Lénine,Œuvres choisies en deux volumes, t. I, p. 190, Moscou 1948.)
Ceci étant, Lénine estimait que pour créer un parti politique de la classe ouvrière, il fallait commencer par fonder pour toute la Russie un journal politique de combat, qui ferait la propagande et l’agitation en faveur des conceptions de la social-démocratie révolutionnaire : l’organisation de ce journal devait être le premier pas à faire en vue de créer le Parti.
Dans son article bien connu « Par où commencer ? » Lénine a tracé le plan précis de la construction du Parti, plan qu’il développera plus tard dans son ouvrage célèbre Que faire ?
« À notre avis, disait Lénine dans cet article, le point de départ de notre activité, le premier pas pratique vers la création de l’organisation désirée, [Il s’agit de la création du Parti. (N. de la Réd.)] enfin le fil essentiel dont nous puissions nous saisir pour développer, approfondir et étendre sans cesse cette organisation, doit être la fondation d’un journal politique pour toute la Russie… Sans ce journal, toute propagande, toute agitation systématique, variée et fidèle aux principes, est impossible.
Et c’est pourtant là la tâche principale et constante de la social-démocratie en général, et surtout une tâche d’actualité en ce moment où l’intérêt pour la politique, pour les questions du socialisme s’est éveillé dans les plus larges couches de la population. » (Lénine, t. IV, p. 110, éd. russe.)
Lénine considérait qu’un tel journal servirait non seulement à rassembler le Parti sur le terrain idéologique, mais aussi à réunir les organisations locales dans le Parti.
Le réseau des agents et des correspondants de ce journal, représentants des organisations locales, serait l’ossature autour de laquelle s’organiserait, se rassemblerait le Parti. Car, disait Lénine, « le journal n’est pas seulement un propagandiste, un agitateur collectif, mais aussi un organisateur collectif ».
« Ce réseau d’agents, disait Lénine dans le même article, sera l’ossature de l’organisation dont nous avons justement besoin : suffisamment grande pour embrasser le pays entier ; suffisamment large et variée pour réaliser une division du travail stricte et détaillée ; suffisamment ferme pour savoir, en toutes circonstances, quels que soient les « tournants » et les surprises, faire sans défaillance son travail ; suffisamment souple pour savoir, d’un côté, éviter le combat en terrain découvert contre un ennemi supérieur en nombre, qui a rassemblé toutes ses forces sur un seul point, et, d’un autre côté, pour savoir mettre à profit le défaut de souplesse de cet ennemi et l’attaquer à l’endroit et au moment où il s’y attend le moins. » (Ibidem, p. 112.)
C’est l’Iskra qui devait être ce journal. Et, en effet, l’Iskra devint le journal politique, destiné à toute la Russie, qui prépara le rassemblement du Parti sur le terrain idéologique et organique.
Quant à la structure et à la composition du Parti lui-même, Lénine estimait qu’il devait être formé de deux éléments constitutifs :
a) d’un cadre restreint de militants fixes, composé principalement de révolutionnaires de profession, c’est-à-dire de militants libres de toutes occupations autres que leur travail dans le Parti, possédant le minimum nécessaire de connaissances théoriques, d’expérience politique, d’habitudes d’organisation, avec l’art de lutter contre la police tsariste, l’art d’échapper à ses poursuites, et
b) d’un vaste réseau d’organisations périphériques du Parti, comprenant une grande masse d’adhérents et entourées de la sympathie et du soutien de centaines de milliers de travailleurs.
« J’affirme, écrivait Lénine,
1° qu’il ne saurait y avoir de mouvement révolutionnaire solide sans une organisation de dirigeants, stable et qui assure la continuité du travail ;
2° que plus nombreuse est la masse entraînée spontanément dans la lutte. .. plus impérieuse est la nécessité d’avoir une telle organisation, plus cette organisation doit être solide…
3° qu’une telle organisation doit se composer principalement d’hommes ayant pour profession l’activité révolutionnaire ;
4° que, dans un pays autocratique, plus nous restreindronsl’effectif de cette organisation au point de n’y accepter que des révolutionnaires de profession ayant fait l’apprentissage de la lutte contre la police politique, plus il sera difficile de « se saisir » d’une telle organisation et
5° d’autant plus nombreux seront les ouvriers et les éléments des autres classes sociales qui pourront participer au mouvement et y militer d’une façon active. » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 276.)
En ce qui concerne le caractère du parti à créer et son rôle à l’égard de la classe ouvrière, ainsi que ses buts et ses tâches, Lénine estimait que le Parti devait être l’avant-garde de la classe ouvrière, qu’il devait être la force dirigeante du mouvement ouvrier, force unifiant et orientant la lutte de classe du prolétariat.
But final du Parti : le renversement du capitalisme et l’instauration du socialisme.
Objectif immédiat : le renversement du tsarisme et l’instauration de l’ordre démocratique.
Et comme il est impossible de renverser le capitalisme sans avoir, au préalable, renversé le tsarisme, la tâche essentielle du Parti à cette heure est de dresser la classe ouvrière, de dresser le peuple entier pour la lutte contre le tsarisme, de déployer le mouvement révolutionnaire du peuple contre le tsarisme, et de jeter bas le tsarisme en tant que premier et sérieux obstacle dans la voie du socialisme.
« L’histoire nous assigne maintenant, disait Lénine, une tâche immédiate, la plus révolutionnaire de toutes les tâches immédiates du prolétariat de n’importe quel autre pays.
L’accomplissement de cette tâche, la destruction du rempart le plus puissant, non seulement de la réaction européenne, mais aussi (nous pouvons maintenant le dire) de la réaction asiatique, ferait du prolétariat russe l’avant-garde du prolétariat révolutionnaire international. » (Ibidem, p. 195.)
Et plus loin :
« Nous ne devons pas oublier que la lutte contre le gouvernement pour des revendications partielles, la bataille pour arracher des concessions partielles, ne sont que de petits engagements avec l’ennemi, de petites escarmouches d’avant-postes, et que la bataille décisive est encore à venir.
Devant nous se dresse dans toute sa force la citadelle ennemie, d’où l’on fait pleuvoir sur nous des nuées de boulets et de balles qui emportent nos meilleurs combattants.
Nous devons prendre cette citadelle, et nous la prendrons, si nous unissons toutes les forces du prolétariat qui s’éveille avec toutes les forces des révolutionnaires russes, en un seul parti qui ralliera tout ce qu’il y a de vivant et d’honnête en Russie.
