La « phase deux » de la manœuvre de politique économique du gouvernement, le coût du travail et la riposte ouvrière.
1983 s’était terminé de la meilleure des manières. Pour Bettino Craxi et son gouvernement, l’adoption de la Loi des Finances d’ici la fin de l’année constituait indéniablement un succès politique. Bien sûr, l’institution de la soi-disant « session de budget » était devenue nécessaire, c’est-à-dire une période de temps déterminée dans laquelle le travail parlementaire est exclusivement dédié à la discussion et à l’adoption du budget de l’État et de la Loi des Finances. De plus, le P.C.I. avait offert au « premier président du Conseil socialiste » une « opposition constructive ». Mais, à la fin des fins, rien n’ôtait au gouvernement Craxi le mérite d’être le premier, après de nombreuses années, qui soit en mesure d’éviter le recours à l’exercice provisoire du budget. Télévision et presse du régime applaudirent extasiées, le triomphe de la « volonté politique » des forces de la majorité. Quand celle-ci existe, dit-on, il est possible de faire cela et autre encore. Après la rafale de réductions des dépenses sociales contenues dans le texte de loi, Craxi n’hésite pas à faire un dernier cadeau aux Italiens : le 28 décembre, avec une « touche de classe », le gouvernement augmente l’essence.
Une fois conclue la « phase un », c’est maintenant le moment de s’occuper de la « phase deux ».
Le nœud crucial de la « phase deux » de la manœuvre de politique économique du gouvernement est, naturellement, le coût du travail. Il faut le réduire. Le lieu opportun pour atteindre cet objectif a déjà été institué il y a un an, au moment de la signature de l’accord du 22 janvier 1983 entre gouvernement, syndicats et Confindustria [la Confindustria est le syndicat patronal de l’industrie privée, NdT]. L’article 7 du texte dit en effet : « … la fin de chaque année, le gouvernement et les parties se rencontreront pour vérifier l’avancée de l’inflation par rapport au taux d’inflation programmé et pour évaluer les mesures de compensation en cas de dépassement ». Que, alors que les prix et tarifs publics sont augmentés, seul le coût du travail n’a pas franchi le seuil fatidique de 13 % au cours de l’année 1983, ne semble pas préoccuper outre mesure la bourgeoisie italienne : il faut diminuer le coût du travail. Mieux, pour parler plus clairement, il faut couper l’échelle mobile [l’indexation, NdT].
Une date est alors fixée, le 12 janvier, et, en vue des consultations, le duel commence. L’« enfant prodige » de la D.C., le ministre du Trésor Goria, ouvre les hostilités : Il y a un trou, dit-il, dans le déficit d’État prévu par la Loi des Finances à peine approuvée, et il s’agirait de 10 mille milliards de lires et peut-être de plus ! On donne ainsi l’ouverture d’une garce tragique qui voudrait le gouvernement divisé entre « optimistes » et « pessimistes ». Des chiffres différents à toutes heures explosent comme des éclairs.
Le parti de Spadollini [ex-Président du Conseil et Secrétaire du P.R.I., NdT] diffuse un document dans lequel on relève que l’action prévue par les accords de gouvernement « est encore entièrement à réaliser » et qu’il est nécessaire de trouver « un accord qui permette de ramener les augmentations de salaires moyens dans la limite des 10 % en 1984, au moyen d’opportunes modifications du mécanisme de l’échelle mobile ».
Il n’est pas très difficile de comprendre ce qui est en train de se passer : le début des négociations gouvernement-patronat-syndicats approchant, la D.C. et le P.R.I., « axe de droite » de la majorité, tiennent à nous faire savoir clairement qu’ils n’accepteront aucune contrepartie fiscale à la diminution des salaires. Ces derniers doivent être diminués et c’est tout !
Les caisses de l’État sont déjà assez vides pour des raisons précédentes et il n’y a vraiment pas besoin de « demander » des dégrèvements fiscaux ou des projets de développement de l’emploi. L’État « assistanciel », comme on le dit maintenant, est mort et enterré. Que Craxi, De Michelis [Ministre du Travail, NdT] et le piduiste [membre de la loge maçonnique P2 et secrétaire général du P.S.D.I., NdT] Longo (qui, sans le sens du ridicule, occupe le ministère du Budget) se le mettent en tête.
L’effronterie et le cynisme du gouvernement sont tels que, dans le même temps où se développe cet édifiant débat, le ministre des Finances Visentini déclare, à la veille des consultations, une interview à La Republica – qui, pour l’occasion, dérange son directeur, le néo-réactionnaire / réformiste / repenti Eugenio Svalfari – dont la teneur est plus ou moins la suivante : aucun dégrèvement fiscal pour les travailleurs, aucun impôt sur le patrimoine pour les grandes fortunes, aucune taxation des titres d’État, et l’on ne parle même pas pour rire d’une lutte réelle contre l’évasion fiscale ! Le ministre conclut, avec un calme franciscain : « Le Trésor Public n’a plus un sou à donner. Il est mieux de le savoir dès le départ. Les syndicats le savent, comme le savent les collègues ministres qui négocieront. Sur le point, il est bon que chacun prenne ses responsabilités. Moi, je prendrai les miennes jusqu’au bout. »
Visentini est notoirement un « gentilhomme », il fait même partie de cette troïka des « gentilshommes » (Visentini, Martinazzoli et Scalfaro) qui est un peu la fleur à la boutonnière d’un gouvernement composé de canailles de toutes espèces. Mais, il s’avère être un « gentilhomme » un peu particulier. Dans notre manière de voir, il est beaucoup plus proche de l’espèce des vulgaires détrousseurs de rue, ce ministre qui fait peser une montagne de taxes sur les seules épaules des prolétaires et qui ne veut pas respecter les pactes signés par tous les gouvernements précédents.
Du reste, les deux autres « gentilshommes » sont, respectivement, le responsable des prisons italiennes, où sont entassées plus de 40 000 personnes dans des conditions répugnantes, et un ministre de l’intérieur qui, comme il l’admet lui-même, se réclame de l’exemple de l’assassin Mario Scelba [l’un des ministres de l’intérieur de l’après-guerre, NdT].
Entretemps, le 7 janvier, est réapparu le professeur Gino Giugni qui, malgré qu’il ait eu une discussion un peu particulière avec notre Organisation, ne réussit vraiment pas à se taire. Toujours dans La Republica, il écrit, entre autres : « On peut affirmer que les propositions courantes pour contenir l’échelle mobile sont toutes et aucune aptes à atteindre l’objectif. Modification de la valeur de l’indice, comme l’on en a décidé il y a un an ; ralentissement ou suspension de la cadence ; prédétermination des points de l’échelle mobile : chacune de ces solutions peut rejoindre l’objectif défini plus haut, mais à la condition qu’elle ne soit pas entendue comme définitive. Celle-ci ne devra pas constituer des entraves à de nouvelles et différentes manœuvres par la suite… » Le « Père du Statut des Travailleurs », à peine élu sénateur dans les rangs craxiens, ne manifeste pas la moindre retenue : on diminue le salaire des travailleurs mais, s’il vous plaît, que l’on ne croit pas l’avoir fait une fois pour toutes Nous devons au contraire instituer des réunions périodiques dans lesquelles on puisse envisager d’éventuelles « retouches » à faire sur la feuille de paye. Et qui a des oreilles pour entendre entendra !
D’autre part, pour ainsi dire, les oreilles ils en ont, et ils en ont même de grandes. Benvenuto [Secrétaire de l’U.I.L., NdT] après avoir épousé la thèse de la C.I.S.L. sur la prédétermination des points de l’échelle mobile, propose le 8 janvier de ne faire valoir que six points au cours de l’année 1984, ce qui revient à réduire l’échelle mobile de moitié puisque la prévision la plus optimiste prévoit douze points d’augmentation pour l’année à venir. Nous verrons plus loin que c’est aussi la position de la Confindustria.
Mais, à ce moment, la classe ouvrière a bien autre chose à faire qu’à regarder ce révoltant spectacle. Lundi 9 janvier, à l’Alfa d’Arèse, dans une assemblée à laquelle participent 97 % des ouvriers, des initiatives de luttes sont décidées contre la cassa integrazione à zéro heure pour 500 employés et contre celle à rotation pour 3 000 ouvriers. Les ouvriers se retrouvent seuls face au patron, après la trahison de Pomigliano d’Arco, où le syndicat a signé un accord en forme de guillotine qui divise la classe ouvrière Alfa en deux tronçons, celle de Pomigliano contre celle d’Arese. Les syndicalistes ont des difficultés à contenir la colère ouvrière, des grèves, des ralentissements des cadences, des manifestations à l’Intersind [Syndicat du patronat de l’industrie publique, NdT] sont décidées.
Jeudi 12 janvier, les ouvriers du groupe Italsider sont en grève. À Naples, les travailleurs de Bagnoli bloquent les rues avec des banderoles et des panneaux et se dirigent sur le siège de l’Intersind. Là, ils trouvent la police du « gentilhomme » Scalfaro qui, sans galanterie, charge en matraquant comme un fou.
Avec un retard d’un jour sur la date fixée, les consultations gouvernement-syndicats-patronat s’ouvrent en grande pompe le 13 janvier. Le commencement de la négociation a été précédé de déclarations en rafales de l’infatigable De Michelis qui, pour l’occasion, a choisi la tactique de l’« optimisme à outrance ». De Michelis (qui est connu des travailleurs de toute l’Italie pour avoir fait le tour des usines, quand il était ministre des Participations d’État, pour annoncer des licenciements et la cassa integratiozione avec des expressions aussi béates qu’hébétées) parle de « grande occasion » qu’il serait « fou » de laisser passer. Il se réfère vraisemblablement à l’occasion d’escroquer, encore une fois, les ouvriers.
À la table des négociations, il n’y a que beaucoup de fumée : on y parie et divague sur l’emploi, les prix et les tarifs publics, les facilités fiscales, mais le seul point stable reste la nécessité « inéluctable » de diminuer le coût du travail. Les jeux réels, on commence à les comprendre, se font ailleurs. Le jour même où commencent les négociations, la D.C. rejette le projet de loi gouvernemental sur les soi-disant « bassins de crise », motivant son geste par le fait qu’« une loi de ce genre ne résoudrait rien, mais créerait au contraire de nouvelles contradictions et de nouveaux déséquilibres dans l’appareil productif italien ».
Le sens de la manœuvre est parfaitement clair : il s’agit d’un nouveau coup contre cette partie de la coalition gouvernementale qui voudrait « adoucir » les pilules que la classe ouvrière doit avaler. L’effet est double : d’une part, certaines mesures prévues dans le projet de Loi, comme les mises en retraite anticipées dans la sidérurgie, deviennent une monnaie d’échange à la table des négociations sur le coût du travail ; de l’autre, on rend un nouveau service aux grands groupes industriels qui, étant donné leurs projets de restructuration des soi-disant « facteurs de production » (loi licenciements et plus grande exploitation dans l’usine), sont fermement décidés à ne pas tolérer une quelconque réglementation de leur activité. En pratique, de cette manière, la D.C. livre des milliers et des milliers de travailleurs à l’éreintante logique du marché capitaliste.
La riposte de la classe ouvrière est immédiate, dès le lendemain. Samedi 14 janvier, à Verbania, les ouvriers de la Montefibre et de la Cartiera Prealpina bloquent quelques rues de la ville et la nationale 34 du lac Majeur, en mettant le feu à des pneus et à des caisses en bois. Les pompiers doivent intervenir pour éteindre les incendies. La zone de Verbania, après avoir enregistré au cours de l’année écoulée la perte de 2 600 emplois, doit faire partie des « bassins de crise ».
