EXTRAIT DU DISCOURS DE JDANOV, SECRÉTAIRE DU PARTI BOLCHEVIK, PRONONCE CONTRE LE PHILOSOPHE ALEXANDROV, LE 24 JUIN 1947

LA SITUATION SUR LE FRONT PHILOSOPHIQUE

Si le livre du camarade Alexandrov a pu recevoir l’assentiment de la majorité des dirigeants parmi les travailleurs philosophiques, s’il a pu être présenté au prix Staline et recommandé comme manuel, et susciter de nombreux comptes rendus élogieux, cela signifie évidemment que d’autres travailleurs philosophiques partagent les erreurs du camarade Alexandrov. Et cela veut dire qu’il y a quelque chose qui cloche sérieusement sur notre front théorique.

Cette circonstance que le livre n’ait pas soulevé la moindre protestation importante, qu’il ait fallu l’intervention du Comité Central et personnellement du camarade Staline pour démasquer ses faiblesses signifie l’absence, sur notre front philosophique, d’une critique et d’une autocritique bolchévique suffisamment développée. L’absence de discussions fécondes, de critique et d’autocritique ne pouvait pas ne pas se refléter de façon catastrophique sur la situation du travail scientifique en philosophie. On sait que la production philosophique est tout à fait insuffisante en nombre et faible en qualité. Les monographies et les articles de philosophie sont choses rares. On a beaucoup parlé ici de la nécessité d’une revue philosophique. Comme on sait, il existe des doutes sur la nécessité de fonder une telle revue. La triste expérience de la revue Sous le drapeau du marxisme n’est pas encore oubliée. Il me semble que les possibilités actuelles de publier des monographies et des articles originaux sont utilisées de façon insuffisante.

Le camarade Svetlov a dit ici que le public du Bolchévik ne convient pas tout à fait à des travaux théoriques spécialisés. J’estime que c’est complètement faux ; on sous-estime évidemment le niveau élevé de notre public et de ses demandes. C’est, me semble-t-il, qu’on ne comprend pas que notre philosophie n’est pas le privilège d’un petit cercle de philosophes professionnels, mais le bien de toute l’intelligentzia soviétique. Il n’y avait absolument rien de condamnable dans la tradition des revues russes d’avant-garde à l’époque pré-révolutionnaire, qui, à côté d’œuvres littéraires, imprimaient des travaux scientifiques, y compris des études philosophiques. Notre revue Le Bolchévik représente en tout état de cause un public beaucoup plus étendu que n’importe quelle revue philosophique, et enfermer le travail créateur de nos philosophes dans une revue spécialisée risquerait, il me semble, de rétrécir les bases de notre travail philosophique.

Je vous prie de ne pas me prendre pour un adversaire de la revue, mais il me semble que la pauvreté de nos revues et du Bolchévik en études philosophiques nous invite à commencer par surmonter cette insuffisance par le moyen de ces publications où, de temps en temps, apparaissent dès à présent, surtout dans les revues, des articles de caractère philosophique présentant un intérêt scientifique et social.

Les sujets d’étude de notre principal établissement philosophique, l’Institut de Philosophie de l’Académie des Sciences, de nos chaires, etc. présentent la même pauvreté.

L’Institut de Philosophie, à mon sens, présente un tableau assez désolant ; il ne rassemble pas les travailleurs de la périphérie, il n’a pas de lien avec eux, et c’est pourquoi il n’a pas en fait le caractère d’une institution nationale. Les philosophes de province sont abandonnés à eux-mêmes et ils représentent, comme vous voyez, une grande force malheureusement sans emploi. Les sujets d’étude, y compris les travaux présentés pour l’obtention des grades universitaires, sont tournés vers le passé, vers des thèmes historiques de tout repos, et peu compromettants, du genre de : « L’hérésie de Copernic autrefois et aujourd’hui ». Cela conduit à une certaine renaissance scolastique. De ce point de vue, la discussion qui a eu lieu ici au sujet de Hegel est assez étrange.