C’est alors seulement que s’accomplira la grande prophétie du révolutionnaire ouvrier russe, Piotr Alexéev : « Le bras musclé des millions de travailleurs se lèvera, et le joug du despotisme, protégé par les baïonnettes des soldats, sera réduit en poussière ! » (Lénine,t. IV, p. 69, éd. russe.)
Tel était le plan de Lénine pour créer un parti de la classe ouvrière dans les conditions de la Russie tsariste autocratique.
Les « économistes » ne tardèrent pas à ouvrir le feu contre le plan de Lénine.
Les « économistes » prétendaient que la lutte politique générale contre le tsarisme était l’affaire de toutes les classes, et avant tout, celle de la bourgeoisie ; qu’elle n’offrait pas, par conséquent, un intérêt sérieux pour la classe ouvrière, le principal intérêt des ouvriers devant être la lutte économique contre le patronat pour l’augmentation des salaires, pour l’amélioration des conditions de travail, etc.
Aussi les social-démocrates devaient-ils s’assigner pour principale tâche immédiate, non la lutte politique contre le tsarisme, ni son renversement, mais l’organisation de la « lutte économique des ouvriers contre le patronat et le gouvernement » ; par lutte économique contre le gouvernement, ils entendaient la lutte à mener pour améliorer la législation ouvrière.
Les « économistes » assuraient que par ce moyen on pouvait « conférer à la lutte économique elle-même un caractère politique ».
Les « économistes » n’osaient plus s’élever ouvertement contre la nécessité d’un parti politique pour la classe ouvrière.
Mais ils considéraient que le Parti ne devait pas être la force dirigeante du mouvement ouvrier, qu’il ne devait pas s’immiscer dans le mouvement spontané de la classe ouvrière, et à plus forte raison le diriger ; mais qu’il devait le suivre, l’étudier et en tirer des enseignements.
Les « économistes » prétendaient ensuite que le rôle d’élément conscient dans le mouvement ouvrier, le rôle organisateur et dirigeant de la conscience socialiste, de la théorie socialiste, était insignifiant, ou presque ; que la social-démocratie ne devait pas élever les ouvriers au niveau de la conscience socialiste ; qu’au contraire, elle devait elle-même s’adapter et s’abaisser au niveau des couches moyennement développées ou même plus arriérées de la classe ouvrière ; que la social-démocratie ne devait pas apporter dans la classe ouvrière la conscience socialiste, mais devait attendre que le mouvement spontané de la classe ouvrière ait lui-même formé la conscience socialiste, par ses propres forces.
Quant au plan d’organisation de Lénine touchant la construction du Parti, ils considéraient que c’était violenter en quelque sorte le mouvement spontané.
Dans les colonnes de l’Iskra et, surtout, dans son célèbre ouvrage Que faire ? Lénine s’attaqua à cette philosophie opportuniste des « économistes », et n’en laissa pas pierre sur pierre.
1° Lénine a montré que détourner la classe ouvrière de la lutte politique générale contre le tsarisme et limiter ses tâches à la lutte économique contre les patrons et le gouvernement, en laissant indemnes et le patronat et le gouvernement, signifiait condamner les ouvriers à l’esclavage à perpétuité.
La lutte économique des ouvriers contre le patronat et le gouvernement est une lutte trade-unioniste pour de meilleures conditions de vente de la force de travail aux capitalistes ; or les ouvriers veulent lutter non seulement pour obtenir de meilleures conditions de vente de leur force de travail, mais aussi pour la suppression du système capitaliste lui-même, qui les réduit à la nécessité de vendre leur force de travail aux capitalistes et de subir l’exploitation.
Mais les ouvriers ne peuvent déployer la lutte contre le capitalisme, pour le socialisme, tant que sur le chemin du mouvement ouvrier se dresse le tsarisme, chien de garde du capitalisme.
Aussi la tâche immédiate du Parti et de la classe ouvrière est-elle de balayer de la route le tsarisme et de frayer ainsi la voie au socialisme.
2° Lénine a montré qu’exalter le processus spontané du mouvement ouvrier et nier le rôle dirigeant du Parti, en le réduisant au rôle d’enregistreur des événements, c’est prêcher le « suivisme », prêcher la transformation du Parti en un appendice du processus spontané, en une force passive du mouvement, uniquement capable de contempler le processus spontané ; c’est s’en remettre à la spontanéité.
Faire cette propagande, c’est orienter les choses vers la destruction du Parti, c’est-à-dire laisser la classe ouvrière sans parti, c’est-à-dire laisser la classe ouvrière désarmée.
Or, laisser la classe ouvrière désarmée alors que devant elle se dressent des ennemis tels que le tsarisme armé de tous les moyens de lutte, et la bourgeoisie organisée à la moderne et possédant un parti à elle, un parti qui dirige sa lutte contre la classe ouvrière, — c’est trahir la classe ouvrière.
3° Lénine a montré que s’incliner devant le mouvement ouvrier spontané et abaisser le rôle de l’élément conscient, diminuer le rôle de la conscience socialiste, de la théorie socialiste, c’est, d’abord, se moquer des ouvriers qui aspirent à acquérir la conscience comme on aspire à la lumière ; en second lieu, déprécier aux yeux du Parti la théorie, c’est déprécier l’arme qui lui permet de connaître le présent et de prévoir l’avenir ; c’est, en troisième lieu, rouler entièrement et définitivement dans le marais de l’opportunisme.
« Sans théorie révolutionnaire, disait Lénine, pas de mouvement révolutionnaire… Seul un parti guidé par une théorie d’avant-garde peut remplir le rôle de combattant d’avant-garde. » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, pp. 192-193.)
4° Lénine a montré que les « économistes » trompaient la classe ouvrière en prétendant que l’idéologie socialiste pouvait naître du mouvement spontané de la classe ouvrière ; car, en réalité, l’idéologie socialiste ne naît point du mouvement spontané, mais de la science. Les « économistes », en niant la nécessité d’apporter dans la classe ouvrière la conscience socialiste, frayaient par là même le chemin à l’idéologie bourgeoise ; ils on facilitaient l’introduction, la pénétration dans la classe ouvrière ; par conséquent, ils enterraient l’idée de la fusion du mouvement ouvrier et du socialisme, ils faisaient le jeu de la bourgeoisie.
« Tout culte de la spontanéité du mouvement ouvrier, disait Lénine, toute diminution du rôle de « l’élément conscient », du rôle de la social-démocratie signifie par là même — qu’on le veuille ou non, cela n’y fait absolument rien — un renforcement de l’influence de l’idéologie bourgeoise sur les ouvriers. » (Ibidem, p. 204.)
Et plus loin :
« Le problème se pose uniquement ainsi : idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste. Il n’y a pas de milieu… C’est pourquoi tout rapetissement de l’idéologie socialiste, tout éloignement vis-à-vis de celte dernière implique un renforcement de l’idéologie bourgeoise. » (Ibidem, p. 206.)