Moins d’une semaine plus tard, au cours d’une visite à Gênes – ville ravagée par la crise et par la restructuration industrielle -, Ciriaco De Mita [Président de la D.C., NdT] déclare avec un impayable « visage de bronze » : « Des bassins de crise ? Je ne sais pas ce que c’est ».
Cependant qu’à Rome on ne fait que bavarder, les ouvriers de la sidérurgie publique, qui sont mobilisés en permanence depuis plus d’une semaine, se font de nouveau entendre : le 17 janvier, à Naples, Gênes et Tarante, les travailleurs font grève pour s’opposer aux décisions de la C.E.E. sur les établissements italiens. À Naples, où les ouvriers ont déjà goûté aux matraques de Scalfaro moins d’une semaine avant, la circulation est paralysée en bloquant avec des véhicules lourds les voies d’accès au centre-ville.
Le 19 janvier est une journée importante : la Confindustria va chez De Michelis pour lui exposer sa position. Les patrons – quelle bonté ! – renvoient toute décision sur la « réforme structurelle du salaire » et se contentent… de réduire de moitié l’échelle mobile (déjà réduite par la « victoire syndicale » du 22 janvier 1983) pour deux années ! Merloni [dirigeant de la Confindustria, NdT], pris par sa fougue, fait dans sa culotte : il exige la diminution brute du coût de l’argent et des modifications radicales des mécanismes qui régulent le marché du travail.
En pratique, il ne lui suffit pas de vaincre, mais de remporter une victoire écrasante sur toute la ligne ! Cela serait-il possible ? Benvenuto répond que oui, vu qu’il est parfaitement d’accord sur la réduction de moitié de l’échelle mobile (la « prédétermination drastique », comme il l’appelle), et qu’il a de plus l’accord tacite de Carniti et de Del Turco [Carniti est le Secrétaire de la C.I.S.L., Del Turco est quant à lui le « numéro deux » de la C.G.I.L., NdT]. Seuls les communistes de la C.G.I.L. font la grimace et insistent sur leurs propositions : blocage des salaires et des prix durant six mois. Proposition hypocrite avancée pour masquer le fait qu’ils sont à la remorque des socialistes, prisonniers de l’aberrante logique corporative-autoritaire sanctionné le 22 janvier 1983 par l’accord que Lama [Secrétaire de la C.G.I.L. et dirigeant du P.C.I., NdT] lui-même a qualifié de « victoire ».
Mais le 19 janvier est aussi une journée importante pour ce qui se passe hors de Rome : le premier sérieux avertissement aux sommets des organisations syndicales arrive. À Milan, 136 Conseils d’usines de la ville et de la province se réunissent et signent un document dont le ton est extrêmement clair : intitulé « Pourquoi nous défendons l’échelle mobile », le communiqué défie officiellement les Secrétariats Confédéraux « d’entreprendre de nouvelles initiatives qui aient pour objectif la réduction de l’échelle mobile, le salaire, l’emploi ».
Pour toute réponse, le 21 janvier, l’exécutif de la C.G.I.L. se déclare disposé à prendre en considération le ralentissement des salaires (on abandonne donc la proposition précédente de blocage contemporain des salaires et des prix) en échange de changements dans l’attitude du gouvernement. Comme d’habitude, la C.G.I.L. ménage misérablement la chèvre et le chou avec la claire intention de sauver la face devant les travailleurs en préparant, dans le même temps, les conditions pour un accord avec le gouvernement et avec les patrons.
Les opinions des travailleurs ont évidemment des difficultés à parvenir jusqu’aux palais romains. Mais elles se font bien entendre à Turin le jour même où la C.G.I.L. décide de se préparer à escroquer une nouvelle fois les travailleurs : Gianni De Michelis, venu dans la ville à un rencontre organisé par le Conseil régional, est accueilli par de nombreux cassa-integrati et chômeurs qui, en lui tendant les quittances d’électricité à payer et les cartes du bureau de placement, lui interdisent de parler et le chassent.
Des jours suivants, on tire la nette impression que sont en cours dans le pays deux événements sociaux absolument indépendants, incommensurables entre eux : d’une part, les négociations romaines, fatigantes, se poursuivent ; de l’autre, l’opposition et la mobilisation ouvrière s’étend dans les usines et dans les lieux de travail de toute l’Italie.
À Rome, les syndicalistes passent d’une humiliation à l’autre : non du gouvernement à l’imposition sur le patrimoine, non à une lutte réelle contre l’évasion fiscale, oubliée la taxation des B.O.T. [les Bons du Trésor Italien, NdT]. La Confindustria oppose son véto au blocage des prix et des tarifs publics – qui, quoiqu’on en dit, est unanimement reconnu comme impossible. Bien que les « visages de bronze », Benvenuto et Carniti, continuent effrontément à faire des déclarations satisfaites, pour la classe ouvrière ce serait un véritable Caporetto [localité de Yougoslavie où les Italiens furent battus par les Autrichiens et les Allemands en octobre 1917, NdT]. Dans les usines, on parle peu, mais on parle clair : interrompez les négociations et venez entendre ce que nous pensons de la réduction de l’échelle mobile !
Dans les usines, la pression croît de jour en jour et, à ce point, les pitoyables pourparlers entre les sommets de la C.G.I.L., de la C.I.S.L. et de l’U.I.L. sur la question des consultations de base sont mis en scène. La C.G.I.L. y serait favorable, pressée comme elle l’est par une intolérance ouvrière croissante, tandis que la C.I.S.L. et l’U.I.L. ne veulent même pas y penser : la direction C.I.S.L. est en effet désavouée jusque par certains de ses secrétaires régionaux, alors qu’il n’y a aucun doute sur l’infime représentativité de l’U.I.L. à l’usine, et Benvenuto le sait bien. On arrive à un grotesque compromis, le vendredi 3 février : on continue de rechercher une position unitaire dans la Fédération [des trois syndicats, NdT] et l’on procédera seulement après à une consultation de la basse.
À partir de ce moment, les événements se succèdent sans aucune continuité : à Milan, les Conseils d’usines préparent une grève générale de la ville avec l’adhésion, dès le début, des usines Baggina, Alfa, Pirelli, Breda, Magneti Marelli, Italtel, Nuova Innocenti, G.T.E., Carlo Erba, Philips et O.M. À O.M., il y a déjà eu une heure de grève contre le gouvernement. À Turin, une nette reprise de la combativité ouvrière s’opère. Le Conseil d’usine de Mirafiori est le premier à se bouger. Au centre de la mobilisation et de la discussion, il y a le refus de concéder de nouvelles réductions de salaire aux patrons et au gouvernement.
La protestation de masse qui se développe dans les lieux de travail se répercute avec violence aux sommets des organisations syndicales, créant de profondes fissures. Les militants du P.C.I. dans la C.G.I.L. ne sont pas partants pour se suicider avec Benvenuto, Carniti et Del Turco, car ils comprennent qu’une nouvelle trahison du genre de celle opérée le 22 janvier ne serait pas pardonnée par la classe ouvrière. Une longue série de réunions entre militants du P.C.I. et du P.S.I. de la C.G.I.L., entre C.G.I.L. et U.I.L., entre syndicats et De Michelis ne mènent à rien.
La mobilisation de classe a imposé à chacun d’opérer ses propres choix, et c’est ainsi que la direction unitaire qui a lieu le 7 février se conclut par une rupture : tous crient à l’unité, mais il est clair que chacun y va maintenant pour son propre compte, certains plus et d’autres moins influencés par les partis au gouvernement ou non. Le lendemain, ce sera la grève générale milanaise, convoquée par les Conseils d’usines.
La grève a été décidée par 250 Conseils d’usines et, tout en n’ayant l’appui d’aucune des trois Confédérations, réussit splendidement. Un long cortège avec à sa tête la banderole de la Pirelli Bicocca part de Place San Babila et se dirige vers la Préfecture pour arriver à l’Assolombarda [siège de l’association des industriels, NdT]. Aux côtés de la classe ouvrière des principales usines de la Mécanique, de la Chimie et du Textile, adhèrent à la grève le secteur de l’alimentation, les travailleurs de l’édition, du commerce, de la santé, de l’État et des institutions semi-étatiques.
La protestation est dirigée contre le gouvernement : « La classe ouvrière le crie en chœur, vous nous les cassez avec le coût du travail ! », et contre les sommets des organisations syndicales : « L’unité du syndicat, elle est dans l’usine entre les travailleurs ! » Il y a 70.000 travailleurs dans la rue. Des assemblées ont lieu à Turin, Gênes, et Brescia a convoqué pour le vendredi 10 février les Conseils des usines italiennes les plus représentatives.
Face à ces événements, à une classe ouvrière qui revendique en plein l’autonomie de ses propres décisions et de ses propres intérêts, les partis, le gouvernement et les patrons ne perdent pas de temps : le « sommet » entre les cinq partis de la majorité [D.C., F.R.I., P.S.I., P.S.D.I., P.L.I., NdT] est fixé au jeudi 9 février et, comme par hasard, est « préparé » deux jours avant par une réunion De Mita-Spadolini qui se conclut par la rencontre de « significatifs points de convergence ». La Confindustria, un jour avant le sommet des cinq partis, réunit sa direction, au terme de laquelle le vice-directeur général Paolo Annibaldi réclame officiellement au nom des patrons « une initiative autonome de l’Exécutif ».
Sur la rencontre politique incombe aussi la Commission Istat pour le calcul de l’échelle mobile, qui devrait se réunir ces jours-ci. En février, en effet, l’échelle mobile devrait gagner quatre ou cinq points, ruinant ainsi la « phase deux » de la manœuvre gouvernementale. Mais, qui sait comment, la Commission tarde inexplicablement à être convoquée.
Le sommet des secrétaires de la majorité se tient au cœur des polémiques qui ont explosé sur les nominations lotizzate [au « piston », NdT] à la radio et à la télévision d’État, sur les remises dans l’immobilier (loi pour forbans proposés par des forbans) et sur les francs-tireurs. Mais c’est presque exclusivement de coût de travail que l’on parle. Au terme de la réunion, Spadolini rappelle la nécessité de freiner les dépenses publiques et un Zanone [dirigeant du P.L.I., NdT], brutal de façon insolite, déclare : « Non, il n’y a aucune contrepartie à donner aux syndicats, le bénéfice se trouve entièrement dans le ralentissement de l’inflation que la diminution du coût du travail comporterait. »
Seul Claudio Martelli, vice-secrétaire de Craxi, va plus loin et rappelle expressément aux journalistes les accords de gouvernement, dans lesquels est prévue la « politique des revenus » et, de manière explicite, le ralentissement de l’échelle mobile. Si l’on n’obtient pas le consensus des parties sociales, dit cet horrible sous-produit d’une déjà misérable classe politique, l’Exécutif sera appelé à mettre en œuvre le programme de la majorité. Autrement dit, celui-ci usera de la force. Sur le plan pratique, vu que le ministre De Michelis a fait fiasco, dès demain Craxi traitera directement avec les syndicats et les patrons.
Les dirigeants confédéraux se présentent chez Craxi en plein schizophrénie politique : ils n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur quoi que ce soit et, de plus, la grève milanaise a accru les ressentiments réciproques. Carniti et Benvenuto accusent Lama d’être le promoteur de l’agitation. Lama se défend, indigné, nouvel épigone du classique et fourbe « ni adhérer, ni saboter ». En réalité, alors qu’à peine un jour avant, à l’O.M. de Brescia, les Conseils d’usines des principales entreprises italiennes ont réaffirmé avec force leur opposition à un gouvernement qui n’en veut qu’aux salaires, non seulement la C.S.I.L. et l’U.I.L., mais aussi la C.G.I.L. continuent à gravir les marches du Palais Chigi, siège de la poignée de salauds dirigée par Craxi.