Ceux qui y ont participé ont enfoncé des portes ouvertes. Il y a longtemps que la question d’Hegel est résolue. Il n’y a aucune raison de la poser à nouveau, on n’a fourni ici rien qui n’ait été déjà commenté et jugé. La discussion elle-même a été fâcheusement scolastique, et aussi peu féconde qu’en son temps, dans certains cercles, la question de savoir s’il fallait se signer avec deux ou trois doigts, ou encore si Dieu pouvait créer une pierre qu’il ne pouvait soulever, et si la mère de Dieu était vierge. Les problèmes d’actualité contemporaine ne sont presque pas étudiés. Tout cela est mis en bloc, est gros de dangers, beaucoup plus grands que vous ne vous le figurez. La plus grave menace tient à ce qu’une certaine partie d’entre vous est déjà habituée à ces faiblesses.

POUSSER NOTRE SCIENCE EN AVANT

On ne sent dans le travail philosophique ni esprit combatif, ni rythme bolchévik. A cette lumière, certaines thèses erronées du manuel répondent aux retards constatés sur tout le reste du front philosophique et ainsi représentent non un élément accidentel isolé, mais un ensemble. On emploie souvent ici l’expression « front philosophique ». Mais où est, à proprement parler, ce front ? Il ne ressemble pas du tout à l’idée que nous nous faisons d’un front. Quand on parle d’un front philosophique, l’idée s’impose aussi d’un détachement organisé de philosophes, combattants parfaitement armés de la théorie marxiste, conduisant l’assaut contre les idéologies hostiles à l’étranger, contre les survivances de l’idéologie bourgeoise dans la conscience des hommes soviétiques à l’intérieur du pays, poussant inlassablement notre science en avant, armant les travailleurs de la société socialiste de la conscience d’être dans la voie juste et de la confiance, scientifiquement fondée, dans la victoire finale de notre cause.

Mais notre front philosophique ressemble-t-il à un vrai front ? Il rappelle plutôt une eau morte, ou un bivouac quelque part loin du champ de bataille. Le terrain n’est pas encore conquis, les contacts avec l’adversaire ne sont généralement pas pris, on ne fait pas de reconnaissance, les armes rouillent, les soldats combattent à leurs risques et périls et les chefs ou bien s’enivrent des victoires passées, ou bien délibèrent si les forces suffisent pour l’attaque et, s’il ne faut pas demander des secours à l’extérieur, ou disputent pour savoir combien la conscience peut retarder sur l’existence pour ne pas paraître tout à fait arriérés.

Cependant notre Parti a grand besoin de l’essor du travail philosophique. Des rapides modifications que chaque jour apporte à notre existence socialiste, nos philosophes ne tirent pas d’idées générales, ils ne les éclairent pas par la dialectique marxiste. Cela ne fait que rendre plus difficiles les conditions d’un développement ultérieur de notre science philosophique. La situation est telle que le développement de la pensée philosophique passe pour une large part à côté de nos philosophes professionnels. C’est absolument inadmissible.

La cause du retard sur le front philosophique n’est évidemment liée à aucune condition objective. Les conditions objectives sont plus favorables que jamais. Les faits attendant l’analyse et la généralisation scientifique sont innombrables. Les causes du retard doivent être cherchées dans le domaine subjectif. Ce sont les mêmes qu’a démasquées le Comité Central, en analysant le retard des autres secteurs sur le front idéologique.

Comme vous vous le rappelez, certaines décisions du C.C. sur les questions idéologiques ont été dirigées contre le formalisme et l’apolitisme dans la littérature et dans l’art, contre l’abandon des sujets contemporains et le refuge dans le domaine du passé, contre l’admiration de l’étranger, pour une position de parti bolchévique et combative, dans la littérature et dans l’art. On sait que de nombreux détachements de travailleurs de notre front idéologique ont déjà tiré pour eux-mêmes les conclusions nécessaires de la décision du Comité Central et on atteint dans cette voie d’importants résultats.

Cependant nos philosophes restent en retard. Il est visible qu’ils ne remarquent pas l’absence de principes et d’idées dans le travail philosophique, le mépris des thèmes contemporains, la servilité et l’humilité devant la philosophie bourgeoise. Ils estiment visiblement que le tournant sur le front idéologique ne les concerne pas. Il est clair maintenant que cette volte-face est nécessaire.

Si le front philosophique n’est pas au premier rang du travail idéologique, une large part de responsabilité en revient au camarade Alexandrov. Il manque malheureusement de perspicacité critique pour découvrir les faiblesses de son travail. Il surestime manifestement ses forces, au lieu de s’appuyer sur l’expérience et le savoir d’un large collectif de philosophes. Bien plus, il s’appuie entièrement dans son travail sur un cercle étroit de collaborateurs immédiats et d’admirateurs de son talent. L’activité philosophique s’est trouvée en quelque sorte monopolisée entre les mains d’un petit groupe de philosophes et une grande partie des philosophes, surtout des provinciaux, a été tenue à l’écart du travail de direction. C’est ainsi qu’ont été détruits les rapports normaux entre les philosophes.