5° En dressant le bilan de toutes ces erreurs des « économistes » Lénine en arrive à conclure qu’ils veulent avoir, non pas un parti de révolution sociale pour libérer la classe ouvrière du capitalisme, mais un parti de « réformes sociales » impliquant le maintien de la domination du capitalisme ; et que les « économistes » sont, par conséquent, des réformistes qui trahissent les intérêts vitaux du prolétariat.
6° Lénine a montré enfin que l’ « économisme » n’est pas un phénomène accidentel en Russie ; que les « économistes » servaient de véhicule à l’influence bourgeoise sur la classe ouvrière ; qu’ils avaient des alliés dans les partis social-démocrates de l’Europe occidentale, en la personne des révisionnistes, partisans de l’opportuniste Bernstein.
Dans la social-démocratie d’Occident, un courant opportuniste s’affirmait de plus en plus ; il se manifestait sous le drapeau de la « liberté de critique » par rapport à Marx, et exigeait la « révision » de la doctrine de Marx (d’où le nom de « révisionnisme ») ; il exigeait que l’on renonçât à la révolution, au socialisme, à la dictature du prolétariat.
Lénine a montré que les « économistes » russes suivaient cette même ligne de renonciation à la lutte révolutionnaire, au socialisme, à la dictature du prolétariat.
Tels sont les principes théoriques essentiels développés par Lénine dans son ouvrage Que faire ?
La diffusion de Que faire ? eut pour résultat qu’un an après sa parution (le livre avait été édité en mars 1902), vers le IIe congrès du parti social-démocrate de Russie, il ne restait plus des positions idéologiques de l’ « économisme » qu’un souvenir désagréable, et l’épithète d’ « économiste » fut considérée dès lors par la plupart des militants du Parti comme une injure.
Ce fut là une défaite idéologique totale de l’ « économisme », la défaite de l’idéologie de l’opportunisme, du suivisme, du spontané.
Mais à cela ne se borne pas l’importance du livre de Lénine Que faire ? La portée historique de Que faire ? vient de ce que, dans cet ouvrage célèbre :
1° Lénine a, le premier dans l’histoire de la pensée marxiste, mis à nu jusqu’aux racines les origines idéologiques de l’opportunisme, en montrant qu’elles revenaient avant tout à s’incliner devant la spontanéité du mouvement ouvrier et à diminuer l’importance de la conscience socialiste dans ce mouvement ;
2° il a porté très haut l’importance de la théorie, de l’élément conscient, du Parti en tant que force qui dirige le mouvement ouvrier spontané et l’imprègne de l’esprit révolutionnaire ;
3° il a brillamment justifié ce principe marxiste fondamental, d’après lequel le Parti marxiste, c’est la fusion du mouvement ouvrier et du socialisme ;
4° il a fait une analyse géniale des fondements idéologiques du Parti marxiste.
Ce sont les principes théoriques développés dans Que faire ? qui ont constitué plus tard la base de l’idéologie du Parti bolchévik.
Forte de cette richesse théorique, l’Iskra pouvait déployer et a déployé effectivement une vaste campagne pour le plan de construction du Parti préconisé par Lénine, pour le rassemblement de ses forces, pour le II0 congrès du Parti, pour une social-démocratie révolutionnaire, contre les « économistes », contre les opportunistes de tout genre et de tout ordre, contre les révisionnistes.
La tâche essentielle de l’Iskra était d’élaborer un projet de programme du Parti.
Le programme du Parti ouvrier est, comme on sait, un bref exposé scientifique des buts et des tâches que se propose la lutte de la classe ouvrière.
Le programme définit le but final du mouvement révolutionnaire du prolétariat, comme aussi les revendications pour lesquelles combat le Parti en marche vers ce but.
Aussi l’élaboration du projet de programme ne pouvait-elle manquer d’avoir une importance de premier ordre.
Lors de l’élaboration du projet de programme, de sérieuses divergences avaient surgi au sein de la rédaction de l’Iskra, entre Lénine et Plékhanov et les autres membres de la rédaction.
Ces divergences et discussions faillirent provoquer la rupture complète entre Lénine et Plékhanov.
Cependant elle ne se produisit pas à ce moment-là. Lénine avait obtenu que dans le projet de programme fût inscrit un article essentiel sur la dictature du prolétariat, et que le rôle dirigeant de la classe ouvrière dans la révolution fût nettement spécifié.
C’est à Lénine qu’appartient encore, dans ce programme, toute la partie agraire.
Dès cette époque Lénine était pour la nationalisation de la terre, mais à cette première étape de la lutte, il croyait devoir formuler la revendication de la restitution aux paysans des « otrezki », c’est-à-dire des terres que les propriétaires fonciers avaient découpées sur les terres paysannes lors de l’ « affranchissement ».
Plékhanov était contre la nationalisation de la terre.
Les discussions de Lénine et de Plékhanov sur le programme du Parti déterminèrent pour une part les divergences ultérieures entre bolchéviks et menchéviks.
Ainsi le triomphe des principes léninistes et la lutte victorieuse de l’Iskra pour le plan d’organisation de Lénine avaient préparé les principales conditions nécessaires pour créer un parti ou, comme on disait alors, pour créer un véritable parti.
L’orientation de l’Iskra avait triomphé dans les organisations social-démocrates de Russie. On pouvait dès lors convoquer le IIe congrès du Parti.
C’est le 17 (30) juillet 1903 que s’ouvrit le IIe congrès du P.O.S.D.R. Il se tint à l’étranger, secrètement.
Au début il avait siégé à Bruxelles, mais la police belge ayant invité les délégués à quitter la Belgique, le congrès se transporta à Londres.
S’étaient présentés, au total, 43 délégués de 26 organisations.
Chaque comité avait le droit d’envoyer au congrès 2 délégués, mais certains comités n’en avaient envoyé qu’un seul.
Ainsi donc, 43 délégués disposaient de 51 voix délibératives.
La tâche essentielle du congrès consistait à « créer un parti véritable sur les principes et les bases d’organisation qui avaient été formulés et élaborés par l’Iskra ». (Ibidem, p. 328.)
La composition du congrès était hétérogène.
On n’y voyait pas représentés les « économistes » avérés, à cause de la défaite qu’ils avaient subie.
Mais durant cette période, ils avaient si adroitement fait peau neuve qu’ils réussirent à glisser quelques-uns de leurs délégués.
D’autre part, les délégués du Bund ne se distinguaient qu’en paroles des « économistes » : ils étaient en fait pour les « économistes ».