Il est clair que Lama, Trentin et Garavini (ces trois « héros » qui ont trahi la classe ouvrière il n’y a qu’un an, le 22 janvier 1983, pour ne pas parler du résultat du contrat des métallurgistes) veulent démonter au « pays » – mais à qui, vu que les ouvriers ont dit ce qu’ils avaient à dire ? – la bonne volonté et le « sens des responsabilités » des syndicalistes du P.C.I.
Samedi 11 février, la phase finale des négociations commence. Comme hors-d’œuvre, il y a le énième, éhonté, renvoi de la Commission Istat qui devrait calculer les points de l’échelle mobile à compter sur la prochaine fiche de paye. Les patrons gracieusement, ne se présentent pas, déclarant qu’ils attendent les résultats des négociations. Le responsable de la C.I.S.L., s’il est présent, explique que « selon nous, il n’était pas opportun d’entamer l’examen de l’avancement de l’indice trimestriel du coût de la vie ». Au Palais Chigi, le « premier président du conseil socialiste » présente aux patrons et aux syndicats un texte d’accord en forme d’ultimatum, à prendre ou à laisser.
En faisant beaucoup de fumée sur l’emploi, la lutte contre l’évasion fiscale et le contrôle des prix et des tarifs publics, Craxi (au côté du ministre-fiasco De Michelis) ne modifie pas d’une virgule la position de fond du gouvernement en soumettant à ses interlocuteurs un document humiliant pour les travailleurs, énième escroquerie aux dépens du prolétariat : il faut diminuer l’échelle mobile pour pouvoir ainsi s’accrocher à la reprise économique qui, cela paraît certain, fait ravage dans le monde entier. La Confindustria feint de s’entêter : elle est déçue par les restrictions miroitées sur le marché du travail.
Depuis un an, en effet, les patrons se sont habitués à avoir les mains complètement libres pour les embauches (pour la précision, encore une fois depuis l’« historique » accord du 22 janvier, signé par le gouvernement, la Confindustria et les C.G.I.L., C.I.S.L. et U.I.L.). En vérité, on ne fait la grosse voix que pour masquer la proche victoire. Et puis, en fait de marché du travail, le patron sait bien comment se débrouiller face aux fameuses « entraves ».
C.I.S.L. et U.I.L. acceptent sans réserve : Carniti et Benvenuto (le chat et le renard ou le vautour et la hyène ?) sont une fois de plus prêts à « chanter victoire » sur le dos de millions de travailleurs. La C.G.I.L. est désormais complètement divisée : Del Turco, qui s’est fait passer un sérieux savon par Craxi, est pour l’accord ; « Désormais, la parole est au gouvernement », titrent entre assurance et préoccupation les quotidiens du lendemain.
Et la parole, le gouvernement l’a effectivement. Au terme d’une journée chargée de consultations entre politiciens, industriels et syndicalistes, et marquée par des démonstrations de protestation ouvrière dans toute l’Italie, le Conseil des ministres se réunit, opportunément « préparé » par cette sorte de directoire de l’Exécutif qu’est le Conseil de cabinet. La situation est plus que claire et décantée : la C.I.S.L. et l’U.I.L. promettent leur soutien à une initiative autonome du gouvernement, la composante craxienne de la C.G.I.L. (même si elle est empêtrée par les décisions de la majorité) épouse la même orientation.
La Confindustria, divisée entre « faucons » et « colombes », se résout enfin à donner son approbation politique à d’éventuelles manœuvres unilatérales du gouvernement. Se crée ainsi un bloc politique et social, relativement soudé, qui est favorable à une épreuve de force de nette empreinte classiste antiprolétarienne menée par l’Exécutif. Il faut naturellement proportionner les décisions (et là-dessus, il y a indéniablement diversité de vues) à une protestation ouvrière et prolétaire qui, dans la seule journée « cruciale », pour le gouvernement, mène dans les rues plus de 40.000 personnes à Florence, met en grève Rivalta et Mirafiori sans compter les cheminots romains, les ouvriers milanais et bolognais.
Mais, ce qui compte est que la grande bourgeoisie italienne ne se préoccupe pas de faire tomber la mystification du « pacte social », qui avait encore fonctionné le 22 janvier, du moment qu’elle puisse asséner un nouveau coup décisif au prolétariat. Fidèle à son rôle de marche, la bourgeoisie procède imperturbablement sur la route qui devrait la mener à une capacité rénovée et autoritaire de gestion de la société italienne.
À la nuit tombée, entre le 14 et le 15 février, le Conseil des ministres adopte le décret-loi. L’échelle mobile ne progressera en 1984 que de 9 points sur les 12 prévus (mais, répétons-le, c’est là une prévision optimiste faite à l’usage des patrons). La réduction sèche et autoritaire du salaire serait contrebalancée, selon les sales gueules du Palais Chigi, par le contrôle de quelques tarifs publics, par le blocage de l’équo canone [l’indice de la construction qui sert de base au calcul des loyers, NdT] pour un an (par rapport auquel, attention, un projet de loi est à l’examen au Parlement, qui en prévoit la complète libéralisation !) et par une politique fiscale plus rigoureuse, garantie par le grand bourgeois Visentini !
Alors que le décret gouvernemental est le fait du jour et que se lève un chœur répugnant d’applaudissement à l’action « responsable » de Craxi et de son cabinet, on commence à comprendre – bien qu’en la mystifiant et en la minimisant – qu’elle est la chose la plus importante qui est en train de se produire en Italie : des millions de travailleurs en ont ras-le-bol ; les ouvriers, aux côtés des travailleurs des services publics, des fonctionnaires, des chômeurs et aussi des étudiants, investissent les rues et les places de toute l’Italie, cessent le travail dans les établissements, bloquent les gares, organisent d’énormes manifestations de masse contre le « décret-escroquerie » gouvernemental. Et ils le font en autonomie des partis, syndicats et institutions de toute sorte.
Déjà, le 13 février, à Pomigliano d’Arco, on fait grève durant deux heures, en effectuant une manifestation dans le centre-ville au cours de laquelle on imprime quelques coups sur la face des syndicalistes craxiens de la C.G.I.L. et de l’U.I.L. À Bologne, un cortège défile jusqu’à la maison communale où l’on réclame la suspension immédiate des négociations, alors en cours [la maison communale de Bologne est un fief P.C.I., NdT]. Des assemblées se tiennent dans le Piémont, en Ombrie, en Toscane et en Sicile.
Le 14, comme nous l’avons déjà dit, toute la Toscane est en grève et 40.000 personnes défilent à Florence. Le trafic ferroviaire est complètement bloqué. L’immense majorité des cheminots romains est, elle aussi, en grève. De nombreuses usines s’arrêtent à Milan, Bologne et Turin, le Fiat Rivalta et Mirafiori en tête.
Mardi 15 janvier, le jour suivant le « décret-escroquerie », l’Italie est pratiquement bloquée. Grèves, manifestations, barrages des routes, des chemins de fer et des aéroports, se succèdent un peu partout. On se mobilise à Milan, Turin, Gênes, Porto Marghera, Rome, Naples, Salerne, Tarante, Brindisi et Palerme. À Milan, ils sont 50.000 dans la rue et, pour exprimer l’état d’âme des ouvriers à l’égard des sommets syndicaux, des pierres et des œufs pourris sont lancés contre le siège milanais de l’U.I.L. À Pozzuoli, les ouvriers, sans se poser trop de problèmes, entrent dans le siège de la C.I.S.L. et passent proprement un savon à quelque bonze imprudent.
La Ligurie est entièrement mobilisée : à Gênes la grève prévue de la sidérurgie se transforme en une imposante manifestation de plus de 20.000 travailleurs contre le gouvernement. Des démonstrations et des grèves de protestation ont lieu à San Margherita, à Savone, à Vado Ligure et à La Spezza. À Rome, une coordination de 70 Conseils d’usines mène la protestation en un cortège auquel participent plus de 20.000 personnes. La circulation est complètement bloquée dans la capitale et, si cela ne suffisait pas, les travailleurs des aéroports bloquent Fiumicino.
Dans le Piémont, la classe ouvrière retourne manifester dans les rues : à Orbassano, dans le Val de Suse, dans le Val Chissone, dans le Novarais, à Borgaro, à Borgomanero, à Ovado et à Casale, les travailleurs sont dans la rue. À Turin, les travailleurs de la Chimie, du Textile, de la Métallurgie et des chemins de fer sont en grève.
À Naples, les ouvriers de l’Italsisder forment un cortège qui, parti de l’usine, rassemble chemin faisant les cheminots et les autres métallurgistes de la zone. À l’autre bout de la ville, les travailleurs de la zone de Pomigliano ont bloqué l’autoroute avec des barrières de pneus enflammés.
Un compte-rendu détaillé de tous les épisodes de ces jours-ci est pratiquement impossible, vu que c’est toute la classe ouvrière italienne qui est en lutte, solidement unie au prolétariat des services publics, aux travailleurs de l’État et des institutions para-étatiques, aux chômeurs et aux étudiants.
Le 16 février, de nouveau, manifestations dans toute l’Italie : à Turin, Gênes, Trieste, Naples, Bari, Tarante, Palerme. À Bari, la gare est bloquée. À Tarante, nouvelle manifestation. On fait grève à Rivalta, à Mirafiori et à la Lancia de Chivasso. À Palerme, les travailleurs du Bâtiment s’affrontent à la police de Scalfaro, à qui les mains commencent évidemment à démanger. À Trieste, les ouvriers sifflent Liverani (U.I.L.) et réussissent à rendre la pareille à quelque égaré syndicaliste de profession.
Le 17, grève générale à Bologne, avec plus de 100.000 personnes dans la rue. À Naples, grève de quatre heures avec un cortège de 50.000 personnes. On fait grève en Calabre, en Ombrie, dans toute la Toscane et à Brescia. Le trafic ferroviaire est pratiquement bloqué dans toute la péninsule. Pour donner l’ampleur de la lutte prolétarienne, durant cette seule journée (qui est la quatrième de protestation de masse !), ce sont plus de 250.000 hommes et femmes qui défilent dans les rues et les places de notre pays.
Le 19, de nouveau, de nombreuses gares sont bloquées et des assemblées se tiennent dans toute l’Italie.
Dans les jours qui suivent, l’agitation ouvrière se poursuit dans les chemins de fer, qui sont en proie au désordre le plus complet. La bourgeoisie crie au scandale et Signorile (ex-représentant de la « gauche » socialiste, ex-adversaire de Craxi, et maintenant fidèle esclave de l’omnipotent secrétaire du P.S.I.), en brave ministre des Transports, rappelle les syndicats à l’« autoréglementation », alors que se répandent les demandes de limiter le droit de grève par voie législative. À Rome, la grève générale de la ville convoquée par 70 Conseils d’usines pour le mercredi 22 rencontre une adhésion massive : dans la rue, il y a nettement plus de cent mille personnes pour représenter le prolétariat de la capitale.
Nous sommes contraints d’interrompre ici cette chronique concise des luttes prolétariennes, non parce que celles-ci seraient conclue – au contraire, est en train de s’imposer à l’ordre du jour l’éventualité d’une grève générale (à laquelle ce n’est pas par hasard que s’opposent les militants du P.C.I. et de la C.G.I.L. eux-mêmes) – mais simplement parce que nous sommes en train d’écrire et que, nécessairement, nous devons mettre un point final, quand bien même arbitraire.