Il est clair maintenant que l’établissement de travaux tels qu’un manuel d’histoire de la philosophie dépasse les forces d’un homme seul et que le camarade Alexandrov aurait eu besoin, dès le début de son travail, de faire appel à un large cercle d’auteurs, de spécialistes du matérialisme dialectique, du matérialisme historique, d’historiens, de naturalistes, d’économistes. Le camarade Alexandrov n’a pas choisi la bonne voie en refusant de s’appuyer sur un large cercle de compétences. Il faut corriger cette faute. Les connaissances philosophiques sont évidemment chez nous le bien d’un large collectif de philosophes soviétiques. La méthode qui consiste à faire appel à un large cercle d’auteurs pour la composition d’un manuel est en ce moment pleinement appliquée à la rédaction d’un manuel d’économie politique qui doit être prêt prochainement et pour lequel on a fait appel à de larges cercles non seulement d’économistes mais encore d’historiens et de philosophes. Une telle méthode de travail apparaît beaucoup plus sûre. On y trouve encore une autre idée : unir les efforts de différents groupes de travailleurs idéologiques, aujourd’hui insuffisamment liés, pour résoudre de grands problèmes d’importance scientifique générale, de façon à organiser l’action réciproque entre les travailleurs des différentes branches idéologiques, à progresser sans tirer à hue et à dia, sans frapper les mains ouvertes, mais de façon organisée et cohérente, conséquente, avec le maximum de garanties de succès.

LA CRITIQUE ET L’AUTOCRITIQUE FORME PARTICULIÈRE DE LUTTE ENTRE L’ANCIEN ET LE NOUVEAU

Or, où sont les racines des fautes subjectives d’une série de dirigeants du front philosophique ? Pourquoi, ici, dans nos discussions, des représentants de la vieille génération ont-ils pu jeter le reproche à certains jeunes d’être décrépits avant l’âge, de manquer de tonus agressif, de combativité ? Il n’y a peut-être qu’une seule réponse à cette question : une connaissance insuffisante des fondements du marxisme-léninisme et la présence de survivance de l’influence de l’idéologie bourgeoise. Cela s’exprime également dans le fait que de nombreux travailleurs de chez nous ne comprennent pas encore que le marxisme-léninisme est une doctrine créatrice vivante, se développant sans interruption, s’enrichissant sans cesse de l’expérience de la construction socialiste et des conquêtes des sciences naturelles contemporaines. La sous-estimation de cet aspect révolutionnaire et vivant de notre doctrine ne peut conduire qu’à l’abaissement de la philosophie et de son rôle. C’est précisément dans le manque de combativité et d’esprit militant qu’il faut chercher la cause de la peur qu’éprouvent certains de nos philosophes d’essayer leur force sur de nouvelles questions, les questions contemporaines, pour résoudre les problèmes que la pratique pose quotidiennement aux philosophes et auxquels la philosophie est tenue de donner réponse. Il est temps de pousser plus audacieusement en avant la théorie de la société soviétique, la théorie de l’Etat soviétique, la théorie des sciences naturelles contemporaines, l’éthique et l’esthétique. Il faut en finir avec la couardise étrangère au bolchevisme. Admettre une pause dans le développement de la théorie signifie dessécher notre philosophie, la priver de son trait le plus précieux, son aptitude au développement, la changer en un dogme mort et desséché.

La question de la critique bolchévique et de l’autocritique n’est pas seulement pour nos philosophes une question pratique, mais une question profondément théorique.