Le congrès réunissait ainsi, non seulement les partisans de l’Iskra, mais aussi ses adversaires. Les partisans de l’Iskra étaient au nombre de 33, c’est-à-dire la majorité.
Mais tous ceux qui se disaient iskristes n’étaient pas de véritables iskristes-léninistes. Les délégués s’étaient partagés en plusieurs groupes.
Les partisans de Lénine, ou les iskristes fermes, avaient 24 voix ; 9 iskristes suivaient Martov : c’étaient les iskristes instables.
Une partie des délégués oscillaient entre l’Iskra et ses adversaires : ils disposaient de 10 voix au congrès, formant le centre.
Les adversaires déclarés de l’Iskra avaient 8 voix (3 « économistes » et 5 bundistes). Que les iskristes se divisent, et les ennemis de l’Iskra pouvaient prendre le dessus.
On voit d’ici à quel point la situation était compliquée au congrès. Lénine dut fournir un gros effort pour assurer la victoire de l’Iskra au congrès.
La grosse affaire du congrès était l’adoption du programme du Parti.
La question essentielle, celle qui souleva les objections de la partie opportuniste du congrès lors de la discussion du programme, fut la question de la dictature du prolétariat.
Les opportunistes n’étaient pas d’accord non plus avec la partie révolutionnaire du congrès sur une série d’autres questions de programme.
Mais ils avaient décidé de livrer bataille principalement sur la question de la dictature du prolétariat, en invoquant le fait que nombre de partis social-démocrates de l’étranger n’avaient pas, dans leur programme, d’article sur la dictature du prolétariat, et en disant que l’on pouvait, par conséquent, ne pas l’inclure dans le programme de la social-démocratie de Russie.
Les opportunistes s’élevaient aussi contre l’introduction dans le programme du Parti des revendications touchant la question paysanne.
Ces hommes ne voulaient pas de la révolution ; et c’est pourquoi ils écartaient l’alliée de la classe ouvrière, la paysannerie, pour laquelle ils n’éprouvaient que de l’inimitié.
Les délégués du Bund et les social-démocrates polonais s’élevaient contre le droit des nations à disposer d’elles-mêmes.
Lénine avait toujours enseigné que la classe ouvrière avait le devoir de lutter contre l’oppression nationale.
S’élever contre cette revendication dans le programme, c’était répudier l’internationalisme prolétarien, se faire l’auxiliaire de l’oppression nationale.
À toutes ces objections, Lénine porta un coup décisif.
Le congrès adopta le programme présenté par l’Iskra.
Ce programme comportait deux parties : un programme maximum et un programme minimum.
Le programme maximum proclamait comme tâche essentielle du Parti de la classe ouvrière, la révolution socialiste, le renversement du pouvoir des capitalistes, l’instauration de la dictature du prolétariat.
Le programme minimum définissait les tâches immédiates du Parti, celles que l’on devait accomplir avant le renversement de l’ordre capitaliste, avant l’instauration de la dictature du prolétariat : renverser l’autocratie tsariste, instaurer la république démocratique, appliquer la journée de huit heures pour les ouvriers, supprimer tous les vestiges du servage à la campagne, restituer aux paysans les terres (« otrezki ») dont ils avaient été dépouillés par les propriétaires fonciers.
Plus tard, les bolchéviks remplacèrent la revendication de la restitution des « otrezki » par celle de la confiscation de toutes les terres seigneuriales.
Le programme adopté au IIe congrès était bien le programme révolutionnaire du Parti de la classe ouvrière.
Il subsista jusqu’au VIIIe congrès, époque à laquelle notre Parti, la révolution prolétarienne ayant triomphé, adopta un programme nouveau.
Après l’adoption du programme, le IIe congrès aborda la discussion du projet de statuts du Parti.
Dès l’instant qu’il avait adopté le programme et créé les bases nécessaires au rassemblement idéologique du Parti, le congrès devait adopter aussi les statuts du Parti, afin de mettre un terme à la façon artisanale de travailler et à la méthode des cercles, à l’émiettement organique et à l’absence d’une discipline ferme au sein du Parti.
Tandis que l’adoption du programme s’était passée relativement sans encombre, la question des statuts du Parti provoqua au congrès des débats acharnés.
Les plus violentes divergences éclatèrent autour de la rédaction de l’article premier des statuts : sur l’adhésion au Parti.
Qui pouvait être membre du Parti, quelle devait être la composition du Parti, qu’est-ce que le Parti devait être en matière d’organisation : un tout organisé ou quelque chose d’informe ?
Telles étaient les questions que soulevait l’article premier des statuts.
Deux formules s’affrontaient : la formule de Lénine qu’appuyaient Plékhanov et les iskristes fermes, et la formule de Martov qu’appuyaient Axelrod, Zassoulitch, les iskristes instables, Trotski et tous les éléments ouvertement opportunistes du congrès.
La formule de Lénine disait : Peuvent être membres du Parti tous ceux qui en reconnaissent le programme, soutiennent matériellement le Parti et adhèrent à l’une de ses organisations.
La formule de Martov, tout en considérant la reconnaissance du programme et le soutien matériel du Parti comme des conditions indispensables de l’affiliation au Parti, ne tenait cependant pas la participation à l’une de ses organisations pour une condition de l’adhésion ; elle estimait qu’un membre du Parti pouvait ne pas être membre d’une de ses organisations.
Lénine regardait le Parti comme un détachement organisé, dont les adhérents ne s’attribuent pas eux-mêmes la qualité de membres, mais sont admis dans le Parti par une de ses organisations et se soumettent par conséquent à la discipline du Parti.
Tandis que Martov regardait le Parti comme quelque chose d’informe au point de vue organisation, dont les adhérents s’attribuent eux-mêmes la qualité de membres et ne sont, par conséquent, pas tenus de se soumettre à la discipline du Parti, puisqu’ils n’entrent pas dans une de ses organisations.
De cette façon, la formule de Martov, à la différence de celle de Lénine, ouvrait largement les portes du Parti aux éléments instables, non prolétariens.
À la veille de la révolution démocratique bourgeoise, il y avait parmi les intellectuels bourgeois des gens qui se montraient momentanément sympathiques à la révolution. Ils pouvaient même, de temps à autre, rendre quelque service au Parti.
Mais ces gens n’auraient pas adhéré à une organisation, ni obéi à la discipline du Parti, ni accompli des tâches assignées par ce dernier ; ils ne se seraient pas exposés aux dangers que l’accomplissement de ces tâches impliquait.
Et ce sont ces gens-là que Martov et les autres menchéviks proposaient de regarder comme membres du Parti ; c’est à eux qu’ils proposaient de donner le droit et la possibilité d’influer sur les affaires du Parti.