Comment réagit la classe politique italienne à ce qui est, indiscutablement, la plus grande démonstration de force et de détermination ouvrière et prolétaire qui ait eu lieu depuis de nombreuses années ? En premier lieu, elle en réduit les caractéristiques sociales à de simples manifestations du jeu interne au système des partis, en niant hypocritement que les partis eux-mêmes ont été mis le dos au mur par une riposte ouvrière certainement inattendue. Ainsi, le P.S.I. accuse le P.C.I. d’être derrière les grèves qualifiées de spontanées entre guillemets. Le P.C.I. promet une opposition très dure et, par la bouche de son Secrétaire politique lui-même, propose… un gouvernement « différent », pont vers une « alternative démocratique », qui, à son tour, devrait préparer la bénie alternative de gauche !
Dans le syndicat, c’est la guerre totale. Les échanges d’accusations réciproques s’accumulent de jour en jour : la plus redoutée est sûrement celle d’être influencé par les partis, et les principaux dirigeants des organisations syndicales se la lancent bruyamment les uns aux autres. Lama donne une mesquine interview dans laquelle, à la question de savoir si la C.G.I.L. aurait abandonné le réformisme, il répond significativement : « Mais le savent-ils ce qu’est un syndicat vraiment réformiste ?… Moi, le réformisme, je l’ai dans le sang ! ».
Du côté opposé, pour le nommer ainsi, Agnelli loue le gouvernement, qui « a été là où les autres n’avaient pas été en mesure d’aller », et De Mita, qui, bien que démo-chrétien est toujours très franc dans ses déclarations, tient un discours qui, commencé par « Permettez-moi cette petite revanche à l’égard du syndicat », poursuit sur des tons du genre des suivants : « Maintenant, vous devez reconnaître que la pantomime, créée en 1977, selon laquelle la négociation entre les parties pourrait remplacer la décision politique, a fait naufrage. »
C’est un spectacle inconvenant.
Alors que les rues sont pleines de gens qui protestent contre la énième escroquerie gouvernementale, partis et syndicats s’obstinent à réduire cet énorme fait social aux assommants mécanismes physiologiques d’aménagement du pouvoir politique bourgeois italien.
Au milieu de toute cette « bagarre » [en français dans le texte, NdT], où chacun trépigne et hurle pour feindre d’être surpris et triste de ce qui est arrivé, calme et imperturbable comme les lois d’airains de l’histoire, vendredi 17 février se réunit la Commission Istat sur l’échelle mobile, jusque-là en cavale, avec les épaules couvertes par le décret du « premier président du conseil socialiste ».
La chronique s’arrête ici.
La signification politique de la lutte de la classe ouvrière contre le gouvernement Craxi et son « décret-escroquerie ». Les perspectives pour l’organisation de classe.
L’accord du 22 janvier avait déjà suscité une forte opposition dans la classe ouvrière, en l’amenant à manifester ouvertement dans la rue son total désaccord à l’égard de l’entente gouvernement – syndicats – patronat. Les consultations effectuées dans les usines avaient ensuite démontré avec éclat l’hostilité des ouvriers à l’égard de la dangereuse logique corporatiste qui était à la base des négociations et de leur résultat. Inconscients de ce fait, méprisants des opinions des travailleurs, les sommets des organisations syndicales se sont de nouveau présentés face au gouvernement et aux patrons, en ce début d’année, bien disposés à poursuivre cette scélérate course au massacre des conquêtes ouvrières, qui caractérise désormais depuis quelques années de toute évidence la ligne de la C.G.I.L., de la C.I.S.L. et de l’U.I.L..
En effet, tout le déroulement de cette dernière négociation démontre amplement que même la composante du P.C.I. dans la C.G.I.L. était disposée à trouver une médiation avec le gouvernement et avec les patrons si elle ne s’était pas trouvée face à une volonté de lutte ouvrière impossible à récupérer. Si l’on n’était même pas encore convaincu de cela, la preuve a posteriori en est que tout la C.G.I.L. (y compris les « héroïques » Messieurs Lama, Trentin et Garavini) se rencontre avec le ministre-fiasco De Michelis pour résoudre ensemble la question du maintien des prix et des tarifs publics, en reconnaissant de fait le « décret-escroquerie » contre lequel, en paroles, elle s’est battue. À quoi sert-il, demandons-nous, de ne pas signer un accord lorsqu’ensuite on contribue à en mettre en application les éléments ?
Il est bien vrai, cependant, qu’une appréciation de ce genre peut s’avérer réductive si l’on ne prend pas en compte de plus près l’attitude du P.C.I.. Ce parti accepta l’accord du 22 janvier – qui, nous ne nous laisserons jamais de le répéter, est le précédent qui a préparé en tout et pour tout les derniers événements – pour de sales raisons de pouvoir relatives aux juntes locales et aux probables élections anticipées et, pour de toutes aussi sales raisons de pouvoir, il a décidé d’utiliser la lutte des ouvriers afin de piquer un peu Craxi et son gouvernement. L’année dernière, en effet, s’était à peine constitué le classique gouvernement de transition vers les élections anticipées dirigé par un Fanfani ressuscité, et il était absolument nécessaire au P.C.I. de maintenir de bonnes relations avec Craxi et se bande.
Dans une situation de rupture entre le P.C.I. et le P.S.I., avec quel courage Berlinguer aurait-il pu parler d’« alternative démocratique » ? En effet, le P.S.I. s’appuyait sur l’habituel chantage aux juntes locales, en menaçant de transformer une bonne partie de celles « de gauche » en juntes à cinq partis [P.S.I., D.C., P.R.I., P.S.D.I., P.L.I., NdT]. Pressé par ces exigences, le P.C.I. donna avec désinvolture son consentement à la trahison du 22 janvier, en réussissant même à la définir comme une « victoire ». Mais les dispositions des partis à la suite des élections, avec le gouvernement Craxi qui suivit, loin de représenter un « pont » vers la cooptation du P.C.I. dans le gouvernement, ont de plus en plus repoussées les révisionnistes dans les marges pour toutes les décisions importantes (politique économique, missiles, Liban), en les utilisant, au mieux, comme « esclaves idiots » en quelques sporadique occasion.
Pour ces raisons, en plus naturellement du fait du développement d’une mobilisation de masse dont il y a peu de précédents, le P.C.I. a décidé de s’investir dans la lutte prolétarienne. Pour cela, malgré que l’état d’âme des masses soit plus que clair, le P.C.I. avance des byzantines propositions de gouvernements « différents » en faisant de l’œil au gras éléphant Spadolini [président du Conseil précédent et dirigeant du P.R.I., NdT]. Le plus exemplaire de tout cela est sans aucun doute la manière par laquelle le P.C.I. a effrayé les autres partis bourgeois : seul notre parti, claironnent pompeusement les pompiers des Botteghe Oscure [la rue où se trouve le siège du P.C.I., NdT] peut garantir la paix sociale, seuls nous pouvons faire cesser les agitations ouvrières qui empêchent la ponctualité des trains et la production dans les usines.
L’objectif du P.C.I. n’est pas la défense des intérêts du prolétariat (combien de fois les révisionnistes ne les ont-ils pas vendus pour un plat de lentilles ?), mais bien la « paix sociale » avec Berlinguer au gouvernement !
Laissant de côté les interminables querelles qui occupent les partis bourgeois dans leurs risibles carrousels, c’est l’importante substance de fond de l’actuel affrontement social qui doit être saisie si l’on veut déterminer les perspectives possibles qui s’ouvrent pour le prolétariat dans cette importante, autant que critique, conjoncture.
De ce point de vue, l’appréciation générale que l’on doit donner de ce cycle de luttes est qu’il s’agit de la plus grande et de la plus consciente opposition de masse au projet réactionnaire bourgeois de gestion autoritaire de l’économie et, en général, de l’ensemble de la société.
Les clownesques tendances corporatistes exagérées qui sont depuis longtemps présentes dans le syndicat ne sont certainement pas un facteur isolé dans le cadre politique et social actuel : le néocontractualisme qui est agité comme une « découverte scientifique » par les sommets des organisations syndicales n’est que l’extrême rameau de la croissante sensibilité bourgeoise à l’appel de l’autorité, de la « décision » prise indépendamment du consensus social recherchable.
La lutte ouvrière de ces derniers jours a donc le mérite fondamental d’avoir fait tomber le voile qui recouvrait, avec l’hypocrite mise en scène du « pacte social », les choix de fond effectués par la bourgeoisie impérialiste italienne, en démontrant dans le même temps qu’il existe un vaste front de classe disposé à s’y opposer et à le combattre.
Il serait utile de consacrer quelques lignes à la question du « pacte social ». Notre Organisation, en frappant le 3 mai 1983 le professeur Gino Giugni, entendait attaquer l’un des artisans matériels de l’accord du 22 janvier, en s’insérant ainsi sur le terrain de la lutte d’avant-garde contre le projet réactionnaire que cette entente préfigurait. Dans le communiqué où étaient exposées les raisons et les implications de cette initiative politique combattante, nous affirmions, entre autre, que le « pacte social » sanctionné le 22 janvier permettait en réalité « le lancement des licenciements de masse, une gestion encore plus rigide du marché de la force de travail, la compression jusqu’à l’invraisemblable des dépenses sociales et des mécanismes de récupération de l’inflation ».
De même, nous mettions en garde ceux qui, ingénument, s’obstinaient à considérer ces accords comme un fait isolé, délié de la réponse plus générale que la bourgeoisie tentait et tente donner à la profonde crise économique, politique et sociale dans laquelle notre pays est désormais depuis longtemps plongé.
Les faits nous ont donné raison. Dans l’année qui s’est écoulée, des événements divers et significatifs ont confirmé notre point de vue. Du contrat des travailleurs de la Métallurgie aux décisions de la C.E.E. et du gouvernement sur les installations sidérurgiques, des augmentations continuelles des prix et des tarifs publics les plus importants aux lois des Finances qui réduisent sans pitié les fonds destinés aux dépenses sociales, il y a eu cette année une croissance continue de la pression gouvernementale et patronale sur les conditions matérielles d’existence du prolétariat.
La surdité et l’arrogance des dirigeants syndicaux à l’égard des ouvriers ont augmenté ; on a usé et abusé des décrets-loi pour frauder des plus diverses manières ceux qui vivent de leur propre travail ; le gouvernement Craxi s’est révélé pour ce qu’il est : un troupeau de voleurs au service des patrons, uniquement préocupé de favoriser la restructuration sauvage de l’appareil productif italien.
Tout cela, toute l’indignation et la volonté de lutte que ces graves épisodes ont engendré dans le prolétariat se sont concentrées dans le très fort mouvement de luttes ouvrières commencé en février, réduisant ainsi en miettes toute ultérieure velléité de mystification du conflit social. En quelques mots : la logique même qui était à la base des accords du 22 janvier a mené à la dissolution du « pacte social », qui s’est révélé une manœuvre de nette empreinte classiste et, malgré lui, une incitation au développement de la lutte entre les classes.
La lutte de masse contre la réédition du « pacte social » s’est cependant dirigée, non seulement contre le gouvernement, mais aussi contre les directions bureaucratiques et bourgeoises des syndicats. Ou mieux : le mouvement ouvrier, pour pouvoir réellement lutter contre le gouvernement et les patrons, devrait nécessairement se débarrasser de la nauséabonde tutelle des sommets des Confédérations. Le déroulement de la négociation a confirmé une fois de plus ce que les ouvriers savaient déjà depuis longtemps : que les directions des syndicats sont des structures aux mains des partis et qu’elles fonctionnent comme purs instrument de contrôle et d’embobinement des masses. Les événements mêmes de ces dernières semaines témoignent amplement qu’une dure lutte des travailleurs contre les gouvernements bourgeois n’est pas possible sans qu’ils ne se libèrent pas dans le même temps des instruments de contrôle que la bourgeoisie exhibe jusque dans le mouvement ouvrier.
