Plus tard, on alla chez Beverly Axelrod, pour terminer le journal. Sa maison était à environ un kilomètre au sud du quartier d’Haight Ashbury, à San Francisco. C’était une grande maison agréable, et c’est pour cela, parce qu’il y avait de la place pour travailler, qu’on s’y était installé. On s’y retrouva tous. Eldridge et Barbara Auther étaient en train de pondre des articles.
On téléphona à un photographe radical de la « Mère Patrie » et on le fit venir pour qu’il prenne quelques photos d’Huey parce qu’on ressentait la nécessité d’avoir un symbole qui représente le leadership du peuple noir dans la communauté. Il fallait qu’on trouve un symbole ou un autre. On se décida pour une photo de Huey.
Eldridge mit le décor en place, le photographe installa ses appareils et son trépied, et prit différents clichés. On trouva un fauteuil d’osier, des boucliers africains, et un fusil. Eldridge dit : « Prends le fusil et mets la lance ici. » Il arrangea artistiquement la photo que tout le monde peut voir maintenant : Huey est assis dans le fauteuil, tenant le fusil et une lance, deux boucliers africains posés de chaque côté de lui.
Les boucliers avaient une grande signification, car Huey insistait sur le fait que nos armes étaient la lance et le bouclier. Il disait souvent que, il y a très longtemps, l’homme inventa la lance et terrorisa des tas de gens. Ces gens inventèrent alors le bouclier, pour se défendre de la lance et ils ne la craignirent plus.
C’est exactement la conception que Huey a du parti. Le parti c’est le bouclier du peuple noir contre l’impérialisme, la décadence, l’agression et le racisme qui règnent dans le pays.
C’est ce que nous représentions selon Huey, et c’est le rôle que nous pensions avoir nous aussi. On choisit pour manchette du journal : LA VÉRITÉ SUR SACRAMENTO, car des tas de mensonges avaient été colportés sur le parti des Panthères noires et son action à Sacramento. Ces mensonges étaient le fait de la télévision, de la radio, des journaux, qui pensaient que les Panthères n’étaient qu’une bande d’irresponsables, de cinglés armés.
En approfondissant un peu la question, on s’aperçut que la plupart des oncles Tom, et des noirs abrutis par le lavage de cerveau n’avaient rien compris à notre action.
Pendant qu’on travaillait, un disque passait en sourdine. C’était « The Ballad of a Thin Man » par Bob Dylan. J’avais l’air dans la tête. Je l’entendais parfaitement, j’entendais l’air, le rythme, mais je n’entendais pas les paroles. On mit le disque quand on commença à travailler au journal et on le remit le soir suivant.
Ça devait être le troisième après-midi qu’il passait. On le mettait, on le remettait sans arrêt. Il y avait des tas de frères armés par mesure de sécurité. C’était une mesure nécessaire à cette époque, ce n’était pas pour rigoler. Huey P. Newton me fit découvrir les paroles.
Pas seulement les paroles, mais aussi leur signification. Leur signification dans le contexte de l’histoire du racisme et de son développement dans le monde. Il me disait :« Écoute, écoute mec, t’entends ce qu’il dit ? »
Huey était très sensible et savait reconnaître derrière des faits apparemment anodins, l’expression du racisme. Il avait une telle facilité pour dire en termes clairs ce qu’il ressentait derrière les symboles et les mots qu’utilisait Bob Dylan.
Le passage sur le monstre est très important, parce que c’est à ce moment-là que Huey m’entreprit. Je me souviens qu’à un moment la chanson parle d’un type qui tend son ticket au monstre, et que celui-ci lui tend un os. J’y comprenais rien, et demandai à Huey : « Hé, Huey, attends une minute, mec, qu’est-ce que c’est que cette histoire de monstre ? Qu’est-ce que c’est que ce monstre ? »
Huey m’expliqua : « Le monstre, dans le cas présent, c’est généralement un artiste de cirque, un ancien trapéziste qui a été blessé par exemple. Quelqu’un qui a passé toute sa vie dans le cirque et qui ne sait rien faire d’autre. Il ne peut plus monter sur un trapèze parce qu’il a été blessé gravement, mais pourtant il faut bien qu’il vive, il a besoin d’argent. Alors le cirque le prend en pitié et lui donne un boulot.
On lui donne évidemment le boulot le plus rebutant, car il n’est plus bon à rien. On le met dans une cage, et les gens payent un quart de dollar pour le voir. On met des poulets vivants dans la cage, et il les mange tels quels… vivants, avec les os, les plumes et tout. Évidemment il reçoit un salaire, puisque les gens payent pour le voir. Mais il fait ça parce qu’il y est obligé. Il n’aime ni la viande crue ni les plumes, mais il fait ça pour survivre.
Mais les gens qui viennent le voir, et qui le font pour se distraire, ce sont eux les véritables monstres. Et le monstre, qui le sait, mange les poulets crus et tend un os à un des membres de l’assistance. Il sait que ce sont eux les vrais monstres, parce qu’ils tirent du plaisir à le voir faire son numéro que lui exécute uniquement par nécessité. Voilà les deux formes de monstres. C’est clair ? »
Pour le replacer dans le contexte de la vie courante, ce que décrit Dylan, ce sont les gens des classes moyenne, ou supérieure, qui parfois le dimanche après-midi, entassent leur famille dans une limousine, et viennent dans le ghetto noir se repaître du spectacle de la corruption et des prostituées.