Ils entendaient même donner à chaque gréviste le droit de « s’attribuer » la qualité de membre du Parti, encore que des non-socialistes, des anarchistes et des socialistes-révolutionnaires prissent également part aux grèves.
Il en résultait donc qu’au lieu du Parti monolithe, combatif et doté de formes d’organisation précises pour lequel Lénine et les léninistes luttaient au congrès, les partisans de Martov voulaient un parti mêlé, aux contours vagues, un parti informe, qui ne pouvait être un parti combatif, ne fût-ce que parce qu’il aurait été mêlé et n’aurait pu avoir une ferme discipline.
L’abandon des iskristes fermes par les iskristes instables, l’alliance de ces derniers avec le centre et l’adhésion des opportunistes déclarés à cette alliance, donnèrent l’avantage à Martov dans cette question.
À la majorité de 28 voix contre 22 et une abstention, le congrès adopta l’article premier des statuts tel que l’avait formulé Martov.
Après la division des iskristes sur l’article premier des statuts, la lutte s’envenima encore davantage. Les travaux touchaient à leur fin ; on allait procéder à l’élection des organismes dirigeants du Parti, de la rédaction de l’organe central du Parti (Iskra) et du Comité central.
Mais avant que le congrès n’eût passé aux élections, des événements se produisirent qui modifièrent le rapport des forces en présence.
En relation avec les statuts du Parti, le congrès dut s’occuper du Bund. Celui-ci revendiquait une situation spéciale dans le Parti.
Il voulait être reconnu pour seul représentant des ouvriers juifs de Russie.
Accepter cette revendication du Bund eût abouti à diviser les ouvriers dans les organisations du Parti suivant un principe national, à renoncer aux organisations de classe uniques de la classe ouvrière sur la base territoriale.
Le congrès repoussa le nationalisme du Bund en matière d’organisation. Là-dessus les bundistes quittèrent le congrès. Deux « économistes » se retirèrent aussi quand le congrès eut refusé de reconnaître leur Union de l’étranger comme représentant le Parti à l’étranger.
Ce départ de sept opportunistes modifia le rapport des forces en faveur des léninistes.
Dès le début, l’attention de Lénine s’était concentrée sur le problème de la composition des organismes centraux du Parti.
Lénine considérait qu’il fallait faire élire au Comité central des révolutionnaires fermes et conséquents. Les partisans de Martov entendaient donner dans le Comité central la prédominance aux éléments instables, opportunistes.
La majorité du congrès suivit Lénine sur ce point. Les partisans de Lénine furent élus au Comité central.
Sur la proposition de Lénine, on élut à la rédaction de l’Iskra Lénine, Plékhanov et Martov.
Ce dernier avait insisté auprès du congrès pour que les six anciens rédacteurs du journal, dont la plupart étaient des partisans do Martov, fissent partie de la rédaction de l’Iskra.
Le congrès repoussa à la majorité cette proposition ; il élut les trois candidats proposés par Lénine. Martov déclara alors qu’il ne ferait pas partie de la rédaction de l’organe central.
C’est ainsi que, par son vote sur la question des organismes centraux du Parti, le congrès consacra la défaite des partisans de Martov et la victoire des partisans de Lénine.
Dès ce moment, on appela bolchéviks [du mot « bolchinstvo », majorité], les partisans de Lénine, qui avaient recueilli la majorité lors des élections au congrès ; les adversaires de Lénine, restés en minorité, furent appelés menchéviks [du mot « menchinstvo », minorité].
Lorsqu’on dresse le bilan des travaux du IIe congrès, les conclusions suivantes s’imposent :
1° Le congrès a consacré la victoire du marxisme sur l’ « économisme », sur l’opportunisme déclaré ;
2° le congrès a adopté le programme et les statuts ; il a créé un parti social-démocrate et établi de la sorte le cadre d’un parti unique ;
3° le congrès a révélé dans le domaine de l’organisation de graves divergences, qui divisèrent le Parti en bolchéviks et menchéviks : les premiers défendaient les principes d’organisation de la social-démocratie révolutionnaire, tandis que les seconds roulaient dans la déliquescence organique, dans le marais de l’opportunisme ;
4° le congrès a fait voir que les vieux opportunistes déjà battus par le Parti, les « économistes », étaient peu à peu remplacés dans le Parti par des opportunistes nouveaux, les menchéviks ;
5° le congrès ne s’est pas montré à la hauteur de la situation en ce qui concerne les problèmes d’organisation ; il a hésité, donnant même par moments l’avantage aux menchéviks ; et bien qu’il se fût ressaisi à la fin, il n’a pas su, non seulement démasquer l’opportunisme des menchéviks dans les problèmes d’organisation et les isoler dans le Parti, mais même poser devant le Parti une semblable tâche.
C’était là une des principales raisons qui firent que la lutte entre bolchéviks et menchéviks, loin de s’apaiser après le congrès, s’envenima encore.
À la suite du IIe congrès, la lutte s’était encore aggravée au sein du Parti.
Les menchéviks cherchaient par tous les moyens à saboter les décisions du IIe congrès et à s’emparer des centres du Parti. Ils exigeaient que leurs représentants fussent compris dans la rédaction de l’Iskra et au Comité central, dans une proportion qui devait leur donner la majorité à la rédaction et l’égalité avec les bolchéviks au sein du Comité central.
Comme ces prétentions allaient à l’encontre des décisions expresses du IIe congrès, les bolchéviks repoussèrent les exigences des menchéviks.
Ceux-ci constituèrent alors, à l’insu du Parti, leur organisation fractionnelle hostile au Parti, à la tête de laquelle se trouvèrent Martov, Trotski et Axelrod.
Ils « déclenchèrent, ainsi que l’écrivait Martov, un soulèvement contre le léninisme ».
Le procédé de lutte qu’ils avaient adopté pour combattre le Parti était : « désorganiser tout le travail du Parti, lui faire du tord, freiner toutes choses, en tout » (expression de Lénine).
Ils s’étaient embusqués dans la « Ligue à l’étranger » des social-démocrates russes, dont les neuf dixièmes étaient formés d’intellectuels émigrés, détachés du travail en Russie ; et de là, ils avaient ouvert le feu sur le Parti, sur Lénine, sur les léninistes.
Plékhanov aidait puissamment les menchéviks. Au IIe congrès, il s’était placé aux côtés de Lénine.
Mais après le IIe congrès, les menchéviks avaient su l’intimider par des menaces de scission. Plékhanov avait donc décidé de « se réconcilier » coûte que coûte avec eux.