Comment ne pas voir, en effet, l’énorme explosion d’énergies prolétariennes que la « rupture syndicale » a permise ? Comment nier que le désaveu des actes du syndicat, loin de consciente, s’est transformé en un puissant facteur de mobilisation de masse ?
En vérité, la « rupture syndicale » n’est que la manifestation la plus apparente des contradictions que la lutte ouvrière a créé dans ces institutions bourgeoises que sont, pris dans leur ensemble, les syndicats. La division des sommets confédéraux, en ce qu’elle entame l’unité et la solidité de ces instruments de contrôle des masses, représente un succèes pour la lutte de classe prolétarienne.
Même en ne considérant que certains des traits caractéristiques du mouvement ouvrier de ces dernières semaines, on doit reconnaître que la profonde opposition exprimée par la classe ouvrière au gouvernement et à son « décret-escroquerie » avait comme condition incontournable le désaveu radical des actes du syndicat et une clarification militante sur la substance de l’unité de classe.
Comme chacun peut le voir, nous sommes en présence d’une mobilisation réellement de masse, exceptionnellement durable et consciente, en mesure de se doter de l’organisation nécessaire et de pratiquer des formes de lutte – blocage des gares, des aéroports, cortèges internes avec « coups de balai », savons à des syndicalistes mal vus, etc. -, capable, enfin, de faire fonction de pivot pour la lutte de tout le prolétariat, unissant en un front compact les travailleurs des services publiques, du commerce, les fonctionnaires, les chômeurs et les étudiants. Soyons sérieux : quand Lama, Cartini et Benvenuto [respectivement dirigeants de la C.G.I.L., de la C.I.S.L. et que l’U.I.L., NdT] ont-ils jamais permis un tel mouvement ? Le maximum que depuis toujours ils concèdent aux ouvriers est de faire des « manifestations très ordonnées », qui se concluent immanquablement sous la tribune du pompier de service.
Pour conclure, le débat sur la soi-disant « unité syndicale » qui se déroule dans le cadre dirigeant des trois Confédérations est très significatif (et serait aussi très divertissant, s’il ne s’agissait d’une question très serieuse pour le prolétariat). On y parle excessivement sur l’unité, on y estime nécessaire de reconstruire une fédération unitaire, fut-elle modifiée. Mais, de quelle fédération s’agit-il ? Quelle unité veut-on reconstruire ? En toute clarté, l’unité que Lama, Cartini et Benvenuto recherchent est celle qui leur permette de nouveau de contrôler la classe ouvrière, est celle qui leur permettra de continuer à offrir leurs services aux secrétaires des partis dans lesquelles ils militent, est celle qui leur permet déjà, malgré toute la farce mise en scène, de siéger ensemble devant le ministre-fiasco De Michelis pour se mettre d’accord sur l’application du « décret-escroquerie » gouvernemental.
L’irrésistible besoin d’unité qui croît et s’affirme dans la classe ouvrière est une chose absolument différente et opposée à cette haleine fétide qui se répand depuis les palais romains jusqu’aux usines. L’unité des directions syndicales doit être combattue par la classe ouvrière, tandis qu’il faut, au contraire, résolument développer la solidarité de classe existant dans les usines et dans les lieux de travail, l’unité qui se fonde sur la volonté de lutte contre le gouvernement et les patrons. Cette unité est la seule qui soit vraiment en mesure de représenter les exigences et les opinions des travailleurs.
La question que chaque avant-garde de classe est en train de se poser, l’interrogation que chaque ouvrier et prolétaire qui participe de manière conséquent au mouvement de cette dernière semaine trouve face à lui est : quelles perspectives s’ouvrent au mouvement ouvrier italien ? Quels objectifs, organisationnels et politiques, doivent être posés à l’ordre du jour du prolétariat conscient ? Avant tout, tout triomphalisme de manière doit être banni de la sérieuse discussion qui est en train de se mener dans le mouvement de classe. La route à parcourir est encore très longue et, de plus, les institutions bourgeoises (du gouvernement aux structures dirigeantes des syndicats) travaillent à plein régime pour briser la vague puissante de la lutte de masse, avec l’objectif précis de la réduire aux termes d’une manifestation physologique du système des partis bourgeois. Mais les luttes de la classe ouvrière qui se sont développées en ce début d’année permettent certainement de mettre à l’ordre du jour quelque objectifs politiques et organisationnels valides pour tout le prolétariat italien et, en premier lieu, pour le prolétariat d’usine.
Une des raisons principales du développement de la lutte ouvrière a été, comme nous avons cherché à l’expliquer jusqu’ici, la capacité du prolétariat d’usine à rejeter l’hypothèque syndicale, et avec elle l’ensemble de la logique autoritaire et corporative qui est à la base du soi-disant « pacte social » sanctionné le 22 janvier 1983. Cet énorme fait politique a ou un pendant organisationnel précis dans les usines et dans les lieux de travail, en contribuant à faire croître parmi les ouvriers et les prolétaires la conscience de la nécessité d’une organisation de masse réelle, soustraite à l’influence bureaucratique et conciliatrice des sommets des confédérations.
Des coordinations d’usines en dehors des Conseils unitaires de zone se sont créées, des centaines et des centaines de Conseils d’usines se sont réunis, en assumant directement la responsabilité des décisions importantes comme la convocation des grèves générales de villes. La discussion ouvrière, depuis longtemps contrainte à une existence souterraine par le despotisme patronal et par la répugnante servilité syndicale, s’est remise on route. Le prolétariat a retrouvé la confiance dans l’engagement militant et non épisodique, le seul qui garantisse d’atteindre des objectifs politiques importants.
On ne doit pas laisser tomber cette poussée à l’organisation de classe : l’indication générale, valide pour tout le prolétariat, est alors de consolider les formes d’organisation nées de la lutte prolétarienne, de consolider ces liens de solidarité de classe qui se sont développés en opposition à l’orientation bureaucratique et conciliatrice du syndicat. Chaque avant-garde de lutte, chaque ouvrier et prolétaire conséquent doit s’engager dans ce travail, doit dépenser toute son énergie dans l’extension de l’unité de la classe sur des bases organisationnelles réellement capables de représenter les intérêts des travailleurs. Lutte – organisation – lutte est le principe que nous devons maintenir constamment !
La lutte de classe produit l’organisation et celle-ci, à son tour, est un puissant moyen de développement d’une nouvelle lutte, parce qu’elle concentre des énergies et les réutilise de manière consciente dans le scénario social. Mais c’est l’existence d’objectifs réels, d’objectifs politiques communs à toute la classe travailleuse, qui garantit le déroulement positif de ce processus essentiel. Si l’on considère les caractéristique principales des luttes ouvrières dont on s’occupe dans cette brochure, leur ampleur et leur force sont directement proportionnelles au contenu politique qui en est à la base.
L’opposition générale à la manœuvre de politique économique du gouvernement se diffuse dans chaque lieu de travail, dans chaque usine, dans les rues et sur les places d’Italie. Elle seule est en mesure de dépasser les intérêts sectoriels de chaque usine, en brisant la logique infernale qui veut que le mouvement du prolétariat soit fractionné en mille rigoles, incapables de s’opposer efficacement à une bourgeoisie forte de la restructuration sauvage qui est passée dans l’usine et d’une armée industrielle de réserve accrue et qui a besoin de vendre se propre force de travail. Il ne fait pas de doute que la classe ouvrière italienne a subi une attaque extrêmement lourde du patronat et des ses serviables gouvernements. Dans ces dernières années, le mouvement ouvrier a été progressivement poussé sur la défensive, et nombre de ses principales conquêtes se sont dissoutes l’une après l’autre, comme pour démontrer que dans la lutte de classe rien ne peut être donné pour acquis et définitif.
Les usines, martyrisées par le développement des techniques capitalistes d’exploitation et par la restructuration technologique, ont connu une expulsion massive de travailleurs, perdant leur liaisons et se repliant dans la recherche de solutions individuelles à chaque problème spécifique.
Le dernier cycle de lutte confirme qu’aujourd’hui, plus encore qu’au cours des années passées, c’est justement la dimension politique de la lutte de classe qui permet au prolétariat de s’opposer avec succès à des gouvernements et à un patronat de plus en plus déterminés dans leurs choix réactionnaires et antiprolétairiens. La lutte politique du prolétariat, la mobilisation de masse autour d’un programme politique précis représentent la direction juste à prendre pour le mouvement de classe dans notre pays.
Dans ce sens, une indication politique générale, valide pour tout le prolétariat, est d’étendre la mobilisation de masse et d’avant-garde sur ce mot d’ordre : Non au « décret-escroquerie » et à la politique économique du gouvernement Craxi ! C’est ce mot d’ordre qui a guidé le puissant cycle de luttes ouvrières et prolétaires commencé en février. Sur ces objectifs politiques, la classe ouvrière a retrouvé une unité réelle et militante en mesure d’outrepasser les étroites limites de chaque usine.
Le cadre des problèmes que ce cycle de luttes a posé à l’attention générale des avant-gardes de classe ne serait pas complet sans un examen des possibles déviations dont le mouvement ouvrier est susceptible de pâtir dans la complexe situation actuelle. En principe, il y a deux dangers à prendre en compte avec la considération voulue : le danger de l’opportunisme et de l’hégémonie de droite sur la classe ouvrière et ses luttes ; celui d’une déviation de nature extrémiste et petite-bourgeoise, incapable de considérer comme il le faut l’importance de la question de l’unité de classe. Des deux, le premier danger est sûrement le plus évident et le plus actuel. Il doit donc être combattu avec une plus grande énergie.
Nous nous sommes longuement arrêtés sur les positions du P.C.I. et de la C.G.I.L., certainement pas par cajolerie « antirévisionniste », mais justement parce qu’un des plus gros équivoques des ces derniers jours porte sur le rôle réellement joué par les syndicalistes du P.C.I. et par leur parti dans les événements en cours. Il faut combattre et démasquer de toutes nos forces la position philistine qui voudrait que Lame, Trentin et Garavini soient les « portes-drapeaux » de la protestation prolétaire.
En réalité, et nous croyons avoir fourni à tous suffisamment d’éléments de jugement à ce propos, le P.C.I. et ses syndicalistes sont montés en croupe du cheval prolétaire parce qu’ils ont très bien compris qu’on ne pouvait plus lui mettre les brides. Ils ont appuyé, jusqu’à un certain point, la protestation ouvrière pour pouvoir ainsi mieux la canaliser dans le soi-disant « lit institutionnel ». Oui, nous, Brigades rouges, nous accusons publiquement le P.C.I. d’avoir chevauché les luttes de la classe ouvrière et, pour confirmer ce que nous disons, nous énumérons – parmi tant d’autres – trois faits précis :
1. Alors que les rues d’Italie étaient pleines d’ouvriers qui protestaient contre les choix d’un gouvernement bourgeois, Berlinguer propose un gouvernement « différent », à constituer probablement avec Spadolini, Craxi et quelque « technicien » ramassé dans les pires repaires bourgeois
2. Trentin siège tranquillement devant le ministre-fiasco De Michelis pour appliquer de concert le « décret-escroquerie » ;
3. Les syndicalistes du P.C.I. s’opposent et boycottent sans pudeur la proposition d’une grève générale contre le gouvernement.
Qui est-ce qui chevauche les luttes des ouvriers ? Qui instrumentalise les opinions des travailleurs ? Nous croyons, à ce point, que la réponse est établie.
