temno-1.jpgLe baroque se confond avec la contre-réforme, avec l’esprit de la réaction : c’est la règle générale. Cependant, dans certains cas, comme la Belgique et l’Autriche, le baroque a été prolongé dans une phase d’affirmation nationale, ce qui lui confère une dimension populaire certaine, la difficulté étant de scinder l’aspect réactionnaire de l’aspect culturel authentique.

Cela ne saurait toutefois être le cas pour la Bohême-Moravie, pays dominé par l’Autriche et connaissant une colonisation idéologique dans le cadre de l’oppression nationale. Si Prague est une ville baroque, ce baroque ne saurait avoir le même sens que celui de Vienne, où la bourgeoisie parvient lentement à s’affirmer aux côtés de la monarchie essayant de devenir absolue.

Le baroque était l’idéologie de l’Autriche catholique oppressant la nation tchèque à partir de la bataille dite de la « montagne blanche » en 1620, où l’aristocratie tchèque fut écrasée, tous les restes du hussitisme étouffés.

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La question du baroque fut donc explosive lorsque la Tchécoslovaquie naît en 1918. La bourgeoisie ne pouvait accepter de valoriser une force l’ayant opprimé à tous les niveaux ; toutefois, refuser le baroque, c’était appeler à une unité nationale anti-féodale et démocratique, et c’était en plus rejeter une période se prolongeant et où en fin de compte la bourgeoisie tchèque, tant bien que mal, s’était relativement développée.

La société ne s’est pas « gelée » avec le baroque, aux yeux de la bourgeoisie : même si les valeurs démocratiques ont été quant à elles totalement figées, sur le plan économique la bourgeoisie a pu se donner une place sociale, et dans une certaine mesure elle pouvait s’en contenter pour les plus réactionnaires. Par conséquent, les historiens bourgeois « composèrent » avec le baroque ; moins ils étaient libéraux-démocratiques, plus ils s’ouvraient au baroque.

temno-2.jpgPour les communistes, ainsi que pour les bourgeois démocrates libéraux de la jeune Tchécoslovaquie, il était considéré que depuis 1620 il y avait une chape de plomb, une période dite du « temno », c’est-à-dire des « ténèbres ». C’est également le nom d’un roman d’Alois Jirásek, publié en 1913 comme contribution au mouvement national-démocratique.

La bourgeoisie de plus en plus réactionnaire ne cessa de combattre cette vision des choses.

Zdenek Kalista (1900-1982) interpréta donc le baroque comme un moyen de « s’approcher de Dieu à travers ce monde » ; à ses yeux, « l’homme baroque veut saisir le ciel sur la terre », et toute l’inventivité du baroque servait à « placer un miroir devant l’infini ».

Josef Vasica (1884-1968) parlait quant à lui d’ « éclairs dans les ténèbres », n’hésitant pas dans un grand élan catholique à affirmer que le baroque « portait avec lui un élément culturel fort non seulement par sa richesse esthétique dont le pays s’est rempli et par lequel il lui a appris à sentir artistiquement en dominant architecture, peinture, musique et art populaire, mais aussi par l’accent mis sur le sentiment, par la capacité de l’exaltation mystique qui apparaît dans le culte marial [de la « Vierge Marie »], preuve d’un émoi et d’une ferveur interne, semblables à ceux de l’aube du hussitisme ».

Vaclav Cerny (1905-1987) considère pareillement que :

« bien que l’étude du baroque tchèque ne soit pas encore exhaustive, celui-ci est déjà pleinement réhabilité. Aujourd’hui on ne pourra plus affirmer qu’avec difficulté que le baroque s’identifie avec les « ténèbres » de l’esprit tchèque, peu oseront mettre en doute que c’est par le baroque que la tchéquité s’est au contraire exprimée avec puissance et grandeur ; parlant en termes généraux, le baroque est chez nous une époque où la créativité tchèque apporte pour longtemps et pour la dernière fois notre propre et originale contribution au fond commun de la culture européenne ; parlant en termes artistiques, notre baroque se distingue très positivement des deux époques qui l’encadrent, de notre Renaissance et du pseudoclassicisme des Lumières. »

Incompréhension de la signification historique du hussitisme, rejet de l’esprit des Lumières (justement anti-baroque), telle est la ligne des historiens bourgeois. Il n’est guère étonnant qu’après 1945, la Tchécoslovaquie devenant une démocratie populaire dut écraser cet éloge du baroque.

On lit par exemple dans l’accusation faite à Zdenek Kalista d’appartenir à un réseau illégal :

« L’accusé Zdenek Kalista appartient à ces empoisonneurs de puits qui, au service du Vatican et de tous les réactionnaires politiques et économiques, soulignent notamment ces époques de l’histoire tchèque qui signifient le déclin de la nation et de la culture tchèques, dans le but de détourner le peuple tchèque des brillantes traditions révolutionnaires de son histoire.

L’accusé Zdenek Kalista s’intéresse plutôt à la naissance du cavalier baroque qu’à la sueur et aux pleurs de l’homme tchèque de l’époque baroque. L’accusé Zdenek Kalista ne voit pas que la splendeur des églises baroques, des palais baroques, de la vie des cavaliers baroques a été bâtie sur l’oppression la plus terrible du peuple travailleur, laissé dans la misère matérielle, culturelle et spirituelle, trompé et abruti par le culte de saints aussi douteux que Jean Népomucène. »

Réhabiliter le baroque en Bohême-Moravie est, dans tous les cas, une valorisation de l’Église catholique, de la réaction féodale, notamment autrichienne et espagnole. C’est un marqueur de classe sur le plan idéologique et culturel : même si le baroque relève des arts et des lettres, et mérite qu’on l’étudie, qu’on en tire les aspects positifs, sa valorisation en tant que telle, la négation de son caractère réactionnaire dans sa base même, tout cela relève de la réaction.


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