Ce qui faisait pencher Plékhanov du côté des menchéviks, c’était le poids de ses anciennes erreurs opportunistes.
De conciliateur à l’égard des menchéviks opportunistes, Plékhanov devint bientôt lui-même un menchévik.
Il insista pour que fussent compris dans la rédaction de l’Iskra tous les anciens rédacteurs menchéviks repoussés par le congrès.
Lénine ne pouvait évidemment pas accepter cette condition ; il se retira de la rédaction de l’Iskra, afin de fortifier ses positions au sein du Comité central du Parti et de là, battre les opportunistes.
Plékhanov, au mépris de la volonté du congrès, coopta de son propre chef à la rédaction de l’Iskra les anciens rédacteurs menchéviks.
Dès lors, à partir du n° 52 de l’Iskra, les menchéviks firent de ce journal leur organe et s’en servirent pour prêcher leurs conceptions opportunistes.
Désormais on parla dans le Parti de la vielle Iskra, de l’Iskra léniniste, bolchévique, et de la nouvelle Iskra, de l’Iskra menchévique, opportuniste.
Une fois aux mains des menchéviks, l’Iskra devint un organe de lutte contre Lénine, contre les bolchéviks, un organe de propagande de l’opportunisme menchévik, surtout dans le domaine de l’organisation. Alliés aux « économistes » et aux bundistes, les menchéviks de l’Iskra partirent en guerre contre le Léninisme, comme ils disaient ; Plékhanov ne put se maintenir sur ses positions de conciliation ; au bout de quelques temps il se rallia, lui aussi, à cette campagne.
Et c’est bien ce qui devait arriver d’après la logique des choses : quiconque insiste pour la conciliation avec les opportunistes, doit glisser à l’opportunisme.
De la nouvelle Iskra pleuvaient, comme d’une corne d’abondance, articles et déclarations disant que le Parti ne devait pas être un tout organisé ; qu’il fallait admettre au sein du Parti, l’existence de groupes et individus libres, qui ne seraient pas tenus de se soumettre aux décisions des organes du Parti ; qu’il fallait laisser à chaque intellectuel sympathisant avec le Parti, de même qu’à « chaque gréviste » et à « chaque manifestant », toute latitude pour se proclamer membre du Parti ; qu’exiger la soumission à toutes les décisions du Parti, c’était faire preuve de « formalisme bureaucratique » ; qu’exiger la soumission de la minorité à la majorité, c’était « refouler mécaniquement » la volonté des membres du Parti ; qu’exiger de tous les membres, leaders ou simples adhérents, une égale soumission à la discipline du Parti, — c’était instaurer le « servage » dans le Parti ; que ce qu’il « nous » faut, dans le Parti, ce n’est pas le centralisme, mais l’ « autonomisme » anarchique, qui donne le droit aux adhérents et aux organisations du Parti de ne pas exécuter ses décisions.
C’était là une propagande effrénée du relâchement en matière d’organisation ; c’était ruiner l’esprit du parti et la discipline du parti, exalter l’individualisme de l’intellectuel, justifier l’esprit d’indiscipline anarchique.
Par rapport au IIe congrès les menchéviks tiraient manifestement le Parti en arrière, vers l’émiettement organique, vers l’esprit du petit cercle, vers les méthodes artisanales de travail.
Il importait d’infliger aux menchéviks une riposte décisive.
C’est ce que fit Lénine dans sons livre célèbre Un pas en avant, deux pas en arrière, paru en mai 1904.
Voici les principes d’organisation essentiels qui furent développés dans cet ouvrage, et qui allaient devenir les principes d’organisation du Parti bolchévik.
1° Le Parti marxiste est partie intégrante de la classe ouvrière, il en est un détachement.
Mais les détachements sont nombreux dans la classe ouvrière : par conséquent, tout détachement de la classe ouvrière ne saurait être appelé parti de la classe ouvrière.
Le Parti se distingue des autres détachements de la classe ouvrière, d’abord parce qu’il n’est pas un détachement ordinaire, mais le détachement d’avant-garde, le détachement conscient, le détachement marxiste de la classe ouvrière, armé de la connaissance de la vie sociale, de la connaissance des lois du développement social, de la connaissance des lois de la lutte de classes, et capable pour cette raison de guider la classe ouvrière, de diriger sa lutte.
Aussi ne doit-on pas confondre le Parti avec la classe ouvrière, pas plus qu’on ne doit confondre la partie avec le tout ; on ne saurait demander que chaque gréviste puisse se proclamer membre du Parti, car celui qui confond le Parti avec la classe, rabaisse le niveau de conscience du Parti au niveau de « chaque gréviste », détruit le Parti comme avant-garde consciente de la classe ouvrière.
La tâche du Parti n’est pas de rabaisser son niveau à celui de « chaque gréviste », mais de hausser les masses d’ouvriers, de hausser « chaque gréviste » au niveau du Parti.
« Nous sommes le Parti de la classe, écrivait Lénine, et c’est pourquoi presque toute la classe (et en temps de guerre, à l’époque de la guerre civile, absolument toute la classe) doit agir sous la direction de notre Parti, doit se serrer le plus possible autour de lui.
Mais ce serait du manilovisme [Placidité, inertie, fantaisie oiseuse. Manilov, personnage des Ames mortes de Gogol. (N. des Trad.)] et du « suivisme » que de penser que sous le capitalisme presque toute la classe ou la classe entière sera un jour en état de s’élever au point d’acquérir le degré de conscience et d’activité de son détachement d’avant-garde, de son parti social-démocrate. Sous le capitalisme, même l’organisation syndicale (plus primitive, plus accessible à la conscience des couches non développées) n’est pas en mesure d’englober presque toute, ou toute la classe ouvrière.
Et nul social-démocrate de bon sens n’en a jamais douté. Mais ce ne serait que se leurrer soi-même, fermer les yeux sur l’immensité de nos tâches, restreindre ces tâches, que d’oublier la différence entre le détachement d’avant-garde et toutes les masses qui gravitent autour de lui ; que d’oublier l’obligation constante pour le détachement d’avant-garde de hausser des couches de plus en plus vastes à ce niveau avancé. » (Lénine, Œuvres choisies, pp. 354-355.)
2° Le Parti est non seulement l’avant-garde, le détachement conscient de la classe ouvrière, mais aussi le détachement organisé de la classe ouvrière, avec sa propre discipline obligatoire pour ses membres.