Dans le mouvement ouvrier doit alors être menée une dure lutte contre toutes les tendances de droite, qui convergent toutes dans la volonté de canaliser sous la direction des militants du P.C.I. dans la C.G.I.L., l’opposition antigouvernementale consciente et radicale exprimée par la classe ouvrière. C’est une lutte qui doit être menée avec décision, et qui ne doit pas épargner toutes ces forces qui, comme Democrazia Proletaria et la soi-disant « gauche syndicale », prisonnières d’une logique très voisine du minoritarisme groupusculaire, se fixent comme unique objectif d’exploiter les explosions de colère prolétaire pour gagner un siège en plus au Parlement ou à la direction confédérale.
D’un autre côté, toutes les attitudes extrémistes sont également dangereuses – même si elles le sont beaucoup moins que les tendances de droite – qui, pour critiquer le syndicat et le P.C.I., finissent par perdre de vue la question de l’unité de classe et les grands problèmes du mouvement ouvrier italien. L’existence de telles positions est peut-être un produit nécessaire et, et à sa manière, inconscient de la lourde influence révisionniste qui, depuis des années, s’exerce sur les luttes de la classe ouvrière. Mais cela n’ôte pas que la maturité des avants-gardes de classe ne se mesure pas seulement sur le plan de leur engagement anti-opportuniste et antirévisionniste, mais aussi et surtout sur la capacité de prendre clairement en compte l’intérêt général du prolétariat dans la dynamique globale de l’affrontement social.
Les perspectives pour l’organisation de classe sont donc positives. La lutte politique de la classe ouvrière contre le gouvernement Craxi et son « décret-escroquerie » a réouvert de remarquables espaces au travail des avant-gardes ouvrières et prolétaires dans le mouvement antagoniste.
Consolider les formes d’organisation réelles et de masse nées de la lutte prolétarienne en opposition à l’orientation bureaucratique et conciliatrice du syndicat. Étendre la mobilisation de masse et d’avant-garde pour lutter contre le « décret-escroquerie » et la politique économique du gouvernement Craxi. Ce sont là les tâches politiques que les avant-gardes de classe doivent se fixer. Voilà la perspective concrète pour le mouvement ouvrier italien !
La situation politique générale italienne et les tâches du prolétariat.
1. Aperçus sur la crise capitaliste actuelle.
Depuis plus d’une décennie persiste dans le monde capitaliste la plus profonde crise économique que les sociétés aient connu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. De brefs et éphémères interludes d’expansion n’ont pas rompu la substantielle unité de fond d’une période historique marquée par la crise générale du mode de production capitaliste : la crise des formes d’accumulation assumées par le capital à une échelle internationale au cours des quarante dernières années a investi, même avec des intensités différentes, chaque secteur productif et chaque pays. Les effets de cette crise se sont manifestés dans les plus différents domaines de la société : de la sphère politique à la sphère militaire, de l’idéologie à la religion, chaque terrain a considérablement ressenti des contradictions qui se sont ouvertes dans la base économique, chaque activité d’une quelconque importance sociale a dû se mesurer avec les étroites restreintes de mouvement établies par la récession généralisée de la production capitaliste.
Bien sûr, des crises de ces proportions ont déjà été dépassées par le capitalisme. Mais elles l’ont été au prix d’énormes destructions de forces productives sociales, de grandes répartitions de marchés nationaux et de sauts effrayants dans le processus de développement de la concentration et de la centralisation du capital. Dans l’histoire, telle qu’elle s’est réellement déroulée, le moment décisif, le lieu concret où s’est condensée la poussée objective et propre au mode de production capitaliste à surmonter les contradictions (en les déplaçant, pour ainsi dire, plus loin) est constitué par la guerre directe entre les impérialismes, qui a permis et permet encore de bouleverser complètement l’ordre économique, politique et social précédant en jetant dans le même temps les bases structurelles d’un nouveau cycle d’expansion.
La guerre impérialiste est, naturellement, le résultat matériel qui jaillit de la rencontre contemporaine de nombreux intérêts et de nombreuses tendances, contingentes et nécessaires.
Les grands groupes monopolistes et financiers, dans leur compétition, pèsent sur les États nationaux pour influencer de manière décisive les choix gouvernementales et trouvent souffle et nouvelles perspectives dans la production des armements, en se liant étroitement aux castes militaires. Les classes politiques se font progressivement sensibles à ces appels, en développant leurs activités en direction d’une plus grande agressivité, tant sur le terrain intérieur que sur le terrain extérieur. Il se crée un climat idéologique et culturel empreint de chauvinisme, de culte du militarisme et de l’emploi résolu de la force. La crise morale de la société bourgeoise atteint ses pointes les plus avancées.
Tous ces éléments, qui se superposent entre eux en s’influençant réciproquement, concourent à déterminer la situation dans laquelle, occasionnellement, se produit le casus belli. Mais ce dernier, justement, n’est pas seulement l’accident inévitable qui permet le bouleversement total des contradictions sociales qu’ils contiennent. En somme, à la base de la compétition entre les nations, se trouve le contenu antagoniste des relations sociales capitalistes ; c’est la crise générale du mode de production capitaliste que engendre la guerre.
Les principales caractéristiques du scénario international actuel confirment ce point de vue. La restructuration générale des économies des pays capitalistes avancés s’accompagne d’une nette définition dans un sens agressif et réactionnaire des orientations politiques de la bourgeoisie. Les millions de licenciements, le développement de la technologie et l’intensification de l’exploitation marchent du même pas que les choix politiques de plus en plus dangereux, avec des confrontations militaires répétées dans diverses régions du globe qui rapprochent peu à peu l’affrontement direct entre impérialismes. La politique économique et la politique extérieure des U.S.A. de Reagan ne sont, de ce point de vue, que le côté le plus évident d’un processus global qui, sous des formes spécifiques et conformes aux situations nationales particulières, intéresse tout le monde capitaliste avancé.
C’est donc de ces tendances globales qu’il faut tenir compte si l’on veut commencer un quelconque discours sur la situation politique générale italienne.
2. La situation italienne.
La grande bourgeoisie de notre pays, la bourgeoisie impérialiste de chez nous, est désormais consciente depuis longtemps de la nécessité d’imprimer de très grands tournants au cours général de la société italienne. C’est là un besoin que la classe dominante commence à ressentir très profondément suite des luttes ouvrières et prolétaires de 68/69, et qui croît et se renforce dans la conscience bourgeoise au cours des années 70, qui sont marquées par l’approfondissement de la crise du modèle de développement économique spécifiquement italien et par le surgissement contemporain d’un puissant mouvement prolétarien, dont la pointe la plus avancée est constituée par l’existence d’un véritable mouvement révolutionnaire armé. L’Italie perd alors à vue d’œil la position internationale qu’elle s’était laborieusement reconquise dans l’immédiat après-guerre : dans un monde profondément marqué par le bipolarisme U.S.A.-U.R.S.S. et, dans le camp occidental, par les soi-disant « locomotives » (U.S.A. et R.F.A.) ; l’instable réalité de notre pays se trouve irrésistiblement repoussée aux marges du cercle des décisions stratégiques et d’un déjà difficile développement économique.
La possibilité d’invertir cette tendance s’avère fondamentalement impraticable, pour la bourgeoisie, durant tout le cours des années 70 : la faiblesse intrinsèque de l’économie italienne (plus que les autres sujettes aux fluctuations des cycles internationaux) et un cadre politique qui par la force des choses et du temps est invariablement fractionné et instable, ne permettent pas de réponses d’une certaine généralité 14 à une situation sociale ressentie comme très dangereuse par les classes dirigeantes. L’unique tentative sérieuse de résoudre la « question italienne », celle de la cooptation du P.C.I. dans la majorité gouvernementale avec la fonction do contrôler les masses, sort de l’Histoire en même temps que son principal idéologue et artisan : entre le 16 mars et le 9 mai 1978, les Brigades Rouges capturent et exécutent Aldo Moro, assénant ainsi le coup politique décisif à ce projet totalisant de fermeture des espaces d’opposition sociale qui avait déjà suscité un ample mouvement de protestation prolétarienne, qui culmina dans les luttes de masses de 1977.
Toutefois, l’aggravation progressive de la crise économique nationale et internationale et la détérioration des relations entre les États au niveau mondial engendrent dans la bourgeoisie italienne une intolérance de plus en plus accentuée à l’égard d’une situation dans laquelle les rapports de force globaux entre les classes ne permettent pas une gestion de la société, et en premier lieu de l’économie, qui convienne aux règles rigides imposées par la crise capitaliste. Cependant, toute une série d’expériences économiques, politiques, répressives, accumulées jusque là de manière fragmentaire ou épisodique, subissent, au début des années 80, une sensible accélération, déterminant ainsi une réunification objective et générale des plus importants secteurs bourgeois sur des lignes de politique intérieure et extérieure purement réactionnaires et antiprolétariennes.
Les forces révolutionnaires, et surtout les organisations communistes combattantes, se présentent impréparées à ce crucial rendez-vous ; le début des années 80 les trouve fondamentalement incapables d’accomplir le saut de la jeunesse à la maturité politique, et toutes les contradictions théoriques et pratiques irrésolues durant toute une phase exploseront de manière destructrice.
La Fiat de Giovanni Agnelli, comme d’habitude, donne le la aux chatouillements de revanche patronales en distribuant 24.000 lettres de licenciements (préparés par les désormais fameux 61 licenciements politiques de 1979) aux ouvriers de l’entreprise turinoise. C’est le début d’une brusque accélération dans le processus, commencé depuis longtemps, de la restructuration industrielle. Tout le capital italien, privé et d’État, s’engage dans une entreprise – qui n’est pas encore conclue – dont l’objectif est un énorme saut de composition organique et dont la condition est représenté, en termes pratiques, par des centaines de milliers de licenciements et par l’emploi massif de la caisse de chômage, par la mutation totale de l’organisation du travail dans l’usine afin d’augrnenter démesurément l’exploitation.
Sur le terrain politique, traditionnellement somnolent, certaines choses sont sensiblement modifiées : le P.S.I. de Bettino Craxi, parvenu à la fin du processus de libération du populisme nennien et demartinien [du nom de deux dirigeants socialistes « historiques », Nenni et De Martini, NdT] se révèle être un agile et moderne parti bourgeois, enclin à épouser certaines des orientations politiques prévalant dans la grande bourgeoisie. Giovanni Spadolini, dans le P.R.I., développe de manière explicite et désinvolte les bases réactionnaires du lamalfisme [du nom de La Malfa, président du P.R.I, NdT], en se proposant comme alter ego chez nous de Reagan et Thatcher. La D.C., après un interminable travail d’accouchement qui dure à partir du 16 mars 1978, trouve une très fragile et très relative unité sous la direction de De Mita, qui la rive avec une inopinée décision au char des grands groupes monopolistes financiers.
Du côté – si l’on peut dire ! – les révisionnistes perdent toute perspective d’engagement gouvernemental, en se limitant à une hypocrite proposition, l’« alternative démocratique », qui ne les empêchera de toutes manières pas de se rendre disponibles à un quelconque compromis pour obtenir quelques torchons de ministère. En bref, un cadre politique se compose qui, même dans les soubresauts propres à une classe politique escroc, privée du soi-disant « sens de l’État » et disposée à toutes sortes d’intrigues pour se taquiner en son sein, permet d’opérer des tournants importants et qui ne peuvent plus être différés sur le terrain politique et d’imposer à l’ordre du jour des questions du genre de la réforme des Institutions, de la réduction du coût du travail à travers une nette réduction de l’échelle mobile, de la réforme structurelle du salaire, de l’installation des missiles nucléaires de l’O.T.A.N. sur notre territoire et de l’engagement dans deux missions militaires au Moyen Orient hors de l’égide de l’O.N.U.