Si le contenu interne du processus de développement, comme l’enseigne la dialectique est la lutte des contraires, la lutte entre l’ancien et le nouveau, entre ce qui meurt et ce qui naît, entre ce qui a cessé de vivre et ce qui se développe, notre philosophie soviétique doit montrer comment agit cette loi dialectique dans les conditions de la société socialiste et en quoi consiste l’originalité de son application. Nous savons que dans une société divisée en classes, cette loi agit autrement que dans la société soviétique. Voilà le champ le plus large pour la recherche scientifique et il n’a pas encore été travaillé par aucun de nos philosophes. Cependant il y a longtemps que notre parti a trouvé et mis au service du socialisme cette forme particulière de découverte et de dépassement de contradictions de la société socialiste (ces contradictions existent et les philosophes ne veulent pas en parler par lâcheté), cette forme particulière de lutte entre l’ancien et le nouveau, entre ce qui meurt et ce qui naît dans notre société soviétique, qu’on appelle la critique et l’autocritique. Dans notre société soviétique où sont liquidés les antagonismes de classes, la lutte entre l’ancien et le nouveau et par suite, où l’évolution de l’inférieur vers le supérieur se produit non sous forme de lutte de classes antagonistes et de cataclysmes comme c’est le cas dans le capitalisme, mais sous la forme de la critique et de l’autocritique qui apparaissent comme la véritable force motrice de notre société, comme un puissant instrument dans les mains d’un parti. C’est incontestablement une nouvelle espèce de mouvement, un nouveau type de développement, une nouvelle loi dialectique.

Marx disait que les philosophes précédents n’avaient fait qu’expliquer le monde, tandis que maintenant toute l’affaire était de le changer. Nous avons changé le vieux monde et construit un nouveau. Mais nos philosophes malheureusement n’expliquent pas assez ce monde nouveau et ne prennent pas une part suffisante à sa transformation. Nous avons entendu ici quelques tentatives pour ainsi dire « théoriques » d’expliquer les causes de ce retard. On a dit par exemple que les philosophes s’étaient attardés trop longtemps dans la période des commentaires, en suite de quoi ils n’étaient pas passés à la période des recherches monographiques. Cette explication à tout à fait bon air, mais elle est peu convaincante. Evidemment le travail créateur du philosophe doit être mis au premier plan, mais cela ne veut pas dire que doive être rejeté le travail de commentaire ou, pour mieux dire, de vulgarisation. Notre peuple en a également besoin.

CONTRE L’IDÉOLOGIE DÉPRAVÉE DE LA BOURGEOISIE

Il faut se hâter de rattraper le temps perdu. Les tâches n’attendent pas. L’éclatante victoire remportée par le socialisme dans la grande guerre nationale a été en même temps une éclatante victoire du marxisme. Elle reste comme un os dans la gorge des impérialistes. Le centre de la lutte contre le marxisme est passé aujourd’hui en Amérique et en Angleterre. Toutes les forces de l’obscurantisme et de la réaction sont maintenant au service de la lutte contre le marxisme. On voit de nouveau tirer au jour et servir d’armes à la philosophie bourgeoise ces instruments de la démocratie, de la bombe atomique et du dollar, les armures usées de l’obscurantisme et du cléricalisme : le Vatican et la théorie raciste, le nationalisme déchaîné et l’idéalisme caduc, la presse vénale et l’art bourgeois dépravé. Mais la force, visiblement, leur manque.

Sous le drapeau de la lutte « idéologique » contre le marxisme, on recrute aujourd’hui des réserves plus profondes, on fait appel aux gangsters, aux souteneurs, aux espions, aux criminels de droit commun. Je prends au hasard un exemple tout frais. Comme l’annonçaient il y a quelques jours les Izvestia, la revue Les temps modernes, dirigée par l’existentialiste Sartre, préconise comme une découverte nouvelle le livre de l’écrivain Jean Genêt, Journal d’un voleur, qui commence par ces mots : « La trahison, le vol et l’homosexualité, tels sont mes thèmes fondamentaux. Il existe un lien organique entre mon goût de la trahison, les occupations de voleurs et mes expéditions amoureuses ». L’auteur manifestement connaît son affaire. Les pièces de Jean Genêt sont montées à grand éclat sur les scènes parisiennes, et Jean Genêt lui-même est instamment invité en Amérique. Tel est le « dernier mot » de la philosophie bourgeoise.

Mais l’expérience de notre victoire sur le fascisme a déjà montré à quelles impasses les philosophes idéalistes pouvaient conduire les peuples entiers. Aujourd’hui, elles se présentent sous une forme nouvelle particulièrement répugnante, reflétant tout la profondeur, toute la bassesse, toute la vilenie de la décadence bourgeoise. Les souteneurs et les criminels de droit commun en philosophie, c’est évidemment le bord de la ruine et de la décomposition. Cependant, ces forces sont encore vivantes, encore capables d’empoisonner la conscience des masses. (…)

(Europe, novembre 1947)


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