Ils font cela par plaisir ou pour se distraire le dimanche après-midi. Évidemment les gens qu’ils viennent voir sont bien là, ils sont bien forcés d’être là. Les prostituées sont là, parce qu’elles essayent de vivre, d’exister et qu’elles ont besoin d’argent. C’est en cela que les gens de classes moyenne ou supérieure, sont des monstres, parce qu’ils tirent du plaisir de ce spectacle.
« Ça parle ensuite d’un nain borgne. Qu’est-ce que c’est que ce nain borgne ? Il crie et hurle après Mr Jones, et Mr Jones ne comprend pas ce qui se passe. Alors le nain borgne lui dit, donne-moi un jus de fruit ou retourne chez toi. Là encore, c’est le symbole des gens dépourvus qui condescendent à supporter la présence de Mr Jones, le type de la classe moyenne. Tu sais, ça les intéresse pas de voir ces gens se distraire à leurs dépens. Mais s’ils les payent pour faire un numéro, alors ils les tolèrent. Sinon ils les vident du ghetto. Cette chanson est terrible. Il faut que tu comprennes à quel point elle décrit la société. »
Les Blancs et la classe moyenne de la société sont étonnés de voir que des Noirs font faire le tapin à leurs mômes. S’ils viennent nous voir, c’est parce qu’ils nous considèrent nous, les Noirs, comme des monstres. Ils nous mettent tous dans le même sac. Ils pensent tout savoir des nègres. Mais les Noirs ne sont pas des nègres, ni des attardés, ni des abrutis.
Huey dit que les Blancs considèrent les Noirs comme des monstres et des anormaux. Mais ce qui est symbolique ici, c’est que, lorsque la révolution commencera, on fera un carnage, et ils continueront à nous appeler des montres. Mais le monstre se retourne en tendant un os à Mr Jones et lui demande : « Ça te plaît d’être taré ? » Et Mr Jones s’exclame : « Oh, mon Dieu, mais qu’est-ce qu’il se passe ? »
Bobby Dylan continue : « Vous ne comprenez pas ce qui se passe ? Hein Mr Jones ? » Se faire tendre un os c’est vraiment trop pour lui.
Eldridge Cleaver explique dans Soul on Ice que le Noir s’est fait tenir en laisse par le Blanc, d’abord par l’administrateur tout-puissant et maintenant par le gros homme d’affaires qui manipule et contrôle le gouvernement. Le Noir était tenu en laisse, et on le présentait ainsi, attaché par une petite corde, une corde qui aurait pu être brisée en une seconde.
La corde lui était passée autour du cou et on le présentait comme un grand gorille. C’était un gorille, pas un être humain, il ne savait pas parler. Il n’était pas censé parler. Il n’était pas censé penser. Mais un jour, le gorille se frappa sur la poitrine et dit : « Je suis un homme. » Ce qu’Eldridge symbolise ici, c’est exactement ce qui se passa quand Cassius Clay dit : « Je suis le plus grand. » Il ne voulait rien dire d’autre que : « Je suis un homme. » Cassius dit aussi : « Je suis un homme fort. » Cela scandalisa les racistes, l’administrateur tout-puissant, qui considéraient le Noir comme un gorille. Un jour, ils virent la corde se briser et le gorille se frapper la poitrine et dire « Je suis un homme. » Cassius Clay, c’est ça.
Cassius Clay se vantait, mais les gens se sont mépris sur sa vantardise. Ce qu’il faisait, ce n’était que défier tous ces merdeux racistes tout-puissants, en leur criant à la face : « Je suis le plus grand, je suis invincible. » Entendant cela, l’administrateur tout-puissant raciste, le Blanc qui tenait le bout de la laisse, se trouvait contraint de se poser la question : « Mais si c’est un homme, qu’est-ce que je suis, moi, bon Dieu ? »
C’est ce que Bobby Dylan symbolise dans le geste du nain qui tend un os à Mr Jones, en lui demandant : « Ça te plaît d’être un monstre ? » C’est ça que signifie sa question : Est-il un homme, est-il un monstre ? Et quand le nain dit à Mr Jones qu’il est un monstre, Mr Jones est obligé de se poser la question : un monstre, moi ? C’est ça le symbole qu’il y a dans l’interrogation : s’il est un homme, qu’est-ce que je suis ?
Cette chanson de Bobby Dylan prit une grande importance pendant le travail de publication du journal. On la mit je ne sais combien de fois. Le frère Stokely Carmichael aimait aussi ce disque. Ce disque nous conquit tous, y compris les frères qui étaient là pour assurer la sécurité.
Les frères avaient des gros écouteurs qu’on se met sur les oreilles et qui vous donne une ambiance stéréo, comme en direct, et quand on est « parti », c’est quelque chose ! Les frères étaient à moitié « partis », ils prenaient je ne sais quoi, ils étaient assis, et passaient et repassaient le disque.
Surtout après que Huey nous l’ait expliqué. Ils essayaient de comprendre toute sa signification. Ce vieux Bobby, c’est un sacré cadeau qu’il a fait à la société quand il a écrit cette chanson. S’il y en a d’autres de lui que je ne comprends pas, je demanderai à Huey de nous expliquer et peut-être qu’on trouvera des tas de trucs dans ce qu’il a écrit, le frère Bobby Dylan, parce qu’il a fait un sacré bon disque.