L’accélération du mouvement de la sphère économique et politique permet de graduels aménagements dans uns sens réactionnaire sur les terrains les plus divers des relations sociales. Sous la direction de Lagorio au ministère de la Défense, commence une aussi grotesque qu’éloquente revalorisation des militaires, et en premier lieu des Carabiniers. Forlani (qui était alors Président du Conseil) en vient à définir les Carabiniers comme « la meilleure partie de la nation », admettant ainsi implicitement que l’Italie est une République fondée… sur les flics ! À quoi sert toute cette fanfare, à quoi servent les Dalla Chiesa, les Cappuzzo et maintenant les Angioni [hauts responsables d’État major italiens, NdT] est vite dit : L’Italie est en train de se conquérir « un nouveau rôle dans l’O.T.A.N. et en Méditerranée » au prix d’un protagonisme scélérat dans les milieux atlantiques, d’énormes augmentations des dépenses militaires et d’une politique extérieure indécemment soumise aux volontés des U.S.A.
Le monde de la soi-disant « culture », comme de bien entendu, se fait rapidement l’interprète du nouveau cours des choses, abandonnant joyeusement en bloc jusqu’aux derniers souvenirs de positions pseudo-marxistes déjà ambiguës. De misérables « parcours intellectuels » s’achèvent ; la énième, lassante « crise du marxisme » explose ; l’ensemble de l’intelligentzia professionnelle italienne est envahie d’un sincère frisson réactionnaire et individualiste. L’intérêt des moyens de communication de masse suit, docile, la même parabole. Wojtyla, le pape de l’ O.T.A.N., offre au monde quelques-unes des plus remarquables mises en scène en matière de religion : s’employant tout entier à piétiner continuelIement sur les durillons de Jaruzelsky, le « successeur de Pierre » ne dédaigne pas avoir pour hôte à son couronnement le général Videla, assassin de dizaines de milliers d’Argentins et, lors d’un voyage resté tristement fameux, serre chaleureusement les mains des cruels tyrans d’Amérique Centrale, en réprimandant en même temps le sentiment démocratique populaire nicaraguayen.
Sur le front de la répression interne, les flics et les magistrats ne perdent pas de temps : les « repentis », c’est-à-dire les traîtres soudoyés, permettent des campagnes d’arrestations de masse qui, en peu plus de deux ans, mèneront en prison quelques milliers de militants communistes et d’avant-gardes prolétaires. 1982 marquera aussi le début de l’usage systématique et programmé de la torture dans les interrogatoires de police, tandis que dans les prisons de haute sécurité est appliqué le tristement célèbre article 90. Cet énorme « nettoyage », entre autres choses, bouleverse complètement la composition du droit pénal italien, en le modifiant structurellement dans un sens de corruption et, à priori, punitif.
Bien entendu, il ne s’agit pas ici d’un mouvement unique et concerté jusque dans ses plus infimes détails par quelque « intelligence supérieure ». En réalité, ces modifications critiques de la société italienne n’interviennent pas de manière plane et linéaire, mais résultent de l’affrontement et du croisement d’intérêts multiples, capables de trouver de temps en temps des points de convergence concrète et, par conséquent, médiée. De plus, tout cela se trouve brisé, interrompu, proportionné et confronté à l’existence d’un fort mouvement prolétarien qui, malgré les défaites subies et les cages qui lui sont imposées par les représentations institutionnelles, n’a pas l’intention de courber l’échine face à l’arrogance bourgeoise retrouvée.
Il en résulte donc un processus fortement contradictoire, intimement marqué par les particularités italiennes et, surtout, à l’issue incertaine. En substance, le mouvement global d’une société est toujours et de toute façon déterminé par la lutte de classe : par la lutte entre les différentes fractions d’une même classe et, avant tout, par la lutte entre les deux principales classes en lesquelles se divise la société elle-même. Mais, perdre de vue le sens concret d’une telle, fondamentale, assertion mène tout droit sur le terrain d’une conception métaphysique et, en soi. réactionnaire de la réalité.
Mais cela n’ôte pas que, une fois établie l’importance de l’étude des particularités d’un phénomène, c’est la subtance générale qui doit être extraite par l’analyse, même détaillée, de la réalité actuelle de notre pays. Et, de ce point de vue, on doit reconnaître que le mouvement général de la société italienne dans ses diverses composantes, est de plus en plus influencé par la tranchante logique de la crise capitaliste et par les directives bellicistes de l’impérialisme nord-américain.
3. Le gouvernement Craxi.
Donc, la politique économique, la politique intérieure et la politique extérieure de la bourgeoisie italienne, évoluent de manière prononcée dans un sens réactionnaire et antiprolétarien. Comme nous l’avons vu, il s’agit de la vérification nationale d’un mouvement bien plus général, qui trouve ses ultimes motivations dans les caractéristiques profondes de la crise capitaliste actuelle. Ceci étant établi, il est nécessaire de descendre sur le terrain des événements concrets si l’on veut concrètement déterminer le terrain d’affrontement obligé entre la bourgeoisie et le prolétariat dans cette conjoncture. Et, en ce sens, il sera utile de s’interroger sur la nature du gouvernement Craxi, en prenant en compte les continuités et les innovations que l’on peut trouver dans l’activité de l’Exécutif.
Au lendemain des élections du 26 juin 1983 [qui virent l’« effondrement historique » de la D.C., NdT], les partis de l’unique majorité parlementaire crédible, celle du soi-disant « pentapartito » (le parti à cinq : P.S.I., D.C., P.S.D.I., P.R.I., P.L.I., NdT], se trouvent face à de très sérieux problèmes : la retentissante défaite de la D.C. de De Mita faisait indiscutablement exclure une candidature démochrétienne à la Présidence du Conseil sur un programme explicitement conservateur. Toutefois, la question du coût du travail et celle des missiles nucléaires représentaient un goulot que devait obligatoirement passer quiconque aspirait au fauteuil du Palais Chigi. De plus, le prochain gouvernement aurait dû s’occuper de la « réforme des Institutions », du « réassainissement » global de l’économie, de la « moralisation » de la vie publique.
En substance, tous les partis de la majorité présomptive était, plus ou moins selon les uns ou les autres, parfaitement conscients du fait que certaines décisions importantes ne pouvaient plus être différés, sous peine d’une crise de gestion du délicat processus d’alignement de la société italienne sur les niveaux économiques et politiques établis par la crise capitaliste internationale. Surtout, les questions de politique économique et celle des missiles laissaient supposer une forte opposition prolétaire et populaire, assignant ainsi préalablement au futur gouvernement – au lieu d’une relative recherche d’un relatif consensus – une période d’affrontement social âpre et ouvert.
De nombreuses exigences, différentes entre elles et parfois opposées, convergent alors sur la désignation de Craxi. La D.C., occupée à lécher ses blessures, choisit d’user l’image du secrétaire du P.S.I. dans une aventure gouvernementale avec de maigres perspectives de consensus populaire. Dans le même temps, dans le parti de majorité relative, on espère que la direction socialiste du gouvernement pourra ramollir l’opposition du P.C.I., et par contre-coup la beaucoup plus redoutée opposition de classe. Craxi, quoiqu’avec quelque perplexité, ne peut pas ne pas accepter la charge : il travaille depuis 1976 à s’asseoir au Palais Chigi, en créant à ses arrières, avec les pires méthodes de gangster, une clique de délinquants professionnels qui cherche à devenir « le parti du Président ». Le premier fauteuil du gouvernement, ensuite, serait l’occasion d’agiter avec plus de force l’idée de « réforme des Institutions », qui est le véritable cheval de bataille de Bettino Craxi, la proposition politique qui met le mieux en évidence l’autoritarisme désinvolte qui caractérise la pensée et l’œuvre du secrétaire du P.S.I.
En tout cas, Craxi-Premier-Ministre ne concède rien aux trouillardes espérances des révisionnistes du P.C.I. : l’« alternative » de Berlinger sort une fois de plus battue du jeu post-électoral. En réalité, à part quelque rare sympathie glanée ici et là, la grande bourgeoisie italienne ne considère pas comme crédible ce bloc de classes moyennes d’inspiration moraliste que représenterait l’« alternative démocratique » des frustrés des Botteghe Oscure [la rue où se trouve le siège du P.C.I., NdT]. C’est de tout autre chose qu’a besoin, sur le terrain politique, un capitalisme qui a redécouvert le goût de licencier, de commander à la baguette dans l’usine et, regarde un peu, de produire des armes pour les militaires, mais plus pour rigoler.
La bourgeoisie, donc, a besoin justement d’un gouvernement fondé sur un programme comme celui que s’engage à respecter le « premier président du Conseil socialiste ». Réduction des dépenses sociales, réduction de l’échelle mobile, missiles à Comiso, troupes à Beyrouth. Le tout complété par une « réforme des Institutions » dont le véritable objectif est d’éloigner encore plus le travail des gouvernements du contrôle parlementaire. Voilà le programme du gouvernement Craxi, voilà clarifiée la nature de l’actuelle coalition gouvernementale !
Le programme du gouvernement Craxi est sans aucun doute la carte de visite la plus limpide, le témoignage le plus éloquent du projet réactionnaire et autoritaire qui fait son chemin à pas de géant dans les rangs bourgeois. Comme prévu par les accords stipulés au niveau de l’O.T.A.N., les missiles seront installés à Comiso indépendamment de l’opposition extrêmement répandue dans toutes les couches sociales. Comme il en a été décidé avec Reagan, les troupes italiennes resteront à Beyrouth, complices du fasciste Gemayel et des jeux stratégiques des U.S.A. et des sionistes. Si l’on ne réussit pas à mettre en scène avec un dénouement heureux une autre pantomime du genre de celle qui a mené à l’accord du 22 janvier, il y aura une initiative de l’Exécutif afin de réduire d’autorité le salaire ouvrier.
De toute manière, on se garantira la manœuvrabilité du Parlement pour faire passer des rafales de décret-lois, d’amnisties pour les spéculateurs immobiliers et les piduistes [les membres de la confrérie maçonnique secrète P2, véritable centre des principales conspirations putschistes ouvertes ou rampantes des quinzes dernières années, NdT], et des effrayantes réductions du côté des dépenses sociales.
Ce programme est mis au point par les cinq secrétaires des partis de la majorité, et il reflète en tout et pour tout les indications de De Mita et Spadolini [respectivement secrétaires généraux de la D.C. et du P.R.I., NdT], sera mis en application.
En définitive, le gouvernement Craxi, indépendamment des alchimies politiques qui sont à la base de sa constitution, est avant tout un gouvernement basé sur des objectifs nettement antiprolétariens et à atteindre de toutes les manières, même en faisant usage de l’autorité. Ce gouvernement, en bref, marque un pas en avant décisif dans la redéfinition globale de la société Italienne dans un sens réactionnaire.
4. Deux grands mouvements de masse dans notre pays.
La force et la conscience de classe du prolétariat italien constitue depuis toujours une des caractéristiques principales et particulières du cadre politico-social de notre pays. Ainsi, aujourd’hui encore, l’évolution réactionnaire que la bourgeoisie tente d’imprimer à l’ensemble de la société est considérablement enrayée par l’existence d’une large opposition de classe, qui se manifeste de manière organisée sur le terrain de la politique économique et sur celui du réarmement et de la tendance à la guerre.
Deux grands mouvements de masse sont nés en Italie en opposition aux choix économiques et politiques de la bourgeoisie. Malgré que le gouvernement, les partis et les patrons s’efforcent de cacher cette réalité à travers la désinformation et la mystification opérés par les moyens de communication de masse, c’est un fait établi irréfutable que le mouvement contre la guerre et le réarmement et celui d’opposition à la politique économique du gouvernement représentent le plus sérieux obstacle aux manœuvres anti-prolétariennes et bellicistes de la classe au pouvoir.