C’est pourquoi les membres du Parti doivent obligatoirement adhérer à une de ses organisations. Si le Parti n’était pas un détachement organisé de la classe, ni un système d’organisation, mais une simple somme d’individus qui se proclament eux-mêmes membres du Parti sans adhérer à aucune de ses organisations, c’est-à-dire ne sont pas organisés et, par conséquent, ne sont pas tenus de se soumettre aux décisions du Parti, — le Parti n’aurait jamais une volonté unique, il ne pourrait jamais réaliser l’unité d’action de ses adhérents ; il lui serait donc impossible de diriger la lutte de la classe ouvrière.
Le Parti ne peut diriger pratiquement la lutte de la classe ouvrière et l’orienter vers un but unique que si tous ses membres sont organisés dans un seul détachement commun, cimenté par l’unité de volonté, par l’unité d’action, par l’unité de discipline.
L’objection des menchéviks disant qu’en ce cas, de nombreux intellectuels, par exemple, des professeurs, des étudiants, des lycéens, etc., resteraient en dehors du Parti, puisqu’ils ne veulent pas adhérer à telle ou telle de ses organisations, soit que la discipline du Parti leur pèse, soit que, comme le disait Plékhanov au IIe congrès, ils considèrent « comme une humiliation pour eux d’adhérer à telle ou telle organisation locale », cette objection des menchéviks se retourne contre eux, car le Parti n’a que faire des membres que gêne la discipline du Parti et qui craignent d’adhérer à une de ses organisations.
Les ouvriers ne craignent pas la discipline, ni l’organisation ; ils adhèrent volontiers aux organisations dès l’instant où ils sont décidés de devenir membres du Parti.
Seuls les intellectuels d’esprit individualiste craignent la discipline et l’organisation ; ils resteront effectivement en dehors du parti.
Tant mieux, puisque le Parti se débarrassera de l’afflux d’éléments instables, qui s’est particulièrement accentué aujourd’hui que la révolution bourgeoise commence à monter.
« Si je dis, écrivait Lénine, que le Parti doit être une somme (non une simple somme arithmétique, mais un complexe) d’organisations…, j’exprime par là, d’une façon absolument claire et précise que je désire, j’exige du Parti, comme avant-garde de la classe, soit une chose le plus possible organisée, que le Parti ne reçoive que des éléments susceptibles d’un minimum d’organisation… » (Ibidem, p. 352.)
Et plus loin :
« En paroles, la formule de Martov défend les intérêts des larges couches du prolétariat ; en fait, cette formule servira les intérêts des intellectuels bourgeois, qui craignent la discipline et l’organisation prolétariennes. Nul n’osera nier que ce qui caractérise, d’une façon générale, les intellectuels en tant que couche particulière dans les sociétés capitalistes contemporaines, c’est justement l’individualisme et l’inaptitude à la discipline et à l’organisation. » (Ibidem, p. 360.)
Et encore :
« Le prolétariat ne craint pas l’organisation, ni la discipline… Le prolétariat n’aura cure que ces messieurs les professeurs et lycéens, qui ne désirent pas adhérer à une organisation, soient reconnus membres du Parti parce qu’ils travaillent sous le contrôle d’une organisation… Ce n’est pas le prolétariat, mais certains intellectuels de notre Parti qui manquent de self-éducation quant à l’organisation et à la discipline. » (Ibidem, p. 390.)
3° Parmi toutes les autres organisations de la classe ouvrière, le Parti n’est pas simplement un détachement organisé, il est la « forme suprême d’organisation », appelée à diriger toutes les autres.
Le Parti, en tant que forme suprême d’organisation qui groupe l’élite de la classe, armée d’une théorie avancée, de la connaissance des lois de la lutte des classes et de l’expérience du mouvement révolutionnaire, a toutes les possibilités de diriger, – il a le devoir de diriger, – toutes les autres organisations de la classe ouvrière.
La tendance des menchéviks à diminuer, a ravaler le rôle dirigeant du Parti conduit à affaiblir toutes les autres organisations du prolétariat dirigées par le Parti, et, par conséquent, à affaiblir et à désarmer le prolétariat ; car « le prolétariat n’a pas d’autre arme dans sa lutte pour le pouvoir que l’organisation ». (Ibidem, p. 414.)
4° Le Parti incarne la liaison de l’avant-garde de la classe ouvrière avec les masses innombrables de cette classe. Le Parti serait le meilleur détachement avancé et le plus parfaitement organisé, qu’il ne pourrait pas vivre et se développer sans être lié aux masses de sans-parti, sans que ces liaisons se multiplient, sans qu’elles soient consolidées.
Un parti replié sur lui-même, isolé des masses et qui aurait perdu ou simplement relâché les liens avec sa classe, perdrait la confiance et l’appui des masses ; par conséquent, il devrait inévitablement périr.
Pour vivre à pleine vie et se développer, le Parti doit multiplier ses liaisons avec les masses, gagner la confiance des masses innombrables de sa classe.
« Pour être un parti social-démocrate, disait Lénine, il faut obtenir justement le soutien de la classe. » (Lénine, t. VI, p. 208, éd. russe.)
5° Le Parti, pour pouvoir bien fonctionner et guider méthodiquement les masses, doit être organisé conformément aux principes du centralisme, avoir un statut unique, une discipline unique, un organisme dirigeant unique représenté par le congrès du Parti, et dans l’intervalle des congrès, par le Comité central du Parti ; il faut que la minorité se soumette à la majorité et les différentes organisation, au centre, les organisations inférieures, aux organisations supérieures.
Sans ces conditions, le Parti de la classe ouvrière ne saurait être un parti véritable ; il ne saurait s’acquitter de sa tâche, qui est de guider la classe.
Naturellement, comme le Parti était illégal sous l’autocratie tsariste, les organisations du Parti ne pouvaient, à l’époque, reposer sur le principe de l’élection à la base ; aussi le Parti devait-il être rigoureusement clandestin.
Mais Lénine estimait que cet état de choses, momentané dans la vie de notre Parti, disparaîtrait dès que le tsarisme aurait été supprimé, lorsque le Parti serait un Parti déclaré, légal, et que ses organisations reposeraient sur le principe d’élections démocratiques, sur le principe du centralisme démocratique.
« Auparavant, écrivait Lénine, notre Parti n’était pas un tout formellement organisé, mais seulement une somme de groupes particuliers, ce qui fait qu’entre ces groupes il ne pouvait y avoir d’autres rapports que l’action idéologique.
Maintenant nous sommes devenus un parti organisé, et cela signifie la création d’une autorité, la transformation du prestige des idées en prestige de l’autorité, la subordination des instances inférieures aux instances supérieures du Parti. » (Ibidem, p. 291.)