En effet, ces deux mouvements, qui luttent apparemment séparés, combattent en réalité le même ennemi : le capitalisme de la crise, la bourgeoisie agressive sur le plan intérieur. Il y a une relation nécessaire entre le crise économique, la détérioration des relations internationales et la course au réarmement : il existe donc une unité dialectique et objective entre les luttes de la classe ouvrière et celle du mouvement contre la guerre.
La manifestation qui s’est tenue à Rome le 22 octobre 1983 n’est que l’aspect le plus évident d’une mobilisation prolongée et de masse qui engage désormais depuis de nombreux mois des milliers de prolétaires contre la course au réarmement et à la guerre impérialiste. Les luttes ouvrières commencées en février ont fait voler en éclats le pot de terre du « pacte social », contraignant Bettino Craxi à jetter le masque. Le conflit social se manifeste alors comme affrontement politique, c’est-à-dire un affrontement qui touche à des questions générales qui intéressent l’ensemble du prolétariat dans son rapport avec la classe adverse.
Ce n’est pas par hasard que la grande bourgeoisie, avec Agnelli [le super-boss de la Fiat, NdT] en tête, apprécie de l’affaire du « décret-escroquerie » surtout le côté politique : seule la volonté générale d’attaquer le prolétariat permet ensuite d’opérer des virages substantielles sur tout l’arc des problèmes spécifiques. C’est l’affrontement politique avec l’adversaire de classe, affrontement qui, en changeant les rapports de forces globaux, crée les conditions pour les victoires économiques dans les usines et pour l’engagement belliciste sur le champ extérieur. La bourgeoisie impérialiste de notre pays a désormais depuis longtemps programmé la défaite politique des masses ouvrières et prolétaires, mais celles-ci ont justement démontré qu’il existe en Italie un large front de classe résolu à s’opposer aux choix capitalistes !
Mais, la bourgeoisie ne se limite cependant pas à l’affrontement net et explicite avec l’opposition de classe, mais travaille aussi à en briser la nature et à en obscurcir même la conscience. Nous avons vu tout à l’heure, en examinant la nature et le rôle social des syndicats et du P.C.I., comment l’influence bourgeoisie pénètre dans le mouvement ouvrier.
Également, et peut-être plus, dans le mouvement contre la guerre et le réarmement s’exercent une série de pressions visant à le transformer en un vague mouvement de pression « pacifiste » à base sociale interclassiste. En réalité, le pacifisme proprement dit n’a jamais été en mesure d’arrêter aucune guerre, et ceux qui aspirent vraiment à la paix ne doivent pas avoir peur de combattre ceux qui causent les massacres entre les peuples : seule la direction prolétarienne de l’opposition populaire à la guerre permet de renverser en faveur de la paix l’infernale logique de la course aux armements, parce que seul le prolétariat est en mesure de modifier radicalement les mécanismes sociaux qui engendrent la compétition entre les nations, jusqu’à la faire déboucher sur la guerre.
C’est pour de telles raisons que derrière le mot « paix » se cachent tant de faces et tant d’intérêts, alors que derrière le mot d’ordre « lutte contre la guerre impérialiste », qui révèle le contenu et la signification de classe du phénomène considéré, on ne trouve aligné compact que le seul prolétariat. C’est pour cela que nombreux sont ceux qui sont disposés à faire la grimace face aux missiles nucléaires, mais qu’assez peu sont ceux qui se sont engagés dans une lutte conséquente pour le retrait immédiat du contingent italien de Beyrouth, et que presque personne ne s’engage dans la lutte pour le retrait des dragueurs tricolores du Sinaï. Et c’est encore et toujours pour cela que de nombreux louches personnages s’affairent à maintenir désunis les deux grands mouvements dont nous sommes en train de parler, et que seules les vraies avant-gardes de classe et les communistes travaillent à rejoindre l’unité consciente et militante du front général d’opposition prolétarienne.
Ce que la bourgeoisie craint plus que toute autre chose est que le prolétariat ne relève de manière consciente le défi politique qui lui a été lancé. Ce que la classe dominante voit comme la peste est l’union des deux grands mouvements de masse sous la directien du prolétariat révolutionnaire.
Pour les avant-gardes de classe et pour les communistes italiens, s’ouvre alors une période de travail politique qui réclame force et engagement. La présence militante dans les luttes de la classe ouvrière et dans celle contre le réarmement et la guerre doit s’accompagner d’un infatigable et constant effort unitaire et d’un travail quotidien de clarification autour des perspectives générales de la lutte de classe : dans la période où la crise capitaliste évolue de manière prononcée vers la guerre, le prolétariat doit transformer ce processus en celui de la guerre civile entre classe sociales, en celui du révolutionnement total de la société entière.
Tenir compte de cette perspective veut dire, dans la situation actuelle, consolider l’unité des deux grands mouvements de lutte sous la direction du prolétariat révolutionnaire et étendre la mobilisation de masse et d’avant-garde sur la base d’un programme politique précis !
5. Le programme politique et la lutte communiste des Brigades Rouges.
Depuis 1970, les Brigades Rouges luttent et combattent les armes à la main avec le but précis de mener les masses à la destruction de l’État bourgeois et à l’instauration de la dictature du prolétariat.
Dans le cours de son activité, notre organisation a toujours placé au centre de sa réflexion et de sa pratique l’exigence du parti révolutionnaire du prolétariat et le principe communiste da la direction politique consciente sur le mouvement de masse. Seule la conscience politique révolutionnaire de sa propre situation permet en effet au prolétariat de se fixer le but de la modification radicale de la société entière. Seule la direction politique consciente et révolutionnaire sur le mouvement de masse permet de ne pas s’arrêter aux victoires éphémères, en utilisant chaque affrontement pour accroître la conscience de classe du prolétariat, en préparant jour après jour les conditions pour la victoire. La direction politique du prolétariat par le parti révolutionnaire, la lutte sur le terrain d’avant-garde pour mener les masses à la conquête du pouvoir politique, sont donc les principes fondamentaux de notre organisation, qui conforment chacun de ses actes politiques et chacune de ses initiatives combattantes.
Les Brigades Rouges, en bref, organisent et généralisent de manière consciente la lutte de classe du prolétariat dans la perspective de la conquête du pouvoir politique, et en cela agissent en parti révolutionnaire fondé rigoureusement sur le marxisme-léninisme.
Cela pris en compte, de quelle manière, alors, les Brigades Rouges développent-elles leur politique par rapport aux deux mouvements de masse pris en considération tout à l’heure ?
En premier lieu, les militants des Brigades Rouges participent à ces mouvements et contribuent à l’organisation et à l’extention de la mobilisation de masse, par tous les moyens à leur disposition. En second lieu, ils soutiennent dans le mouvement le point de vue strictement prolétarien, en développant un intransigeant travail de clarification politique et de propagande sur la situation générale et sur les tâches de classe. nEn troisième lieu, ils regroupent autour d’eux les avant-gardes de lutte les plus sérieuses et les plus conséquentes.
Ils se confrontent de manière militante avec tous les révolutionnaires, ils créent des cellules clandestines de communistes, en développant ainsi l’activité politique révolutionnaire. Mais, surtout, les Brigades Rouges lancent un programme politique valable pour tout le prolétariat et le soutient avec constance à travers des initiatives efficaces, en premier lieu à travers des initiatives politiques combattantes.
En bref, les Brigades Rouges se proposent d’augmenter la conscience politique révolutionnaire dans le mouvement de masse, de raffermir son unité, de mener dans la lutte contre le gouvernement et contre l’État vers un programme politique clair et cohérent. Elles développent ce travail en étant conscientes du fait que la lutte du prolétariat n’a pas pour but réel tel ou tel objectif particulier, mais la modification et le révolutionnement général de la société entière.
Un rapide examen dos initiatives combattantes des Brigades Rouges pourra de nouveau éclairer le sens de ces concepts. Avec l’action Giugni, comme nous avons déjà eu l’occasion de l’aborder dans une autre partie de la présente brochure, notre organisation a frappé un des artisans matériels des accords du 22 janvier 1983 sur le coût du travail. Mais il ne faut pas confondre cette initiative avec une sorte de « complément » de la protestation ouvrière qui a explosé au lendemain de ces infâmes transactions. Au contraire, Giugni entendait surtout sensibiliser les masses sur la substance politique qui était derrière cet événement, c’est-à-dire au « décret-escroquerie ». Sa finalité était donc de créer une conscience politique de masse sur ce thème, en la ramenant de manière cohérente à la lutte contre le gouvernement. Ainsi, les faits nous ont donné raison, cela est démontré par le développement des dernières luttes ouvrières, qui ont imposé à l’évidence générale l’explicite refus de la classe travailleuse de solder sa propre autonomie et sa propre volonté de lutte.
L’action contre Hunt, au contraire, a été une grande initiative politique combattante dirigée simultanément contre l’impérialisme nord-américain et contre son esclave l’impérialisme italien. Elle a représenté un moment significatif de clarification politique autour de la nature de l’impérialisme italien dans son enchevêtrement avec les U.S.A., et autour des perspectives générales du mouvement prolétarien international. L’exécution de Hunt par notre organisation a explicitement relié la lutte du prolétariat italien à celle du prolétariat international et des peuples progressistes du monde entier, en posant l’une des conditions essentielles au développement d’un front compact d’opposition international aux choix bellicistes de la bourgeoisie impérialiste.
Par conséquent, elle est avant tout une initiative internationaliste qui, en réaffirmant avec force le principe selon lequel la lutte du prolétariat n’a pas de frontières, oriente de manière précise et efficace le mouvement contre la guerre et le réarmement existant dans notre pays sur une ligne conséquemment de classe.
Ces deux initiatives démontrent donc avec clarté voulue de ce que les Brigades Rouges entendent lorsqu’elles parlent de direction politique consciente sur le mouvement de masse, dans la perspective de la conquête du pouvoir politique par le prolétariat.
La lutte communiste de notre organisation se développe avec la plus grande cohérence autour d’un programme politique précis. Il s’agit d’un programme qui tient compte de la situation générale italienne, du cours correspondant de la lutte de classe et des perspectives nationales et internationales de la révolution prolétarienne. Par conséquent, c’est un programme que les Brigades Rouges s’engagent à soutenir et qu’elles proposent avec résolution à l’ensemble du prolétariat, en battant le rappel, autour de celui-ci, des communistes, des avant-gardes de classe et surtout des grands mouvements de masse.
En voulant alors résumer en peu mais efficaces paroles ce qui a été dit jusqu’ici, nous pouvons sans aucun doute conclure cette brochure avec l’indication générale suivante : étendons la mobilisation de masse et d’avant-garde sur le programme politique des Brigades Rouges pour la construction du Parti Communiste Combattant !
CONTRE LES POLITIQUES ÉCONOMIQUES AUTORITAIRES ET ANTIPROLÉTARIENNES :
Retrait immédiat du décret-escroquerie !
Non à la réduction des salaires !
CONTRE LES CHOIX BELLICISTES EN POLITIQUE EXTÉRIEURE :
Retrait de toutes les troupes du Moyen-Orient !
Non aux missiles à Comiso !
L’Italie hors de L’OTAN !
DEHORS LE GOUVERNEMENT CRAXI, ESCLAVE DES PATRONS ET DE L’IMPÉRIALISME !
UNITÉ DU PROLÉTARIAT INTERNATIONAL AVEC LES PEUPLES PROGRESSISTES DU MONDE ENTIER DANS LA LUTTE CONTRE L’IMPÉRIALISME !
INTENSIFIONS ET ORGANISONS LA MOBILISATION DE MASSE ET D’AVANT-GARDE CONTRE LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE ET BELLICISTE DU GOUVERNEMENT CRAXI !
Mars 1984
Brigades Rouges pour la construction du Parti Communiste Combattant