Attaquant les menchéviks pour leur nihilisme en matière d’organisation et leur anarchisme de grand seigneur, qui n’admet pas l’idée d’une soumission à l’autorité du Parti et à sa discipline, Lénine écrivait :
« Cet anarchisme de grand seigneur est particulièrement propre au nihiliste russe. L’organisation du Parti lui semble une monstrueuse « fabrique » ; la soumission de la minorité à la majorité lui apparaît comme un « asservissement »… la division du travail sous la direction d’un centre lui fait pousser des clameurs tragi-comiques contre la transformation des hommes en « rouages et ressorts » (et il voit une forme particulièrement intolérable de cette transformation dans la transformation des rédacteurs en collaborateurs), le seul rappel des statuts d’organisation du Parti provoque chez lui une grimace de mépris et la remarque dédaigneuse (à l’adresse des « formalistes ») que l’on pourrait se passer entièrement de statuts. » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 393.)
6° Le Parti dans son activité pratique, s’il tient à sauvegarder l’unité de ses rangs, doit appliquer une discipline prolétarienne unique, également obligatoire pour tous les membres du Parti, pour les leaders comme pour les simples membres.
C’est pourquoi il ne doit pas y avoir dans le Parti de division en « membres de l’élite », pour qui la discipline n’est pas obligatoire, et « non-membres de l’élite », qui sont tenus de se soumettre à la discipline.
Sans cette condition, ni l’intégrité du Parti, ni l’unité de ses rangs ne sauraient être sauvegardées.
« L’absence totale chez Martov et consorts, écrivait Lénine, d’arguments raisonnables contre la rédaction nommée par le congrès, est illustrée au mieux par ce mot qui leur appartient : « Nous ne sommes pas des serfs ! »… La psychologie de l’intellectuel bourgeois qui s’imagine appartenir aux « âmes d’élite », placées au-dessus de l’organisation de masse et de la discipline de masse, apparaît ici de façon saisissante…
Pour l’individualisme de l’intellectuel… toute organisation et toute discipline prolétariennes s’identifient avec le servage. » (Lénine, t. VI, p. 282, éd. russe.)
Et plus loin :
« À mesure que se forme chez nous un véritable parti, l’ouvrier conscient doit apprendre à distinguer entre la psychologie du combattant de l’armée prolétarienne et la psychologie de l’intellectuel bourgeois, qui fait parade de la phrase anarchiste ; il doit apprendre à exiger l’accomplissement des obligations incombant aux membres du Parti, — non seulement des simples adhérents, mais aussi des « gens d’en haut ». » (Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 396.)
En résumant l’analyse des divergences et en définissant la position des menchéviks comme de « l’opportunisme dans les questions d’organisation », Lénine considérait que l’un des pêchés essentiels du menchévisme était de sous-estimer l’importance essentielle de l’organisation du Parti, en tant qu’arme du prolétariat dans sa lutte pour son affranchissement.
Les menchéviks étaient d’avis que le Parti, organisation du prolétariat, n’avait pas une importance sérieuse pour la victoire de la révolution. Contrairement aux menchéviks, Lénine pensait que l’union idéologique du prolétariat à elle seule ne suffit pas pour assurer la victoire ; que pour vaincre, il est indispensable de « cimenter » l’unité idéologique par l’unité matérielle de l’organisation du prolétariat. Lénine estimait qu’à cette condition seule, le prolétariat peut devenir une force invincible.
« Le prolétariat, écrivait Lénine, n’a pas d’autre arme dans sa lutte pour le pouvoir que l’organisation.
Divisé par la concurrence anarchique qui règne dans le monde bourgeois, accablé sous un labeur servile pour le capital, rejeté constamment « dans les bas-fonds » de la misère noire, d’une sauvage inculture et de la dégénérescence, le prolétariat peut devenir – et deviendra inévitablement – une force invincible pour cette seule raison que son union idéologique basée sur les principes du marxisme est cimentée par l’unité matérielle de l’organisation qui groupe les millions de travailleurs en une armée de la classe ouvrière.
À cette armée ne pourront résister ni le pouvoir décrépit de l’autocratie russe, ni le pouvoir en décrépitude du capital international. » (Ibidem, p. 414.)
C’est par ces mots prophétiques que Lénine termine son livre.
Tels sont les principes d’organisation essentiels développés par Lénine dans son célèbre ouvrage Un pas en avant, deux pas en arrière.
Ce qui fait l’importance de ce livre, c’est avant tout qu’il a sauvegardé l’esprit du parti contre l’esprit de cercle étroit, et le Parti contre les désorganisateurs ; il a battu à plate couture l’opportunisme menchévik dans les problèmes d’organisation, et jeté les bases d’organisation du Parti bolchévik.
Mais son importance ne s’arrête pas là.
Son rôle historique, c’est que Lénine y a le premier, dans l’histoire du marxisme, élaboré la doctrine du Parti en tant qu’organisation dirigeante du prolétariat, en tant qu’arme essentielle entre les mains du prolétariat, sans laquelle il est impossible de vaincre dans la lutte pour la dictature prolétarienne.
La diffusion de l’ouvrage de Lénine Un pas en avant, deux pas en arrière parmi les militants du Parti fit que la plupart des organisations locales se groupèrent autour de Lénine.
Mais plus les organisations se groupaient étroitement autour des bolchéviks, plus haineuse devint l’attitude des leaders menchéviks.
En été 1904, ave l’aide de Plékhanov et par suite de la trahison de deux bolchéviks dégénérés, Krassine et Noskov, les menchéviks s’emparèrent de la majorité dans le Comité central. Il était évident que les menchéviks s’orientaient vers la scission.
La perte de l’Iskra et du Comité central plaça les bolchéviks dans une situation difficile. Il était indispensable de mettre sur pied un journal bolchévik à soi. Il fallait organiser un nouveau congrès, le IIIe congrès du Parti, pour former un nouveau Comité central du Parti et régler leur compte aux menchéviks.
C’est ce qu’entreprit Lénine, c’est ce qu’entreprirent les bolchéviks.
Les bolchéviks engagèrent la lutte pour la convocation du IIIe congrès du Parti. En août 1904 se tint en Suisse, sous la direction de Lénine, une conférence de 22 bolchéviks.
Elle adopta un message « Au Parti », qui devint pour les bolchéviks un programme de lutte pour la convocation du IIIe congrès.
Au cours de trois conférences régionales des bolchéviks (conférences du Sud, du Caucase et du Nord), un Bureau des comités de la majorité fut élu, qui procéda à la préparation pratique du IIIe congrès du Parti.
Le 4 janvier 1905 paraissait le premier numéro du journal bolchévik Vpériod [En avant].
C’est ainsi que se formèrent au sein du Parti deux fractions distinctes – bolchévique et menchévique – avec leurs centres et leurs organes de presse respectifs.